ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
« FOLIA LITTERARIA ROMANICA »
COMITÉ ÉDITORIAL
Alicja Kacprzak
Witold Konstanty Pietrzak
RÉDACTEURS THÉMATIQUES
Andrzej Napieralski
Jean-Pierre Goudaillier
COMITÉ SCIENTIFIQUE
Sabine Bastian (Universität Leipzig), Anna Bochnakowa (Uniwersytet Jagielloński)
Marina Aragón Cobo (Universidad de Alicante), Jean-Pierre Goudaillier (Université
Paris Descartes), Marie-Luce Honeste (Université de Rennes), Jean-François Sablayrolles
(Université Paris Diderot), Isabel María Uzcanga Vivar (Universidad de Salamanca)
COMITÉ DE LECTURE
dr Jolanta Dyoniziak (Uniwersytet Adama Mickiewicza Poznań), prof. Colette Feuillard
(Université Paris Descartes), dr Christine Jacquet-Pfau (Collège de France)
prof. Jan Lazar (Ostravskà Univerzita), prof. Magdalena Lipińska (Uniwersytet Łódzki)
dr Alexandra Marti (Universidad de Alicante), prof. Ondřej Pešek (Masarykova Univerzita)
prof. Montserat Planelles (Universidad de Alicante), prof. Nuria Rodriguez Pedreira
(Universidad de Santiago de Compostella), prof. Fernande Ruiz Quemoun
(Universidad de Alicante), dr Elena Sandakova (Universidad de Alicante)
prof. Marc Sourdot (Université Paris Descartes), dr Giovanni Luca Tallarico (Università
degli Studi di Verona), prof. Maria de Los Angeles Llorca Tonda (Universidad de Alicante)
SECRÉTAIRE
Magdalena Koźluk
© Copyright by Authors, Łódź 2019
© Copyright by Uniwersytet Łódzki, Łódź 2019
ISSN 1505-9065
e-ISSN 2449-8831
Adresse de la rédaction
90-236 Łódź, Pomorska 171/173
www.romanica.uni.lodz.pl
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.01
ń
ń
Avant-propos
Le présent ouvrage « Boire et boissons » – Comment parle-t-on des boissons
et de l’action de boire en termes académiques, littéraires et populaires / argotiques constitue d’une certaine manière une suite au volume « Culture et mots de
la table – Comment parle-t-on de la nourriture et de la cuisine en termes académiques, littéraires et populaires / argotiques ? » (Sabine Bastian / Uta Felten /
Jean-Pierre Goudaillier [éds]), Berlin, Peter Lang, 2019, Coll. ‘Sprache – Kultur
– Gesellschaft’, 21, 310 pages.
Les 17 articles, qui y sont présentés, se répartissent en fonction de 5 thématiques : boire, boissons et …. a) argots, b) langue des jeunes, c) linguistique, d) littérature, e) discours.
Dans sa contribution intitulée ‘Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques et l’action de s’enivrer dans l’argot des sublimes’
Stephane Hardy (Université de Siegen, Allemagne) à partir du livre Question sociale. Le Sublime ou le travailleur tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être de
Denis Poulot (1870) se propose de décrypter l’argot des sublimes en présentant
plus particulièrement les termes relatifs aux boissons alcooliques, voire alcoolisées, et à l’action de s’enivrer (p. 9-20). Jean-Pierre Goudaillier (Université Paris
Descartes, France) présente, quant à lui, les résultats d’une recherche relative aux
appellations des diverses boissons par les Poilus lors de la première guerre mondiale (1914-1918) en mettant en valeur les termes et expressions populaires et /
ou argotiques, qu’utilisaient les combattants dans les tranchées côté français pour
désigner les boissons (eau, café, vin et autres boissons alcoolisées) et les moyens
pour les faire parvenir au front (p. 21-31).
Les deux articles suivants concernent, quant à eux, non pas des termes argotiques à base française, mais ceux relevés dans des argots non francophones :
Laurențiu Bălă (Université de Craiova, Roumanie) s’intéresse aux procédés de
création des métaphores argotiques désignant les boissons, essentiellement alcoolisées, en argot roumain en constatant une richesse métaphorique des vocables
[5]
6
Avant-propos
et constructions lexicales de ce champ lexical (p. 33-45). Quant à Gueorgui Armianov (INALCO, Université Sorbonne Paris Cité, France), il fournit un nombre
important d’éléments de réponse à la question ‘comment dire boire et boisson en
langage familier et en argot bulgare ?’, ce qui lui permet de conclure qu’il existe
une grande disparité entre la langue standard bulgare et ses variétés non-standard
(p. 47-58).
Les parlers des jeunes sont l’objet des trois articles. Sabine Bastian (Université de Leipzig) et Christian Oertl (Université de Leipzig) proposent une étude
contrastive allemand / français en faisant un inventaire des expressions non-standard actuelles concernant les boissons alcooliques et l’acte de boire, notamment
chez des jeunes, mais aussi chez des personnes plus âgées influencées par le langage des jeunes, tout en nous rappelant que le traducteur doit veiller aux traditions
et normes de la culture source ainsi qu’à celles de la culture cible (p. 59-70).
L’étude de Máté Kovács (Université Eötvös Loránd de Budapest, Hongrie) porte
sur le phénomène du binge drinking (beuverie express en français) en particulier
et la consommation de boissons alcoolisées de manière générale à partir d’un
corpus composé de blogs, d’articles de presse en ligne et de forums de discussion
et révèle un grand nombre d’expressions en français non standard, argotique utilisées par les internautes (p. 71-82). À partir d’une observation du site polonais
www.miejski.pl (dictionnaire de la langue des jeunes) Andrzej Napieralski (Université de Łódź, Pologne) classe en fonction des procédés lexicogéniques à la
base de leur création les nouvelles formes lexicales (de forme, de sens, emprunts)
utilisées pour désigner les divers types d’alcool consommés, les consommateurs
et les rites de consommation (p. 83-97).
L’étude linguistique d’Anna Bochnakowa (Université Jagellonne de Cracovie, Pologne) traite des formations dérivées et composées et des expressions
phraséologiques françaises avec lait et polonaises avec mleko, tout en rappelant
certains emplois métonymiques et métaphoriques constatés dans les deux langues ; il peut être établi que la plupart des connotations du mot mleko recoupe
celles du mot français, la nature du référent étant à l’origine du fonctionnement
du lexème dans les deux langues qui ne diffère pas d’une façon notable (p. 99107). L’étude contrastive français / polonais des constructions causatives avec le
verbe boire de Joanna Cholewa (Université de Białystok, Pologne) prend pour
point de départ la construction causative française faire boire et ses correspondants en langue polonaise. Le but de l’analyse consiste à observer les régularités qui se manifestent au niveau du choix du verbe polonais au moment de la
traduction de faire boire (p. 109-119). À partir d’exemples français Małgorzata
Izert (Université de Varsovie, Pologne) étudie, quant à elle, les quantifieurs nominaux employés pour désigner une petite quantité et nous présente la combinatoire
des collocatifs marquant une petite quantité, le plus souvent de liquide, tout en
précisant la valeur sémantique de ces collocatifs. Certains quantifieurs nominaux
remplissent la fonction de collocatifs figuratifs, d’autres la fonction de collocatifs
Avant-propos
7
métaphoriques, lorsqu’ils sont combinés avec des noms abstraits (p. 121-130).
Małgorzata Posturzyńska-Bosko (Université Marie Curie-Skłodowska de Lublin, Pologne) nous fournit une analyse lexicale du vocabulaire concernant le vin
d’après le Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial
de Philibert-Joseph Le Roux de 1786 et la 5ème édition du Dictionnaire de l’Académie Française de 1798, deux dictionnaires de conceptions lexicographiques
différentes. Son étude permet d’établir, entre autres, que le dictionnaire de Le
Roux montre la richesse de la création verbale, aussi bien dans le monde populaire
que dans la société raffinée, des termes que l’on retrouve dans le dictionnaire de
l’Académie, dans lequel ils sont classés comme vieillis, familiers, vulgaires et
proverbiaux (p. 131-138).
La littérature d’expression française est présente dans trois articles. En prenant pour exemple le roman datant de 1825 La Vampire, ou la vierge de Hongrie
d’Étienne-Léon de Lamothe-Langon, Łukasz Szkopiński (Université de Łódź,
Pologne) analyse le rôle joué par le sang et détermine quelles sont ses fonctions
dans ce texte appartenant au genre gothique particulièrement fécond à la fin du
XVIIIe et au début du XIXe siècle ; le sang ne constitue pas uniquement la nourriture physique des vampires, mais est aussi leur essence vitale, la condition de leur
survie (p. 139-147). Dávid Szabó (Université Eötvös Loránd de Budapest, Hongrie) s’intéresse au français argotique et populaire au tournant des XIXe et XXe
siècles en étudiant la terminologie relative aux différentes boissons chez Aristide
Bruant, telle qu’on la trouve dans son dictionnaire L’Argot au XXe siècle daté de
1901 et dans les paroles de ses chansons. Son analyse révèle des éléments lexicaux ayant diverses significations dont on doit la formation – par des procédés
sémantiques – à l’imagerie alimentaire relative à la notion de boire (p. 149-158).
Agnieszka Woch (Université de Łódź, Pologne), quant à elle, étudie à partir de
la traduction polonaise de Verre Cassé (2005) d´Alain Mabanckou les termes et
expressions liés à l’univers de l’alcool, entre autres ceux et celles désignant des
objets, des types de boissons, des dénominations relatives à une personne qui
s’enivre, mais aussi les mots et expressions suggérant un état de dépendance et
les verbes et expressions verbales renvoyant à l’action de boire. L’ensemble de ce
vocabulaire constitue un réel défi pour le traducteur, car il s’agit surtout de verbes
et d’expressions verbales iconiques (p. 159-167).
Suivent trois articles qui prennent le français pour exemple : l’analyse d’Alicja
Kacprzak (Université de Łódź, Pologne) est consacrée aux mots désignant l’absinthe. Cette boisson alcoolisée se trouve largement exploitée dans la littérature,
la peinture, la chanson, etc. à la fin du XIXe et au début de XXe siècle, car son
usage s’est largement popularisé à cette époque. D’un point de vue diasystémique
le vocabulaire de l’absinthe est très riche, car il comporte non seulement des mots
standard, mais aussi des termes familiers, populaires, argotiques et techniques, ce
qui est dû à la vogue de cette boisson, qui plus est dans différents milieux sociaux
(p. 169-179). Une approche diachronique permet à Mieczysław Gajos (Université
8
Avant-propos
de Łódź, Pologne) d’étudier le lexique dans les manuels de français. En prenant
pour exemple le système éducatif polonais il répond aux deux questions : quelle
place occupe le champ sémantique de la consommation de boissons dans les manuels scolaires d’enseignement du français langue étrangère ? Quel est le choix du
vocabulaire lié à ce champ thématique opéré par les auteurs des manuels de FLE ?
