« Juliette Gréco ? La vieille dame pâle qui chantait avec une voix grave ? Pourquoi tout le monde a l'air bouleversé, elle était si importante que ça ? » Cette question d'une très jeune femme, posée sans malice, m'a estomaquée, comme elle estomaquera sans doute celles et ceux qui, toute leur vie, ont avancé avec Juliette Gréco dans un coin de leur paysage intime. S'il ne reste plus beaucoup de contemporains de l'artiste, morte à 93 ans, les deux générations qui ont suivi, elles, savent la femme singulière, forte, pionnière qu'elle était. Quand on a eu la chance, comme c'est mon cas, d'hériter Gréco de sa grand-mère – la mienne chantonnait « Si tu t'imagines fillette, fillette » en brodant des nappes au point de tige –, on a le devoir, à son tour, d'expliquer combien elle était, et combien elle reste importante. À celles qui sont nées trop tard pour connaître Juliette Gréco, voici donc l'héritage de cette artiste immense.                

Avant d'être une femme libre, Juliette Gréco a commencé par être une jeune fille seule. On est en 1943, elle a 16 ans, sa mère et sa grande sœur Charlotte ont été déportées par les nazis à Ravensbrück pour faits de résistance, le père est aux abonnés absents. La voilà, sans personne, à Paris, un simple ticket de métro en poche. Elle erre dans les rues, à peine remise du tabassage en règle que les officiers de la Gestapo viennent de lui infliger, après qu'elle a fait disparaître des documents compromettants pour sa sœur. Elle trouve refuge chez l'unique Parisienne qu'elle connaissait, une amie de sa mère qui, avant la guerre, lui donnait des cours de français. Devenue comédienne, Hélène Duc – future « Juste parmi les nations » – habite une pension à Saint-Germain-des-Prés et prend l'adolescente sous son aile. Deux ans plus tard, c'est l'espoir au cœur que Juliette Gréco retrouve sa mère, de retour des camps : se sera-t-elle adoucie, après tant d'épreuves ? Si Juliette Lafeychine a donné son prénom à sa seconde fille, elle ne lui a jamais donné d'amour : « Tu es une bâtarde, l'enfant d'un viol », « Je t'ai achetée à des romanichels », fabulait cette femme à la fois si dure et en avance sur son temps, qui, après avoir divorcé du père de ses enfants qu'elle détestait, revendiqua son homosexualité avec panache. Au Lutetia, la mère, exsangue, n'a qu'une question pour sa fille : a-t-elle des nouvelles d'Antoinette, son grand amour ? Juliette Gréco ravale ses larmes. Le concept de résilience ne sera théorisé que dix ans plus tard aux États-Unis, mais la jeune fille, déjà, comprend que sa seule chance de s'en sortir est de laisser ses traumatismes derrière elle et d'avancer. Il est important, ce moment, car il nous dit que l'on n'est jamais condamné à vivre dans le malheur : transformer le chagrin en art, Juliette Gréco l'a fait.     

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© Phillip Jackson/Associated Newspapers/Rex/Sipa

Comment cette jeune fille qui, faute d'avoir été aimée, ne s'aimait pas est-elle devenue la femme que tant d'hommes – et pas seulement, l'artiste ayant évoqué ses liaisons féminines sans tabou – ont adorée ? La qualité et la diversité de ses conquêtes donnent le tournis (Sacha Distel, Boris Vian, Miles Davis, Serge Gainsbourg, Darryl Zanuck, Michel Piccoli, etc.), sans même parler des dizaines d'hommes qu'elle a éconduits. Coquette, Juliette raconta dans ses Mémoires avoir un jour croisé le psychanalyste Jacques Lacan, qui vivait comme elle à Saint-Germain-des-Prés : « Ah, c'est vous, la Gréco qui remplit ma salle d'attente ! » À quoi tenait sa séduction ? À son charme fou, à sa voix grave, à sa silhouette unique ? Elle niait s'être fabriqué sciemment un style, expliquant que si, à la fin des années 1940, elle a commencé à s'habiller avec des pantalons d'homme, à marcher pieds nus et à se couper elle-même les cheveux, c'est parce qu'elle était pauvre, mais reconnaissait s'être battue contre la piètre idée qu'elle avait d'elle-même. En 1991, elle confiait à ELLE : « Je ne me trouve pas belle, alors j'ai besoin de séduire un maximum, rien de pire qu'un complexe d'infériorité pour créer un besoin d'amour. » Sa beauté, elle l'a d'une certaine façon choisie, et il est intéressant de relire ce qu'elle disait de la chirurgie esthétique dans les années 1970. On trouvait qu'elle avait exagéré, elle s'en fichait, affirmant crânement : « Me faire refaire le nez, ça m'a donné une autre liberté, je n'y pense plus tout le temps. » Si Juliette Gréco n'était pas la plus belle des belles de Saint-Germain-des-Prés, elle était bien mieux que ça : irrésistible. Parce qu'elle l'avait décidé. Ce que nous dit son chemin singulier, c'est que plaire, c'est commencer par se plaire, à soi.