(p. 181-193). Tatiana Retinskaya (Université d’Orel, Russie) étudie la survivance
des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres de différents auteurs
originaires de Champagne et des Ardennes, ceci à partir d’enquêtes de terrain
récemment effectuées dans des communes du département de la Marne et de celui
des Ardennes. Par ailleurs, sa recherche met aussi au jour les différents procédés
de sémantisation utilisés par les auteurs régionaux (p. 195-203).
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.02
Stéphane Hardy ń
Université de Siegen ń
https://orcid.org/0000-0002-1080-2475
hardy@romanistik.uni-siegen.de
Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons
alcooliques et l’action de s’enivrer dans l’argot des sublimes
RÉSUMÉ
Denis Poulot naquit à Gray-la-Ville, au nord de Dijon, le 3 mars 1832. Après son parcours à l’École
des Arts et Métiers de Châlons, il s’installa à Paris pour y débuter sa première étape professionnelle
avant de s’établir comme entrepreneur et de fonder plusieurs fabriques. En partageant la vie de
ses ouvriers, leurs conditions de travail, leurs habitudes ainsi que leurs contestations quotidiennes,
Poulot eut, en tant que patron, une occasion unique de pouvoir étudier de très près leur façon de
s’exprimer. Il en résulta son ouvrage Question sociale. Le Sublime ou le travailleur tel qu’il est en
1870, et ce qu’il peut être (1870) dont l’argot desdits sublimes, qui s’y trouve mentionné, échappa,
jusqu’à présent, à une étude linguistique, voire argotologique1. Sans qu’elle soit exhaustive, on
trouvera, dans cet article, l’essentiel de la liste des unités lexicales et des expressions propres
à l’argot des sublimes se focalisant sur le domaine des boissons alcooliques, sur l’action de boire
et de s’enivrer et, enfin, sur les différentes dénominations du marchand de vin ainsi que sur celles
désignant son établissement.
MOTS-CLÉS – argot, sublimes, Denis Poulot, vie ouvrière, alcoolisme
Gloria, canon, quand est-ce and poteau télégraphique: Alcoholic Beverages and the Action
of Drinking in the Language of the Sublimes
SUMMARY
At first glance, it may seem surprising that Denis Poulot’s book, titled Question sociale. Le Sublime
ou le travailleur tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être (1870), can be taken into consideration
for an argot analysis. However, social historians perceive this author’s work as a valuable testimony
to the literature on the French working-class life in the 19th century. Against this background, the
academic interest in Poulot’s work has so far focused only on the life and working conditions
1
Une analyse préliminaire de l’argot des sublimes a déjà été réalisée par l’auteure de la présente
étude. Voir S. Hardy, « Die Sprache der sublimes im Paris des 19. Jahrhunderts », in Geheimsprachen
unter besonderer Berücksichtigung der Romania, éds. S. Hardy, S. Herling, K. Siewert, Hamburg
[et al.], 2015, p. 137-161.
[9]
10
Stéphane Hardy
of workers and not on the language of the so-called sublimes. A linguistic study of the sublimes
(Hardy 2015) has already shown that it is worth investigating certain concepts, their meanings, and
etymologies. First, this article introduces Denis Poulot and his work. Subsequently, the language of
the sublimes is examined from a linguistic point of view. Here, the focus is on semantic fields, in
particular the field of alcoholic beverages, wine merchants, and the action of drinking.
KEYWORDS – Sublimes, working-class language, 19th century, argot, alcohol
Introduction
À première vue, il peut paraître curieux, voire superflu, d’envisager l’ouvrage
de Denis Poulot, Question sociale. Le Sublime ou le travailleur tel qu’il est en
1870, et ce qu’il peut être (1870), dans le but d’une analyse argotologique. En
effet, cet ouvrage, communément connu sous son titre abrégé Le Sublime, est
perçu par les spécialistes de l’histoire sociale comme un « précieux témoignage
[…], qui est à la fois direct, détaillé et précis, dans un corpus documentaire et une
littérature sur la vie ouvrière française du XIXe siècle particulièrement lacunaires
et décevants »2. De ce fait, l’intérêt des historiens et des sociologues se trouve porté
vers la vie et la condition ouvrières, les habitudes d’embauche, les contestations
quotidiennes et la vie familiale des ouvriers3 plutôt que vers les termes d’argot
employés par ces derniers. Or, une étude préliminaire du lexique argotique employé
par les sublimes a bien montré qu’il vaut la peine de s’arrêter sur le sens et sur
l’étymologie de certains termes4. Dans un premier temps, la présente contribution
se donne pour objectif de présenter Denis Poulot, son ouvrage et la notion de
sublimité de l’ouvrier. Nous exposerons, par la suite, les champs sémantiques les
mieux représentés dans l’argot des sublimes en résumant les résultats issus de
notre étude préalable5. Finalement, cette contribution propose de décrypter l’argot
des sublimes en se focalisant particulièrement sur les termes relatifs aux boissons
alcooliques, voire alcoolisées, aux termes utilisés pour dénommer le marchand de
vin ainsi que son établissement, et à l’action de boire et de s’enivrer.
1. Denis Poulot et les sublimes
Denis Poulot naquit à Gray-la-Ville, au nord de Dijon, le 3 mars 1832. À l’âge
de 15 ans, en 1847, il sortit de l’École des Arts et Métiers de Châlons et décida
de s’installer à Paris, tout d’abord à l’atelier de son frère, où il fut, pendant trois
2
3
4
5
B.-P. Lécuyer, « Poulot Denis, Question sociale. Le Sublime ou le travailleur parisien tel qu’il est
en 1870, et ce qu’il peut être », Revue française de sociologie, 1981, 22-4, p. 629.
Cf. A. Cottereau, « Étude préalable », in Question sociale. Le Sublime ou le travailleur tel qu’il est
en 1870, et ce qu’il peut être, D. Poulot, Paris, 1980, p. 8.
Cf. S. Hardy, op. cit., p. 137-161.
Ibid., p. 153 sq.
Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques...
11
ans et demi, successivement ajusteur, tourneur, dessinateur et chef-monteur6. À
la suite de cette première étape professionnelle, il devint, en 1852, contremaître
dans la construction de locomotives. Enfin, en 1857, il s’établit comme patron
et entrepreneur dans la machine-outil et fonda une fabrique de ferronnerie dans
le XIXe arrondissement de Paris qu’il céda en 1868. Quatre ans plus tard, il
créa, dans le XIe arrondissement, une fabrique de produits et de machines pour
le polissage des métaux qu’il transmit à ses fils juste avant sa mort, le 28 mars
19057. Une étape majeure de sa vie fut celle entre 1879 et 1882 lorsque Poulot fut
maire du XIe arrondissement, époque durant laquelle il publia un certain nombre
d’ouvrages techniques de grande valeur, certains ayant trouvé leur transposition
dans les écoles professionnelles et pratiques d’industrie8. Outre ces ouvrages,
Poulot rédigea des essais traitant des conditions de vie et de travail de l’époque :
« il utilisa [ses grandes qualités d’observation] également pour l’étude des milieux
dans lesquels il avait longtemps vécu et elles lui avaient donné, en 1869, l’idée
d’écrire Le Sublime, livre des plus curieux et des plus intéressants au point de vue
social […] »9. Cottereau indique, dans son étude préalable de l’essai de Poulot,
que cet ouvrage apparaît comme étant un pamphlet anti-ouvrier qui se révèle
être la dénonciation de l’insoumission ouvrière, disposition étant devenue très
populaire dans l’industrie parisienne de l’époque10. D’autre part, on peut y lire que
l’ouvrier était « allergique à l’autorité patronale [et] se désignait parfois lui-même,
par ironie, comme un sublime ouvrier »11.
Le terme sublime est un nom masculin « que se donnent certains ouvriers qui ne
font rien d’utile, mais se livrent à la boisson, contractent des dettes qu’ils ne paient
pas, et se font gloire de leurs vices et de leur paresse »12. La consultation d’autres
ouvrages dictionnairiques de référence indique que la notion d’ouvriers dits sublimes
est toujours exclusivement liée à l’essai de Denis Poulot, Le Sublime, publié en 187013.
Avec cet ouvrage, nous disposons en effet d’un document historique authentique d’un
intérêt certain non seulement pour les historiens, mais aussi pour les spécialistes de
l’argot : Poulot offre à ses lecteurs une description de la réalité des pratiques ouvrières
dont l’accès n’est plus possible autrement. Il fait apparaître ces pratiques, entre autres,
6
Cf. D. Poulot, « Notices nécrologiques », Bulletin administratif de la Société des anciens Élèves
des Écoles nationales d’Arts et Métiers, 1905, no 4, p. 333 sq.
7
Ibid., p. 329.
8
Ibid., p. 327.
9
Ibid., p. 329.
10
Cf. A. Cottereau, op. cit., p. 7.
11
Ibid.
12
Le Littré, Le Dictionnaire de référence de la langue française, 2007, t. 18, Paris, p. 652.
13
Nous avons consulté le Trésor de la langue française informatisé (désormais abrégé en TLFi)
(http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 10.10.2018]), le FEW en ligne (Französisches Etymologisches
Wörterbuch de Walther von Wartburg, https://apps.atilf.fr/lecteurFEW / [consulté le 23.08.2018])
ainsi que Le Langage parisien au XIXe siècle de Lazare Sainéan, Paris, 1920.
12
Stéphane Hardy
à l’aide de restitutions de dialogues authentiques entre ouvriers ou sublimes, entre
ouvriers et marchands de vin, entre ouvrier en tant que père de famille etc. Ce sont
ces précieuses restitutions de dialogues qui offrent aux argotologues une vue sur le
langage très particulier des sublimes. Selon Poulot, « si ce langage est moins que
fleuri, il est énergique »14. Il le qualifie d’« espèce de langue verte »15 qu’il présente au
lecteur dans toute sa crudité en essayant de rester le plus authentique possible. Poulot
cherche même à s’excuser pour les duretés et les brutalités de ce langage16.
2. Analyse du lexique argotique
Notre première étude portant sur le langage des sublimes17 nous a montré qu’il
valait la peine de s’arrêter sur le sens et sur l’étymologie de certains termes qui, pour
beaucoup d’entre eux, ne se trouvent pas entièrement, voire pas encore répertoriés
dans les dictionnaires d’argot de référence18. La présente analyse du lexique argotique
a été menée sur un corpus comprenant tous les éléments de langue parlée (lexèmes et
locutions) relevés dans les dialogues entre ouvriers sublimes et dont Poulot reproduit
les formes écrites. Le langage des sublimes contient, d’une part, des éléments issus du
français commun et familier et, d’autre part, du français argotique. Il faut souligner
que la fixation écrite de l’argot des sublimes par Poulot ne constitue pas une source
sûre, puisque cette fixation fait uniquement apparaître des usages individuels. Il n’est
donc pas certain que le matériel lexical recueilli dans notre corpus puisse s’appliquer
à l’ensemble d’un groupe, notamment à tous les sublimes. En outre, l’argot se limite
généralement à son usage oral et sa réalisation écrite demeure une exception. Il faut
donc également tenir compte du fait que la fixation écrite des formes argotiques orales
peut toujours aussi représenter une certaine falsification19.
2.1. Les champs sémantiques
Nous avons pu relever un certain nombre d’unités lexicales et d’expressions
propres à l’argot des sublimes que nous avons regroupées autour de sept champs
sémantiques. Il s’agit plus particulièrement de celui des comportements et activités
14
15
16
17
18
19
D. Poulot, Question sociale. Le Sublime ou le travailleur parisien tel qu’il est en 1870, et ce qu’il
peut être, Paris, 1870, p. 9.
Ibid.
Ibid.
S. Hardy, op. cit., p. 137-161.
Il s’agit, entre autres, du Dictionnaire de l’argot et du français populaire de J.-P. Colin, J.-P. Mével
et C. Leclère, (Paris, 2010), du Dictionnaire du français non conventionnel de J. Cellard et A. Rey
(Paris, 1991), du Dictionnaire du français argotique et populaire de F. Caradec et J.-B. Pouy
(Paris, 2009) ou encore de l’ouvrage Le Langage populaire de H. Bauche (Paris, 1951).
Cf. V. Noll, Die fremdsprachlichen Elemente im französischen Argot, Frankfurt, 1991, p. 20.
Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques...
13
physiques et psychiques des ouvriers, des parties du corps, des professions, de
l’argent, de l’alcool, des désignations attribuées à l’atelier / la fabrique ainsi que
des dénominations de personnes (autodénomination, dénomination du patron, des
ouvriers / collègues de travail, des marchands de vin, des enfants et des femmes,
à savoir des épouses, des prostituées, des maîtresses). Ce sont le champ de
l’alcool et celui des dénominations des marchands de vin qui nous intéressent plus
particulièrement et sur lesquels nous proposons désormais de nous concentrer.
2.2. Les boissons alcooliques et alcoolisées
Dans le domaine des boissons alcooliques et alcoolisées, nous avons pu
identifier plusieurs termes, pour la plupart des noms, désignant soit ‘l’eau-de-vie’
soit ‘le vin’. Il s’agit premièrement du terme vitriol. Celui-ci est issu de la chimie
et synonyme de ‘sulfate’ ou d’‘acide sulfurique concentré’20. Chez les sublimes, le
vitriol signifie ‘eau-de-vie très forte et de mauvaise qualité’, métaphore transportant
l’idée des effets corrosifs causés par l’acide sulfurique qu’est le vitriol. Notons,
deuxièmement, le terme chien pour ‘eau-de-vie’. Ainsi que le remarque Sainéan,
« les animaux domestiques, et tout particulièrement le chien et le chat, ont
fourni à l’argot nombre d’images frappantes »21. Le nom de cet animal a en effet
souvent servi à exprimer des qualités péjoratives, comme par exemple la paresse
(cagne ‘flemme, paresse’) ou le vagabondage (cabot ‘comédien ambulant’)22.
Même si ce terme peut être critiqué quant à son origine incertaine, nous passons
en revue trois hypothèses formulées dans plusieurs ouvrages. Selon Francisque
Michel, on aurait donné à l’eau-de-vie le nom de chien à cause de l’expression
qui dit que le chien est le meilleur ami de l’homme. Le chien et l’eau-de-vie
sont donc perçus comme étant les meilleurs amis de l’homme23. Selon Nisard,
par contre, on aurait donné à l’eau-de-vie le nom de chien à cause d’un usage
très commun au XVIIIe siècle, qui consistait à donner de l’eau-de-vie aux jeunes
chiens pour les empêcher de grossir24. Sainéan signale que l’eau-de-vie n’est pas
uniquement dénommée chien, mais aussi rude25. Ceci s’expliquerait peut-être par
le fait que, des centaines d’années durant, le chien fut utile à l’homme en étant
traité plus ou moins rudement suivant les services qu’il lui rendait. Le mot chien
pour ‘eau-de-vie’ suggère sans équivoque que la consommation sera mauvaise et
rude. Une dernière hypothèse, paraissant plus probable, affirme que l’eau-de-vie
20
21
22
23
24
25
Cf. TLFi, op. cit., entrée ‘vitriol’ (http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 16.10.2018]).
L. Sainéan, Le Langage parisien au XIXe siècle, Paris, 1920, p. 377.
Cf. ibid., p. 378.
F. Michel, Études de philologie comparée sur l’argot et sur les idiomes analogues parlés en
Europe et en Asie, 1856, Paris, p. 109.
C. Nisard, De quelques parisianismes populaires et autres locutions non encore ou plus ou moins
imparfaitement expliquées des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 1876, p. 52.
Cf. L. Sainéan, op. cit., p. 378 et 577.
14
Stéphane Hardy
est dénommée chien, puisqu’on l’appelait vulgairement du sacré chien tout pur26.
Un autre animal ayant fourni au langage des sublimes une image frappante est
le renard. De l’appellatif du renard dérive le terme argotique renard qui signifie
chez les sublimes « un bouillon et une chopine de vin dedans »27. Le sublime
mange son renard lorsque son estomac est brûlé par l’alcool et que celui-ci ne
peut digérer autre chose que des aliments mous. En argot, le renard porte le sens
de ‘vomissement’28. On y trouve également l’expression piquer un renard et le
verbe renarder dans le sens de ‘vomir’29. Il s’agit en effet d’une métaphore faisant
non seulement allusion au terme argotique renard ‘vomissement’ représentant un
mélange d’aliments, mais encore à l’opération nauséabonde d’écorcher un renard
qui peut provoquer le vomissement30. Venons-en au terme gloria qui signifie
‘liqueur chaude composée de café et d’eau-de-vie ou de rhum’ et dont l’origine est
tirée d’un contexte religieux. En effet, chanter le gloria, c’est chanter l’« hymne
de louange commençant par les mots Gloria in excelsis Deo »31. En argot des
sublimes, le terme gloria a sans doute été transmis par de joyeux buveurs qui,
à la fin du repas, chantaient le Gloria32. On peut lire, à l’article « café » du Grand
Larousse du XIXe siècle, cette citation qui nous décrit la pratique du gloria à la fin
d’un repas :
On boit d’abord la moitié d’une tasse de café, puis on remplit la tasse d’eau-de-vie, c’est
le gloria ; on boit encore la moitié de la tasse, puis on remplit derechef pour faire le gloria
gris, qu’on absorbe entièrement ; le gloria gris absorbé, on remplit la tasse d’eau-de-vie,
qui se boit sous le nom de rincette ; à la rincette succède une autre tasse pleine, qu’on
appelle la surrincette ; après cela, on ne boit guère plus que le pousse-café33.
Également issu du contexte religieux, le terme nectar est synonyme de ‘vin
médiocre’34. Il s’agit en effet d’une antiphrase, puisque, à l’origine, le nectar est
la « boisson habituelle des dieux […] qui conférait l’immortalité à l’être humain
qui en buvait »35. Par extension, le nectar est, en français standard, toute sorte de
liqueur agréable, et, en particulier, les vins excellents.
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35
Cf. C.-L. D’Hautel, Dictionnaire du bas-langage ou des Manières de parler usitées parmi le
peuple, Paris, 1808, t. 1, p. 201. Le terme chien serait l’abréviation de sacré chien, cf. L. Larchey,
Dictionnaire historique d’argot, Paris, 1881, 9e éd., p. 102.
D. Poulot, op. cit., p. 86.
J.-P. Colin [et al.], op. cit., p. 689.
L. Larchey, op. cit., p. 283 et 312.
Cf. L. Larchey, op. cit., p. 312.
TLFi, op. cit., entrée ‘gloria’ (http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 16.10.2018]).
Cf. FEW en ligne, t. 4, p. 166 sq., (https://apps.atilf.fr/lecteurFEW/ [consulté le 23.08.2018]).
P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1872, Paris, t. 8, p. 1307.
Dans D. Poulot, op. cit., nous retrouvons les locutions avaler son nectar (p. 206) et être lesté du
nectar (p. 86).
TLFi, op. cit., entrée ‘nectar’ (http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 16.10.2018]).
Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques...
15
Outre les emplois métaphoriques présentés jusqu’ici, nous avons pu isoler trois
types de métonymies dans le langage des sublimes. Quand il est pur, l’alcool est
avant tout désigné par des métonymies faisant appel à la couleur du liquide, comme
le montrent les exemples jaune ‘eau-de-vie’, blanche ‘eau-de-vie’ et bleu ‘vin
médiocre laissant sur la nappe des taches bleuâtres’. Il s’agit en effet d’une relation
de contiguïté entre une propriété spécifique, à savoir la couleur, et le produit, donc
le vin ou l’eau-de-vie. Pour ce qui est des termes saladier ‘vin sucré’, pichenet ‘vin’,
canon ‘vin’ ou canon de la bouteille ‘vin à la bouteille’ et poisson ‘vin’, il s’agit de
métonymies assez répandues dans l’argot du contenant pour le contenu, étant donné
que pichenet vient du mot pichet qui signifie ‘cruche, pot à vin’36. Les termes canon
et poisson sont, quant à eux, d’anciennes unités de mesure pour le vin et les alcools,
puis des verres de cette mesure37. Plus rares sont les métonymies de la partie pour le
tout, comme poivre ou goutte ‘eau-de-vie, alcool’.