Plus impressionnant que la liste des amants de Juliette Gréco, peut-être, il y a la liste des auteurs qu'elle a inspirés : Prévert, Ferré, Desnos, Brel, Gainsbourg, Aznavour, Sagan et, plus récemment, Miossec, Benjamin Biolay ou Adrienne Pauly. Dire que la muse des existentialistes n'a commencé à chanter – sans conviction – que sur l'ordre de Sartre, qui piaffait : « Gréco a des millions dans la gorge, des millions de poèmes qui ne sont pas encore écrits ! » Plus tard, elle commentera cet adoubement magistral, pas orgueilleuse pour un sou : « C'était un beau passeport, ça me mettait aussi la pression, mais je l'avais déjà car, à l'époque, j'étais célèbre sans avoir rien fait. » Si la chanteuse a écrit très peu de chansons (elle n'en revendique que quatre, arguant : « Avec de si bons auteurs, il y a de quoi faire des complexes »), elle a été une interprète majeure, au sens noble et entier du mot, changeant à sa guise le rythme ou les intentions des textes qu'elle choisissait. Dans nos pages, elle racontait que les dernières paroles du célèbre « Déshabillez-moi » : « Et vous… Déshabillez-vous ! », c'est elle qui en avait eu l'idée. « Qu'une femme s'adresse ainsi à un homme, en 1967, quel scandale ! J'ai toujours été subversive. » Subversive, et en avance sur son temps, aussi. Quand elle rencontre le jeune Alain Bashung dans les années 1960, elle lui propose sur-le-champ d'être sa marraine de scène. En 2015, elle nous confiait considérer « le slammeur Abd Al Malik comme un enfant de Brel » et s'entendre « comme larrons en foire avec JoeyStarr. Si nous n'avons pas le même langage, nous sommes de la même nature, celle des révoltés. Et puis il y a Olivia Ruiz, qui écrit si joliment. Et Camille, merveilleuse, ou Christine and the Queens, que j'adore. Moi, je suis pour celles et ceux qui crient leur liberté et leur droit à l'amour ». Tout Gréco est dans cette dernière phrase.   

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© Dalmas/Sipa

Mais sa plus grande leçon de vie, c'est peut-être ce rapport unique qu'elle avait à l'ennemi commun de toute l'espèce humaine : la peur de vieillir. À près de 90 ans, elle déclarait : « La nostalgie ? Connais pas. J'ai un grand appétit de la minute d'après. Je n'ai pas la nausée du passé et je ne pleure pas sur mes jeunes années. » Jamais Juliette n'a regardé en arrière, ou alors pour se souvenir, s'émouvoir et rire. Quand on lui parlait de mort, elle bottait en touche, superbe : « Si j'en ai peur, moi ? Écoutez-moi chanter “J'arrive”, de Brel. La mort, je l'engueule ! » Sa relation au divin était singulière, à son image : « Je prie Marie, je prie son Fils. Avec le Père, je suis fâchée, il m'énerve, je Le trouve vieux et triste. » Car la dame blanche habillée de noir était follement drôle. Je peux en témoigner, modestement. En 2008, elle était entrée, 81 ans, au bras de son mari, Gérard Jouannest, dans un bar où je prenais un café, vers midi, en face de la Maison de la Radio. Je suis d'abord restée pétrifiée de la voir en vrai (ma grand-mère, le point de tige… et sa liberté, à elle, magistrale) d'autant qu'elle était pâle, si pâle, et avait l'air bien fatiguée. Puis le serveur a apporté sa commande et j'ai souri de la voir se faire servir un verre de vin blanc, à cette heure-là, à cet âge-là. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai levé les deux pouces vers le ciel, en la regardant bien droit dans les yeux, plus du tout honteuse de la dévisager. Alors, la chanteuse a ri, avec l'espièglerie d'une gamine, en me retournant ses pouces en l'air. Depuis, le souvenir de sa gaieté m'accompagne. Juliette Gréco, la femme qui vous réconciliait avec le temps qui passe.