2.3. Les dénominations du marchand de vin et de son établissement
Comme nous le signale Sainéan, « le marchand de vin a souvent excité la
verve populaire »38. Dans le langage des sublimes, le marchand de vin comporte
un nombre important de dénominations différentes pour lesquelles leurs créateurs
ont envisagé plusieurs aspects typiques du marchand de vin. Il s’agit premièrement
de sa corpulence, notamment quand celui-ci est appelé mastroquet. Le mastroquet
aurait, selon Esnault, une origine flamande et viendrait du terme meister ‘patron’39
ou bien maesterke ‘petit patron’40, voire meisterke, appellation usuelle d’un tenancier
d’auberge41. Selon Sainéan, le terme viendrait de mastoc ‘lourd, épais, gros’,
‘contaminé par stroc ‘setier’ (ancienne mesure de grains ou de liquides ; un demisetier est un quart de litre de vin). Un mastroquet serait donc « un gros bonhomme
qui débite des strocs »42. La dénomination du marchand de vin peut, deuxièmement,
être liée à l’attitude machinale de ce dernier. Le terme minzingue ou sa variante
phonétique minzingo (qui en est la prononciation parisienne) figurant dans l’argot des
sublimes en sont des exemples. Ces termes sont des variantes du terme mannezingue
‘marchand de vin’. Il s’agit d’une contamination de mannequin ‘petit bonhomme’
et de zingue ‘comptoir’43. Ici, le marchand de vin est perçu comme l’automate du
comptoir en zinc et c’est bien son attitude machinale qui est mise en valeur.
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43
Cf. FEW en ligne, t. 1, p. 361 sq., (https://apps.atilf.fr/lecteurFEW/ [consulté le 23.08.2018]).
Cf. J.-P. Colin [et al.], op. cit., p. 139 ; cf. L. Larchey, op. cit., p. 288.
L. Sainéan, op. cit., p. 268.
G. Esnault, Dictionnaire historique des argots français, Paris, 1965, p. 418.
Ibid., p. 619.
Cf. J.-P. Colin [et al.], op. cit., p. 501.
Cf. L. Sainéan, op. cit., p. 116 et 268.
Cf. ibid., p. 112 sq. ; le terme mastroquet a remplacé le terme minzingue qui est sorti d’usage au
XIXe siècle (cf. ibid., p. 113).
16
Stéphane Hardy
Venons-en, troisièmement, aux termes évoquant l’attitude trompeuse et
frauduleuse du marchand de vin, tels que voleur, filou, roussin et empoisonneur. Les
sublimes nommaient ainsi le marchand de vin, parce que ce dernier avait l’habitude
de servir un vin de médiocre qualité qui empoisonnait les buveurs, ou parce qu’il
effectuait une facturation trop élevée que les sublimes ne contestaient que rarement
étant donné leur état d’ébriété. En effet, le mot roussin signifie ‘agent de police’
parce qu’un homme aux cheveux roux était réputé pour être méchant et traître44.
D’autres locutions repérées dans Le Sublime de Poulot attestent également l’image
d’un marchand de vin trompeur : être de la bande à Vidocq, marquer à la fourchette
(fourchette ‘doigts de la main pour voler’) ainsi que maquiller le pichenet ou le vitriol.
Le marchand de vin n’était pas perçu par tous les sublimes comme un
homme trompeur et frauduleux, mais, tout au contraire, comme un médecin ou
un pharmacien. Ces deux termes soulignent la faculté liée au marchand de vin de
rendre ou de conserver la santé des sublimes tout en leur offrant de l’alcool qui fut
tenu pour un remède incontestable par tant d’ouvriers de l’époque.
Quant à l’établissement du marchand de vin, nous pouvons noter une
multitude de métaphores. En voici quelques exemples : la machine à soûler, la
boîte à poivre, la mine à poivre ou encore l’assommoir – les sublimes aimaient
fréquenter les assommoirs, puisqu’il s’agissait d’établissements dans lesquels
l’alcool assommait rapidement, c’est-à-dire que les buveurs arrivaient rapidement
à un état d’ébriété. Nous avons également relevé, à plusieurs reprises, le terme sénat
comme synonyme de l’établissement du marchand de vin. Il s’agit ici du lieu dans
lequel certains sublimes faisant partie d’un syndicat se retrouvaient régulièrement
pour parler des difficultés rencontrées dans leurs activités professionnelles et de
la condition ouvrière de l’époque. Ceci explique donc l’emploi du mot sénat qui
transporte l’idée d’une assemblée dont les membres détenaient un certain pouvoir
et veillaient au respect des revendications du syndicat.
2.4. État d’ivresse
Les sublimes utilisent un nombre assez important de locutions et de verbes
relevant de l’argot commun et traduisant, d’une part, l’action de boire et de s’enivrer
(par exemple boire comme une éponge, pomper son petit coup, se mouiller,
prendre son allumette, se cogner, béquiller ou se piquer le nez) et, d’autre part,
l’état d’ébriété qui en résulte (par exemple avoir les douilles (‘cheveux’) comme
un balai à macadam, avoir mal aux cheveux (avant tout le lundi) ainsi que avoir
un verre de pichenet dans le fusil). Ces exemples montrent que, pour l’expression
générale de ‘boire’, de ‘boire à l’excès’ et d’‘être ivre’, les sublimes recourent très
souvent à des métaphores frappantes.
44
Cf. L. Sainéan, op. cit., p. 441 ; « Les gens aux cheveux roux étant souvent considérés comme
hypocrites et faux » cf. TLFi, op. cit., entrée ‘roussin’ (http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 14.10.2018]).
Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques...
17
Recherchant ostentatoirement une originalité qui leur est propre, les sublimes
créent également des images correspondant à leurs occupations professionnelles
(mécaniciens, monteurs etc.). La locution être bas d’eau qui signifie ‘ne plus
avoir d’alcool dans le sang / corps’ en est un exemple. Il s’agit d’une métaphore
« mécanique » qui fait allusion à une chaudière dans laquelle l’eau ne doit pas
être inférieure à un certain niveau, sinon la pression baisse. Notons également
l’expression ne pas foutre un coup de feu au serpentin : celle-ci est synonyme de
l’expression précédente. En effet, si, dans une chaudière ou un générateur, le niveau
de l’eau est inférieur à une certaine limite, le serpentin, c’est-à-dire le tuyau dans
lequel circule un liquide ou un gaz, brûle. La phrase la pompe donne deux coups de
trop signifie ‘s’enivrer’, car « dans une chaudière, on introduit de l’eau au moyen
d’une pompe »45. L’expression être en pression ‘avoir trop bu’ à la même origine.
Quand il y a trop d’eau chaude dans une chaudière ou dans un générateur, le
volume et la pression augmentent. Quant aux deux expressions être monté à cinq
ou l’aiguille du manomètre a bougé qui signifient toutes deux ‘s’enivrer’, il s’agit
d’expressions faisant allusion à un manomètre, un appareil servant à mesurer la
pression d’un liquide dans un espace fermé. L’expression chauffer le four ayant
le sens de ‘s’enivrer’ a également été relevée dans l’argot des sublimes. Encore
une autre phrase véhiculant la même signification est le giffard fonctionne bien.
Pour comprendre qu’il s’agit ici d’une métaphore mécanique liée aux occupations
professionnelles des sublimes, il faut connaître l’origine du terme giffard. En effet,
chaque chaudière ou générateur possède un alimentateur qui règle l’alimentation
de l’eau, donc de la pression. Et Giffard est le nom d’une société qui fabriquait,
à l’époque, ces alimentateurs. Enfin, nous avons relevé l’expression les soupapes
crachent, voire gueulent, signifiant ‘vomir’ qui fait bien évidemment allusion
à une machine qui laisse échapper par les soupapes l’excédent de vapeur.
Laissons de côté les métaphores dites « mécaniques » pour aborder maintenant
les degrés de l’ivresse. Dans Le Sublime, Denis Poulot nous offre le passage
suivant :
Le samedi de paie il [l’ouvrier] s’émeut très bien avec les camarades […]. Voici la
graduation faite par les mécaniciens d’un chemin de fer :
1o Attraper une petite allumette ronde : il est tout chose ;
2o Avoir son allumette de marchand de vin : il est bavard ; expansif ;
3o Prendre son allumette de campagne […] : il envoie des postillons et donne la chanson
bachique ;
4o Il a son poteau kilométrique : son aiguille est affolée, mais il retrouvera son chemin ;
5o Enfin, le poteau télégraphique, le pinacle : soulographie complète ; ses roues patinent,
pas moyen de démarrer46.
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46
D. Poulot, op. cit., p. 36.
D. Poulot, op. cit., p. 47.
18
Stéphane Hardy
Cette graduation est non seulement une graduation visuelle partant d’un fin
fragment de bois (l’allumette), passant par un poteau kilométrique servant de
repères et de signalisation, pour aboutir à un énorme poteau télégraphique destiné
à supporter des fils télégraphiques ainsi que leurs isolateurs. Nous y retrouvons
également un jeu de mot avec le terme allumette (< allumer, s’allumer ‘s’échauffer
par le vin, l’alcool’47 ; < allumé ‘légèrement ivre’48). L’adjectif ronde (< rond
‘ivre’49) sera successivement remplacé par d’autres compléments (de marchand
de vin, de campagne) marquant, à leur tour, les degrés suivants de l’ivresse.
Arrivons finalement au terme quand est-ce souvent utilisé par les sublimes
lorsqu’un nouvel ouvrier est embauché à l’atelier. Il signifie ‘vin de bienvenue
offert par un nouveau-venu dans l’atelier’ et est la forme abrégée de la phrase
interrogative quand est-ce que tu payes ta bienvenue, ton embauchage ? Le terme
quand est-ce est employé comme un nom comptable, invariable, pouvant être
précédé d’un déterminant cardinal, comme le montre l’expression un / deux / trois
quand est-ce à jauger (‘régler’). On notera également les locutions être du quand
est-ce (‘faire partie d’un quand est-ce’) ainsi que avoir l’habitude du quand est-ce
employées par les sublimes.
Conclusion
L’intérêt de cette étude a été de présenter Denis Poulot ainsi que son ouvrage
Le Sublime à partir duquel nous avons construit un corpus comprenant les lexèmes
qui font partie de l’argot des sublimes. Afin de définir les éléments argotiques qui
relèvent du domaine spécifique de l’alcool (boissons alcooliques / alcoolisées,
marchands de vin, état d’ivresse, action de boire et de s’enivrer), nous avons
dépouillé le plus exhaustivement possible notre corpus dans le but de soumettre
les données recueillies à une analyse linguistique.
À l’issue de ce travail, trois constats peuvent être faits. Le premier a trait aux
termes employés par les sublimes pour désigner l’alcool, plus particulièrement
l’eau-de-vie ou le vin. L’analyse de ces termes a montré que ceux-ci donnent
lieu à des emplois métaphoriques plutôt que métonymiques. Le deuxième constat
porte sur les expressions relatives à l’action de boire et de s’enivrer. Nous y avons
identifié de nombreuses métaphores dites « mécaniques » faisant allusion aux
occupations professionnelles des sublimes. Nous avons souligné que certaines
d’entre elles ne se trouvent pas encore répertoriées dans les dictionnaires d’argot
de référence. Le troisième constat concerne l’intérêt majeur d’analyser l’ouvrage
de Poulot dans une perspective linguistique. Comme déjà dit dans l’introduction
47
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49
L. Sainéan, op. cit., p. 269.
J.-P. Colin [et al.], op. cit., p. 10.
Ibid., p. 706.
Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques...
19
de cet article, l’ouvrage de Poulot a, jusqu’ici, plutôt servi de source aux historiens
et sociologues, et non aux linguistes ou argotologues. Il convient donc d’en
profiter pour étudier ce matériel argotique de façon encore plus systématique.
Nous envisageons ultérieurement d’examiner de manière plus précise les champs
sémantiques qui n’ont pas encore subi d’analyse linguistique détaillée, telles les
désignations attribuées aux épouses et aux enfants des sublimes, à leurs maîtresses
et aux prostituées que certains d’entre eux fréquentaient régulièrement.
Bibliographie
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TLFi = Trésor de la Langue Française informatisé (http://atilf.atilf.fr/)
20
Stéphane Hardy
Stéphane Hardy – est enseignante-chercheuse en linguistique française et lectrice de français
à l’Institut des langues romanes de l’université de Siegen en Allemagne. Ses recherches portent
sur l’argot et les langues secrètes (en particulier sur le largonji du louchébem), sur l’onomastique
(ergonymie, pseudonymie et zoonymie dans le contexte des Human-Animal-Studies) ainsi que sur
la linguistique populaire.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.03
Jean-Pierre Goudaillier
ń
ń
Université Paris Descartes
https://orcid.org/0000-0001-5607-9123
jpg@paris5.sorbonne.fr
1914-1918 : les boissons des Poilus
RÉSUMÉ
Pendant la Grande Guerre (1914-1918) les soldats ont été meurtris dans leur chair et leur esprit lors
de combats sanglants (Goudaillier, 2016). Les désignations des aliments des Poilus ont été présentées
dans une publication antérieure et il importe désormais d’étudier ce que ceux-ci buvaient, lorsqu’ils
étaient au front, essentiellement lorsqu’ils se trouvaient en première ligne. En analysant des données
issues d’écrits linguistiques (enquêtes linguistiques, dictionnaires) (cf., entre autres, Dauzat, 1918),
d’écrits personnels de poilus (courrier [lettres, cartes postales] et carnets de guerre), de la presse du
front et d’écrits littéraires (journaux de tranchées, romans, mémoires) (cf. Goudaillier, 2014), il est
possible de mettre en valeur les termes et expressions populaires et / ou argotiques qu’utilisaient
les combattants dans les tranchées côté français pour désigner les boissons (eau, café, vin et autres
boissons alcoolisées) et les moyens pour les faire parvenir au front.
MOTS-CLÉS – Guerre 14-18, alcool, argot des Poilus, boissons, tranchées.
The Great War of 1914-1918: The Drinks of the Poilus
SUMMARY
During the Great War (1914-1918), soldiers were bruised in their flesh and their spirit during bloody
battles (Goudaillier, 2016). The food designations for poilus (French soldiers) were presented in
a previous publication; it is now important to study what they were drinking when in the front line.
By analysing data from linguistic writings – such as surveys and dictionaries (cf, among others,
Dauzat, 1918) as well as personal writings of the poilus (mail, letters, postcards) and literary writings
(war books, trench diaries, novels, memoirs) (see Goudaillier, 2014) – it is possible to highlight the
popular and/or slang terms and expressions used by those fighters in trenches on the French side to
designate drinks (water, coffee, wine, and other alcoholic beverages) as well as the linguistic means
by which they were sent to the front.
KEYWORDS – the Great War, alcohol, argot of the poilus, beverage, trenches
[21]
22
Jean-Pierre Goudaillier
Introduction
Deux études antérieures à celle-ci (cf. Goudaillier, 2018 et Goudaillier, 2019)
ont présenté les mots et expressions que les poilus employaient pour désigner d’une
part les armes et les blessures que celles-ci occasionnaient, d’autre part les aliments
que les combattants consommaient. Certains particularismes lexicaux ont pu être
dégagés, qui apportent la preuve de l’existence de créations néologiques spécifiques
à l’époque de la Grande Guerre. Qu’en est-il des boissons que buvaient les soldats ?
Est-il possible de mettre au jour des néologismes (termes et expressions) en ce qui
concerne celles-ci ? La présente étude a pour but de le déterminer.
1. Types de sources utilisées
Trois grands types de sources ont été utilisés, à savoir des écrits personnels :
telles les lettres, les cartes postales, mais aussi les carnets de guerre, pour mener
à bien une telle étude. La presse du front (journaux de tranchées) a aussi été
exploitée ainsi que diverses productions littéraires (romans, essentiellement
monographiques, mémoires). Des écrits linguistiques datant de l’époque même
de la Guerre (dictionnaires, enquêtes linguistiques) ont par ailleurs été pris en
compte.
Parmi les journaux de tranchées consultés on peut mentionner, parmi une
production pléthorique (certains sont bien connus, d’autres le sont moins) : Bavons
dans l’paprika (1917-1918), Brise d’entonnoirs (1916-1918), Le Cri du boyau
(1915-1916), Le Cri du poilu (1917), D’un piton à l’autre (1916-1917), L’Écho des
guitounes (1915-1918), L’Écho des marmites (1914-1918), L’Écho des tranchées
(1914-1917), En 5-7 (1917), Face à l’Est (1916), Face aux Boches (1915-1917),
Gardons le sourire (1916-1918), Hurle obus (1916-1917), Journal des tranchées
(1916), La Femme à barbe (1915-1919), La Fourchette (1916), La Fourragère
(1917-1919), La Fusée (1916-1918), La Fusée à retards (1917-1918), La Gazette
des boyaux (1916), La Marmite (1916-1919), La Mitraille (1916-1919), La Musette
(1918), La Première ligne (1915-1919), Le Poilu déchaîné, Le Poilu marmité
(1916-1918), Rigolboche (1915-1918), La Vie poilusienne (1916-1917), La Voix du
75 (1915-1916), L’Anti-cafard (1916-1917), L’Argonnaute (1916-1918), L’Artilleur
déchaîné (1915, 1917), Le 120 « court » (1915-1918), Le Canard du Biffin (1918),
Le Canard du boyau (1915-1918), Le Clairon (1915), Le Coin-coin (1918), Le Cri
du boyau (1915-1916), Le Cri du poilu (1917), Le Grospère (1916)1.
1
Par ailleurs, les journaux de tranchées allemands et autrichiens Der Armierer (1917), Der Drahtverhau
(1915-1918), Der Horchposten (1916-1918), Die bayerische Landwehr (1916-1918), Die Patrulle
(1916), Die Sappe (1915-1918), Der bayerische Landwehrman (1914-1918), Im Schützengraben in
den Vogesen (1915-1916) ont aussi été, parmi d’autres, consultés dans la perspective d’une recherche
lexicographique (mots et expressions en langue allemande) portant sur le même sujet.
1914-1918 : les boissons des Poilus
23
Dans les articles de ces journaux on trouve assez souvent dans certaines phrases
une utilisation du parler des poilus, ce que montre l’exemple suivant : « Le Rab
est un parasite de la Faune poilue inégalement goûté au point de vue alimentaire.
Il sévit avec une intensité décroissante sur le Riz, le Singe, la Barbaque, le Jus, le
Pinard et la Gnôle. Inversement il est apprécié d’une façon croissante du Riz à la
Gnôle » (Rigolboche, no 51, juin 1916, p. 4). Les termes jus, pinard et gnôle font
partie du corpus analysé dans le cadre de cette étude (cf. plus loin dans le texte).
Les dictionnaires suivants ont été consultés, parmi d’autres :
Dauzat Albert, L’Argot de la guerre. D’après une enquête auprès des officiers
et soldats, Paris, Armand Colin, 1918, 295 pages (1919, 2e édition revue et
corrigée, 293 pages), ainsi que l’édition 2007 (Paris, Armand Colin, « Cursus »,
278 pages avec une préface d’Alain Rey et une introduction d’Odile Roynette,
« La guerre en mots », p. 11-36)
Déchelette François, L’Argot des Poilus. Dictionnaire humoristique et
philologique du langage des soldats de la grande guerre de 1914. Argots spéciaux
des aviateurs, aérostiers, automobilistes, etc., Paris, Jouve et Cie, 1918, 258 pages
Esnault Gaston, Le Français de la tranchée – Étude grammaticale, Mercure
de France, début : 1er avril 1918 ; suite : 16 avril 1918, p. 639-660
Esnault Gaston, Le Poilu tel qu’il se parle. Dictionnaire des termes populaires
récents et neufs employés aux armées en 1914-1918 étudiés dans leur étymologie,
leur développement et leur usage, Paris, Bossard, 1919, 603 pages
Lambert Claude, Le Langage des poilus. Petit dictionnaire des tranchées,
Bordeaux, Imprimerie du Midi, 1915, 32 pages
Sainéan Lazare, L’Argot des tranchées d’après les Lettres de Poilus et les
Journaux du Front, Paris, Boccard, 1915
2. Le bidon, le quart
En premier lieu il s’agit de mentionner deux ustensiles importants : le bidon
pour transporter les liquides et le quart qui permet de les boire. Par métonymie,
est désigné par quart un « gobelet métallique ayant une anse, généralement de
la contenance de vingt-cinq centilitres (utilisé surtout dans l’armée) » (TLFi ;
consulté le 10.18.2018). François Déchelette mentionne ces deux objets : « Le
quart est avec le bidon le meilleur ami du soldat, celui qui vous a soulagé pendant
l’attaque et qu’on emmène en permission » (Déchelette, 1918 : 173) et rappelle le
rôle psychologique du bidon : « Si l’on cherche ce qui est le plus nécessaire au poilu
dans le barda, les armes mises à part, c’est sans hésitation le bidon. Il n’y a rien
qui donne soif comme de se battre : le pinard ou, au pis-aller, la flotte, est aussi
indispensable que les cartouches » (Déchelette, 1918 : 36). Il en est évidemment
de même du quart. Un gros bidon de deux litres est désigné par un terme issu de
24
Jean-Pierre Goudaillier
l’argot militaire, gros-cul, ce que confirme Gaston Esnault (Esnault, 1919 : 290).
Baignoire à serin est une autre désignation du quart. Il s’agit probablement d’un
hapax, cette expression argotique datée de 1917 (Rieu-Vernet, 1917 : 23) étant très
peu relevée.
3. Le vin, l’eau-de-vie, le café
Trois boissons principales sont à étudier, en plus de l’eau (cf. plus loin dans le
texte) : le vin, l’eau-de-vie et le café.
En 1914 les poilus reçoivent gratuitement par jour un quart de vin, soit 25 cl.,
en 1916 deux quarts et en 1918 trois quarts, soit 75 cl. On considère que les troupes
se voient attribuer entre 10 et 15 millions d’hectolitres par an, ce qui correspond
à la réquisition de près d’un tiers de la production vinicole nationale. Des rations
d’eau-de-vie étaient aussi fournies aux combattants. La consommation importante
d’alcool, plus particulièrement de vin, en plus des rations réglementaires, a très vite
posé de réels problèmes, ceci tant du point de vue de la santé des combattants que
de celui de la discipline. Certes, tout cet alcool était indispensable pour pouvoir
surmonter l’horreur des combats, mais la conséquence directe de cette consommation
importante de boissons alcoolisées a été le « vinisme », l’alcoolisme constaté aprèsguerre dans une partie non négligeable de la population française2 : « Ce sacré pinard,
c’est encore lui qui nous fait oublier notre cafard, c’est notre meilleur copain ; c’est
pas une chose avouable, mais c’est comme ça ; gare à ceux qui ne pourront pas s’en
déshabituer après la guerre » (Nicot, 1998 : 48-49).
Pour le vin on relève l’existence de différents termes. En premier lieu,
pinard, qui daterait de 1886 d’après Gaston Esnault (repris par le TLFi3,
consulté le 30.10.2018), datation reprise dans le Dictionnaire de l’argot
(Colin et Mevel, 1990 : 482). Suivent deux exemples d’utilisation de pinard
par Henri Barbusse :
« Paradis a soulevé les couvercles des bouteillons et inspecté les récipients :
– des fayots à l’huile, de la dure, bouillie, et du jus. C’est tout.
– nom de dieu ! Et du pinard ? Braille Tulacque.
Il ameute les camarades.
– v’nez voir par ici, eh, vous autres ! Ça, ça dépasse tout ! V’là qu’on s’bombe de pinard ! »
(Barbusse, 1916 : 28)
« Les assoiffés accourent en grimaçant.
– ah ! Merde alors ! S’écrient ces hommes désillusionnés jusqu’au fond de leurs entrailles.
– et ça, qu’est-ce qu’y a dans c’siau-là ? Dit l’homme de corvée, toujours rouge et suant,
en montrant du pied un seau.
2
3
Voir, entre autres, l’ouvrage bien documenté L’Ivresse des soldats de Charles Ridel.
http://atilf.atilf.fr
1914-1918 : les boissons des Poilus
25
– oui, dit Paradis. J’m’ai trompé, y a du pinard.
c’t’emmanché-là ! Fait l’homme de corvée en haussant les épaules et en lui lançant un regard
d’indicible mépris. Mets tes lunettes à vache, si tu n’y vois pas clair ! » (Barbusse, 1916 : 28)
Un autre terme est employé pour désigner le vin : aramon. Lazare Sainéan,
qui cite un exemple tiré du Petit Écho, fournit des précisions quant à ce terme :
« Aramon, vin ordinaire débité, à Paris, par les gargotiers. Aramon est le nom d’un
cépage répandu dans le Midi, principalement dans le Gard, dont Aramon est un
canton : ‘À nous l’aramon ! jubilait Gossard’, Petit Écho du 28 février 1915 »
(Sainéan, 1915 : 43). C’est une erreur de Lazare Sainéan de croire que ce terme
est nouveau, qu’il date de l’époque de la Guerre. D’après Albert Dauzat aramon
fait partie des termes considérés à tort comme néologiques, alors que ceux-ci
sont issus du parler des milieux populaires parisiens depuis la fin du XIXe siècle
(Dauzat, 1917 : 662), ce qu’il précise comme suit : « Tels termes, donnés comme
des néologismes de la guerre, datent de vingt ans au moins : ainsi aramon, gros
vin (d’après un cépage du Languedoc) » (Dauzat, 1918 : 40). François Déchelette
rappelle lui aussi l’origine du terme : « Aramon, m. Petit vin. Aramon est un canton
du Gard, qui a donné son nom à un plant de vigne ; c’est sous le nom pompeux
de ce cru que les bistros parisiens débitent leur vin du Midi » (Déchelette, 1918 :
21). Il faut aussi citer les termes pousse-au-crime, rouquin, casse-pattes, rapide
et électrique4, tous notés par Gaston Esnault : « pousse-au-crime, m., A, Vin : ‘Il
y a différentes variétés de pinard. Les naturalistes signalent : le rouquin, l’aramon,
le pousse-au-crime, le casse-pattes, l’électrique, etc.’, Poilu du 37, in B. des A.,
17-5-16 – B, Eau-de-vie » (Esnault, 1919 : 130) ; « rapide, m., A, Vin qui saoule
rapidement : ‘un kilo de ce rapide là et j’étais retourné’, 81e t., juill. 16. – Syssèm. :
électrique, m, Vin ; AGATHA ; D. m. p. ; voir pousse-au-crime ; || Toul, -08 ; Paris,
avant -14 ; – brutal, m., Vin ; AGATHA ; cf. ‘Il est bon, le muscadet ? – Pas mauvais,
mais brutal’ » (Esnault, 1919 : 450). Rouquin, utilisé plus spécifiquement pour
le vin rouge, est un mot nouveau pour Albert Dauzat, ce qui est confirmé par le
Dictionnaire de l’argot, qui retient la datation 1914 en renvoyant à Gaston Esnault
(Colin et Mevel, 1990 : 565). Lazare Sainéan, quant à lui, retient pour vin aramon,
brutal, électrique, pinard (Sainéan, 1915 : 163). Pousse-au-crime avec à l’origine
le sens de vin rouge grossier à fort degré alcoolique5 est une métaphore qui évoque
« les conséquences parfois homicides de l’éthylisme » (Cellard et Rey, 1980 : 669).
Brutal désigne au départ un vin chargé en alcool, lourd, grossier et renvoie à « la
réaction brutale qui suit une trop forte absorption d’alcool » (Cellard et Rey, 1980 :
127). Gaston Esnault explique brutal et électrique ainsi : « Le Canon est le brutal,
parce que l’obus est prompt ; j’ai entendu en -10 nommer le Train-express le brutal ;
4
5
Pour Albert Dauzat, électrique désigne le vin blanc (Dauzat, 1918 : 37).
Pousse-au-crime désigne aussi l’eau-de-vie (cf. plus loin dans le texte). Pour le Dictionnaire de
l’argot ce terme est utilisé de manière générique pour toute boisson alcoolisée (vin, eau-de-vie,
etc.) (Colin et Mevel, 1990 : 513).
26
Jean-Pierre Goudaillier
le fait qu’un train « rapide », « électrique » parfois, est dit « brutal » invite à voir
dans les mêmes adjectifs appliqués au vin la même idée. Promptitude » (Esnault,
1919 : 451). Le Dictionnaire de l’argot (Colin et Mevel, 1990 : 118) retient comme
datation 1905 pour casse-pattes, se référant à l’ouvrage La Vie étrange de l’argot
d’Émile Chautard. Téléphoner décrit une pratique courante, qui n’a rien à voir avec
le téléphone : « Téléphoner, c’est percer un petit trou dans un tonneau de pinard,
adapter subrepticement un tuyau de caoutchouc à cette ouverture et aspirer le
nectar à longues goulées, comme un enfant au biberon. Le pinard n’est-il pas le lait
nourricier du poilu ? » (Déchelette, 1918 : 210). À savoir au sujet de cette pratique :
« Le procédé est ingénieux et n’expose pas celui qui l’emploie à des suites graves,
s’il sait modérer ses désirs […] ou si l’opération est faite entre la distribe et l’arrivée
du pinard à la compagnie : le cuistot y rajoute de l’eau et tout est dit. Le cas n’est pas
pendable » (Déchelette, 1918 : 211).
Pour l’eau-de-vie, sous toutes ses formes, on peut noter l’emploi de plusieurs
termes, ainsi que le relève Lazare Sainéan : « Eau-de-vie : Cric, casse-pattes,
schnaps, schnick, niaule, eau pour les yeux, tord-boyaux, roule-par-terre »
(Sainéan, 1915 : 111). Gnole (autres graphies : gnôle, niaule6) est le plus usité de
tous. Gaston Esnault ajoute à cette liste deux autres mots, à savoir bistouille et
écouvillon : « bistouille, f., Eau-de-vie ; 81e t., 14-17 ; et autres corps ayant passé
par le Pas-de-Calais. – bistouille, f., Café additionné d’eau-de-vie » (Esnault,
1919 : 81) ; « écouvillon, m., Eau-de-vie : ‘La nourriture de ce Poilu [le canonnier
de 37] est la même que celle des autres ; cependant il l’affuble lui-même de noms
différents [...] la gnole s’appelle 1’écouvillon parce que ça gratte le tube, Diable
au cor, in B. des A., 30-5-17 » (Esnault, 1919 : 214). Il nous fournit une explication
d’écouvillon : « L’écouvillon est le balai de l’âme du canon ; les épinards sont le
balai de l’estomac ; – l’eau-de-vie nettoie les yeux (eau pour les yeux ; chassebrouillard) et les boyaux (tripoli) ; si à sa vertu détergente vous ajoutez l’impression
de râpe qu’elle donne au gosier, vous obtenez l’image de l’écouvillon » (Esnault,
1919 : 215). Bistouille (autre forme : bistrouille) est « une eau-de-vie de mauvaise
qualité ; […] Étym. dérivé probable de touiller, mot du nord de la France » (Colin
et Mevel, 1980 : 59-60, qui propose la datation 1901 en renvoyant à L’Argot au
XXe siècle, Dictionnaire français-argot d’Aristide Bruant). Bistouille est aussi un
mélange de café et d’alcool. Casse-pattes signifie non seulement vin, ainsi qu’il
est indiqué plus haut dans le texte, mais aussi eau-de-vie : « casse-pattes, m.,
Eau-de-vie ; 156e inf., 16e chass., 5e génie, 17-18 ; | AGATHA ; « se mettre un
cintième de casse-pattes dans l’cornet », Feu, 121 ; || usuel aux contingents du
nord dès 1900. – Encore plus usuel aux contingents du nord dès 1900 » (Esnault,
1919 : 134). Schnick ou chnique est une eau-de-vie médiocre, dont l’étymologie
« mot alsacien et all. de même sens » est rappelée par le Dictionnaire de l’argot,
6
D’après le TLFi (consulté 06.10.2018) et Le dictionnaire de l’argot (Colin et Mevel, 1990 : 305)
gnôle peut être daté de 1882 (Esnault, 1965) et les formes gnolle vers 1910 et gniôle de 1923.
1914-1918 : les boissons des Poilus
27
qui propose les datations 1802 pour Chenique [FEW] et 1877 en renvoyant
à L’Assommoir d’Émile Zola (Colin et Mevel, 1990 : 581) : « Elle passa vite, pour
ne pas avoir l’air de les moucharder. Mais elle se retourna : c’était bien Coupeau
qui se jetait son petit verre de schnick dans le gosier, d’un geste familier déjà. Il
mentait donc, il en était donc à l’eau-de-vie, maintenant ! ». Schnaps, relevé par
Lazare Sainéan (cf. plus haut) l’est aussi par François Déchelette, qui le considère
comme un mot alsacien (Déchelette, 1918 : 200). Il s’agit aussi d’un mot d’origine
allemande datant de la fin du XVIIIe siècle (Colin et Mevel, 1980 : 581). Ce terme
est de toute évidence utilisé par les soldats allemands (Horn, 1899 : 95). Gnole7 est
au XIXe siècle « usuel et familier dans toutes les campagnes » et « très diffusé par
la guerre de 1914-1918 » (Cellard et Rey, 1980 : 405). C’est un alcool brut de
qualité médiocre qui « occupe, dans la hiérarchie des paradis artificiels du poilu,
un rang encore plus élevé que le pinard » (Déchelette, 1918 : 110). Le substantif
gnole est employé dans grand nombre de journaux de tranchées. Suivent quelques
exemples d’utilisation : « Pourquoi faire croire au public que nos poilus n’ont
en tête que ‘Pinard’ et ‘Gnole’, pourquoi vouloir que leurs conversations n’aient
pour objet que la ‘barbaque’, le ‘toto’ ou le ‘perlot’ » (Le Poilu du 6-9, no 08,
mars 1917, p. 2) ; « Il rentre de garde. Le ‘jus’ vient d’arriver. Il y trempe un gros
morceau de pain et boit un coup de ‘gnole’ par-dessus. Il est tout ragaillardi. Il
s’enveloppe dans sa couverture. Cinq minutes après, il dort » (Le Rire aux Éclats,
no 21, octobre-novembre 1918, p. 3) ; « Dis donc, Chose, un colis pour toi... Ça
ballotte dedans... Y a sûrement de la gnole... Tu sais, vieux, si j’avais pas pris tant
de précautions, ta fiole était foutue ! » (Le Diable au Cor, no 29, 15 août 1916,
p. 3). L’eau-de-vie peut être ajoutée au café, ce que nous rappelle cette citation
due à Louis Barthas : « Voilà qu’il nous réclamait sa part de jus ! Il en but les
trois quarts et dégusta aussi de l’horrible gniole qui cependant le ranima un peu »
(Barthas, 1997 : 131).
Jus est le terme le plus employé pour désigner le café : « Mes hommes ne
tardent pas à revenir avec une provision de biscuits et du café chaud. À la vérité,
ce ‘jus’ est bien clair. Il provient de marcs qui ont déjà servi » (Cassagnau, 2003 :
119). Un autre exemple littéraire est fourni par Henri Barbusse :
« – sin jus, on va-t-i’ pas l’fouaire recauffir ?
Demande Bécuwe.
– avec quoi, en soufflant d’sus ?
Bécuwe, qui aime le café chaud, dit :
– laissez-mi bric’ler cha. Ch’ n’est point n’ n’affouaire.
[…]
En attendant le caoua, on roule la cigarette, on bourre la pipe » (Barbusse, 1916 [éd.
2012] : 46)
7
Rachenpulver est l’équivalent argotique germanique (Delcourt, 1917 : 146)
28
Jean-Pierre Goudaillier
Henri Barbusse utilise deux termes dans cet extrait, à savoir jus et caoua. Jus
est l’apocope de jus de chapeau, jus de chique, jus de chaussette et date de 1881
pour le Dictionnaire de l’argot (Colin et Mevel, 1990 : 351), qui reprend à son
compte les indications fournies par le Dictionnaire d’argot moderne de Lucien
Rigaud (Rigaud, 1881 : 219). Dans Le Canard muselé, journal de tranchées parmi
d’autres, il est question du jus : « un bruit extraordinaire monte et grandit : nos
braves poilus font leurs préparatifs, l’inventaire rapide du contenu des sacs qui sont
bouclés ; les faisceaux se forment, et on avale en grande vitesse le jus traditionnel »
(Le Canard muselé, no 2, 1er mars 1917, p. 4). Autre exemple : « Dans une boîte
de conserves vide, ils vont lui chercher du jus, puisé au rabiot d’une escouade. Il
s’informe. Il apprend que son papa est aux tranchées, là-haut, du côté d’où descend
en grondant l’écho assourdi des canons » (Le Poilu Marmité, no 35, 25 décembre
1916 [suppl. ‘Poilu-Noël’], p. 2). Albert Dauzat considère que caoua et toubib
sont « les deux mots arabes que la guerre aura le plus contribué à vulgariser… Ils
n’étaient pas nouveau dans l’armée métropolitaine » (Dauzat, 1918 : 121) et il ajoute
à propos de caoua que « depuis la guerre, le mot a détrôné en grande partie le
classique jus » (ibid)8. Caoua vient de l’arabe kahwa (Gaston Esnault, 1919 : 130)9.
En arabe le dérivé kawadji désigne le cafetier ; on le retrouve en français sous les
formes caouadji, caoudji. « Ce mot a été parfois confondu, par les Français, avec
le mot de base signifiant la boisson » (Colin et Mevel, 1990 : 109). Gaston Esnault
mentionne aussi caoutchouc pour le café. Selon lui ce serait « une suffixationcalembour sur caoudji » (Esnault, 1919 : 130). Henri Barbusse utilise aussi ce terme :
« – L’caoutchouc a fait l’ mur, nib de bidoche, et on s’met la ceinture d’électrique.
– Quant au fromgi, macache, et pas pu d’confiture que d’beurre en broche. – On
n’a rien, sans fifrer, on n’a rien, et toute la rouscaillure n’y fera rien » (Barbusse,
1916 [éd. 2012] : 210-211). Arnould Galopin nous rappelle que l’on peut ajouter de
l’alcool au café : « Ah ! ce sacré caoua… en campagne, il nous semble délicieux,
surtout quand on peut mettre un peu de cicasse…» (Galopin, 1915 : 21)10. À propos
du café il s’agit d’évoquer le percolateur, qui permet la préparation de ce breuvage.
C’est sous sa forme apocopée, perco, que ce mot est utilisé par les soldats, qui
appellent homme-perco celui qui est de corvée pour aller chercher le café (Esnault,
1919 : 403). François Déchelette fait état du sens figuré de perco, à savoir tuyau,
potin, bobard en indiquant que « perco en ce sens est dérivé du sens de ballon11,
mais il se rattache aussi directement au percolateur, car c’est surtout autour de cet
ustensile que se racontent les nouvelles : les cuistots sont de grands fabricants de
percos, d’histoire à la graisse d’oie » (Déchelette, 1918 : 154).
8
9
10
11
« Comme termes plus ou moins spéciaux au XXe corps, on m’a cité caoua, cavoua, café (Nancy),
dès 1888 » (Dauzat, 1918 : 37).
Le Dictionnaire de l’argot indique la forme arabe qahouah (Colin et Mevel, 1990 : 109).
Cité par Gaston Esnault (Esnault, 1919 : 156).
Sens propre de perco pour François Déchelette (Déchelette, 1918 : 154).
1914-1918 : les boissons des Poilus
29
4. L’eau
L’eau est une boisson incontournable pour les poilus. Flotte, déverbal de flotter,
pleuvoir, est le terme le plus employé ; il appartient au registre populaire / argotique
et date de la fin du XIXe siècle. Le Dictionnaire de l’argot donne comme datation
1886 (Colin / Mevel, 1990 : 270), reprenant celle retenue par Émile Chautard dans La
Vie étrange de l’argot. Dans sa lettre du 11 février 1915 Henri Barbusse écrit : « S’il
n’y a pas de flotte – en d’autres termes, s’il ne pleut pas, – ce ne sera pas trop intenable,
mais ce sont douze heures d’attention soutenue et de paralysie volontaire » (Barbusse,
1937 : 53). Il est intéressant de noter que dans cette lettre Henri Barbusse prend la
peine d’indiquer en plus la forme standard « s’il ne pleut pas ». Lance (autre forme :
lanse) est aussi utilisé pour eau, ce qui est confirmé par Albert Dauzat (Dauzat, 1918 :
43). Il s’agit d’un très vieux terme qui remonte au XVIe siècle, puisqu’on le trouve
dans l’ouvrage de Pechon de Ruby datant de 1596, La Vie Generevse des Mercelots,
Gvevz, et Boesmiens, contenans leur façon de viure, subtilitez & Gergon. Toutefois,
à l’époque de la Grande-Guerre, bien que lance soit communément utilisé dans l’argot
parisien, son emploi est nettement moins étendu que celui de flotte, qui donne lieu à un
commentaire ironique de la part de François Déchelette : « La flotte, c’est l’ennemi du
soldat. Naturellement, le soldat ne boit de la flotte que faute de pinard, et il l’accuse
alors de tous les troubles intestinaux qu’il ressent... » (Déchelette, 1918 : 102).
Conclusion
Cette étude permet de constater que les termes et expressions utilisés par les
combattants de la guerre de 14-18 sont pour l’essentiel anciens et ne datent pas de
l’époque de la guerre. On peut pour la plupart les dater du XIXe siècle. Toutefois,
baignoire à serin (quart, ustensile pour boire) ou gros cul, même sens, caoutchouc
(une des désignations du café), écouvillon (un des mots pour l’eau-de-vie),
homme-perco (celui qui est de corvée de café), rouquin (vin rouge) et l’expression
téléphoner (percer un petit trou dans un tonneau de vin pour en boire le contenu)
sont des néologismes. Ceux-ci sont donc peu nombreux en ce qui concerne le champ
sémantique des boissons consommées au front. Les créations néologiques sont par
contre plus importantes pour les armes utilisées et les aliments consommés.
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30
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Le Poilu du 6-9, no 08 (mars 1917)
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guerre 1914-1918 [CRID 14-18] : www.crid1418.org
Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi) : http://atilf.atilf.fr
1914-1918 : les boissons des Poilus
31
Jean-Pierre Goudaillier – est professeur en Sciences du Langage à l’Université Paris Descartes
(linguistique générale et phonétique). Ses travaux de recherche actuels portent sur le Français
Contemporain des Cités (FCC), les langues et les migrations, l’argot des poilus (Guerre, 19141918). Ses domaines d’intérêt scientifique sont l’argotologie, la lexicologie et la sociolinguistique
urbaine. Publications majeures : Registres de langue et argot(s) – Lieux d’émergence, vecteurs de
diffusion (S. Bastian, J.-P. Goudaillier [éd.]), München, Martin Meidenbauer, Coll. “SpracheKultur-Gesellschaft”, vol. 9, 2011, 510 p. ; Standard et périphéries de la langue (A. Kacprzak,
J.-P. Goudaillier [éd.]), Oficyna Wydawnicza LEKSEM, Łódź / Łask, 2009, 342 p. ; volume
no 70/2009 (« Langages », J.-P. Goudaillier [éd.]) de la Revue Adolescence, L’Esprit du temps,
224 p. ; Argots et argotologie, La Linguistique, Paris, P.U.F., vol. 38/1, 2002, 125 p. (responsable
du volume) ; Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités, Paris,
Maisonneuve & Larose (3e édition : mai 2001, 305 p. ; 2e édition : 1998, 264 p. ; 1re édition : 1997,
192 p.) ; Phonologie fonctionnelle expérimentale (P.F.E.) – Principes théoriques, illustrations et
application aux occlusives d’enfants francophones français et québécois, Hamburg, Buske Verlag,
1990, XV + 514 p. (Études de Phonologie, Phonétique et Linguistique Descriptive du français, 6).
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.04
Laurențiu Bălă ń
Université de Craiova ń(Roumanie)
https://orcid.org/0000-0002-7819-0268
lbala@central.ucv.ro
La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain
RÉSUMÉ
Notre article vise à traiter le champ lexical de l’alcool, extrêmement riche dans tout argot, donc
dans l’argot roumain aussi. Sans prétendre à être exhaustif, chose pratiquement impossible dans
les conditions d’une véritable pléthore de terminologies véhiculées dans ce domaine, nous nous
arrêterions à une série de métaphores désignant l’alcool, les plus connues mais surtout les plus
surprenantes. Ces métaphores et constructions métaphoriques prouvent que l’inventivité des
utilisateurs d’argot est inépuisable. Ainsi, grâce à l’idée profondément enracinée dans la pensée
populaire des Roumains, que l’alcool est un médicament, ce que nous avons appelé la « métaphore
médicale » est très bien représentée dans l’argot roumain (par exemple, doctorie (de docteur
‘docteur’, ‘médecin’ + suf. -ie) signifie ‘boisson spiritueuse’). Religieux, surtout au niveau déclaratif,
les Roumains utilisent également le vocabulaire religieux pour employer des mots auxquels ils
attribuent… une signification alcoolique : agheasmă (< sl. agiazma ou ngr. αγιασμα – agiásma) ‘eau
bénite’ signifie également ‘boisson spiritueuse’ et fait partie de la « métaphore religieuse ».
MOTS-CLÉS – argot, métaphore, langue roumaine, champ lexical
The Metaphor of ALCOHOL in the Romanian Slang
SUMMARY
This article aims at treating the lexical field of the ALCOHOL, which is extremely rich in all slangs,
including the Romanian slang. Without pretending to be exhaustive – which is practically impossible
under the conditions of a veritable plethora of terminology conveyed in this field – we will merely
offer a series of metaphors that name alcohol, both those that are most well-known and some that are
surprising. These metaphors and metaphorical constructions prove that the inventiveness of slang users is
inexhaustible. Thus, due to the fact that the idea that alcohol is a medicine is deeply rooted in the popular
mind of Romanians, what I have called the ‘medical metaphor’ is very well represented in the Romanian
slang (e.g. doctorie – from ‘doctor’/‘physician’ + suffix ‘-ie’ – means ‘spirit drink’). Especially at the
declarative level, religious Romanians also use the religion-related vocabulary to use words that they
attribute with an ‘alcoholic’ meaning, e.g. agheasmă (sl. agiazma or ngr. αγιασμα – agiásma), which
translates into ‘holy water’, also means ‘spirit drink’ and is part of the ‘religious metaphor’.
KEYWORDS – slang, metaphor, Romanian language, lexical field
[33]
34
Laurențiu Bălă
Introduction
Dans tout argot, donc dans l’argot roumain aussi, le champ lexical de l’alcool
occupe une place très importante, à côté de ceux de la nourriture, du sexe
(y compris de la prostitution), du crime, etc., le phénomène de la synonymie
étant extrêmement riche dans ce domaine.
Le principal moyen de créer les termes est la MÉTAPHORE. Les métaphores
qui caractérisent cette « (pré)occupation » humaine (à partir de celles qui désignent
les boissons alcoolisées en général, jusqu’à celles liées à l’activité elle-même :
boire, ivresse, ivrogne, récipient) sont très variées et, comme la plupart des
termes argotiques, sont d’une inventivité étonnante et d’un humour débordant.
Leur source d’inspiration semble provenir même de la boisson décrite, tout en
sachant que l’alcool stimule la créativité !
À notre avis, les métaphores argotiques qui désignent la boisson dans l’argot
roumain peuvent être classées, en premier lieu, d’après leur source d’inspiration
(ou plutôt selon leur domaine de provenance), les analogies qui les sous-tendent
étant parfois surprenantes, mais toujours parfaitement justifiées du point de vue
de leur créateur anonyme.
Bien évidemment, toute autre approche, conduisant à un classement plus
ou moins riche, est également possible, par exemple, la qualité de la boisson (et
surtout, la mauvaise qualité de celle-ci !), l’endroit de sa fabrication (lorsqu’elle
est fabriquée en prison, elle s’appelle… penală ‘pénale’), sa couleur, etc.
Il faut préciser dès le début que le corpus des exemples qui suit a été puisé
principalement sur Internet, pour deux raisons : d’une part, l’absence d’un
dictionnaire d’argot roumain offrant des exemples d’utilisation des termes
recensés, et d’autre part, même s’il ne s’agit pas de vrais énoncés… littéraires, les
exemples dont Internet est vraiment riche représentent un aspect très important,
selon nous, de la langue roumaine parlée, non standard, souvent argotique, parfois
vulgaire, mais toujours vivante.
1. Métaphore médicale
À partir de l’idée assez enracinée dans la pensée collective populaire des
Roumains, selon laquelle l’alcool est un vrai médicament, la métaphore médicale
est très bien représentée comme source d’inspiration pour les termes qui désignent
l’alcool dans l’argot roumain. Ainsi, on a des termes comme :
calciu ‘calcium’ 1. champagne. 2. boisson qui renforce / boisson énergisante.
(Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.)
calmant ‘calmant’ 1. boisson spiritueuse. 2. prostituée. 3. bien-aimée, amante.
(Tandin 1993, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v.
« băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Tandin 2009, s.v.)
La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain
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carmol ‘nom d’un médicament très connu en Roumanie’ boisson alcoolique
de qualité inférieure (Țânțaș 2007, s.v.)
La noi la Caracal nu se bea dom’le Uischi... si nici Ried bul... se mananca praz si se bea
Carmol.
[M’sieur, chez nous, à Caracal, on ne boit ni de ouiski... ni de Ried bul... on mange des
poireaux et on boit de Carmol.]
(http://www.timesnewroman.ro/monden/9917-un-cocalar-e-considerat-geniu-dupa-ce-adescoperit-ca-whisky-ul-se-poate-bea-si-fara-red-bull)
carmolist ‘personne qui boit du carmol’ (ou l’ivrogne en général : Dumitrescu
2000, s.v. « bețiv » ‘ivrogne’ ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov
2006, s.v.)
Este de așteptat ca în urma analizării și celorlalte materiale să se descopere că vampirul
cu barba cănită era și un carmolist notoriu, un găinofil pasionat și un învederat al jocurilor
de noroc, pariind cirezi întregi de puri-sânge arabi, prin curieri, of course, la tripourile din
Washington DC.
[Il est à prévoir que l’analyse des autres documents révélera que le vampire barbu était
également un ivrogne notoire, un passionné de poulets et un amateur de jeux d’argent,
pariant des troupeaux entiers de purs-sangs arabes par des courriers, of course, aux tripots
de Washington DC.]
(http://www.kmkz.ro/de_ras/bin-laden-teroristul-porno-care-n-a-mai-apucat-sa-apara-sila-otv)
dezinfectant ‘désinfectant’ boisson spiritueuse (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov
& Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov
2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.). Chez Țânțaș (2007, s.v.) on
trouve aussi le mot dezinfecție ‘désinfection’, pour désigner une ivresse obtenue
lors de la consommation de boissons spiritueuses.
doctorie ‘médicament’ 1. boisson spiritueuse. 2. (érotique) acte sexuel.
3. (érotique) femme (perçue en tant que partenaire de sexe). à aspirina săracului
= l’acte sexuel (équiv. fr. ‘le café du pauvre’) (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov &
Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov
2006, s.v. ; Tandin 2009, s.v.)
glicerină ‘glycérine’ boisson alcoolique (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov &
Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov
2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.)
întăritor ‘fortifiant’ (Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000,
s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.). Seul Tandin
(1993, s.v.) mentionne deux autres termes de la même famille du mot, întărire
‘renforcement’ et, respectivement, întăritură ‘renfort’, tous les deux ayant le même
sens, ‘boisson forte’. En revanche, dans son dictionnaire de 2009, il supprime ces
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deux mots et les remplace par le plus connu întăritor, qu’il fait précéder du verbe
a întări ‘fortifier’, ‘renforcer’, auquel il attribue le sens a bea ‘boire’, verbe qui
figure aussi chez Dumitrescu, également avec une forme pronominale a se întări
‘se fortifier’, ‘se renforcer’.
medicament ‘médicament’ boisson alcoolique forte (Tandin 1993, s.v. ;
Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Tandin 2009, s.v.)
mitilic ‘méthylique’. Il s’agit, en fait, du syntagme ‘alcool metilic’ (alcool
méthylique), réduit pour raisons d’économie, à l’adjectif, dont la prononciation
erronée s’est imposée parmi les consommateurs de ce type de boisson.
Drojdierii, profesionişti ai dizolvării propriilor ficaţi în mitilic, n-aveau vreme şi nici bani
să se-mbete încet.
[Les ivrognes, professionnels de la dissolution de leurs propres foies dans du méthyle,
n’avaient pas le temps et l’argent nécessaires pour s’enivrer lentement.]
(http://www.petreanu.ro/2012/03/prima-mea-bere-de-domn)
perfuzie ‘perfusion’ bouteille contenant une boisson alcoolique (alcoolisée)
(Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Tandin 2009,
s.v.)
capsulă ‘capsule’ bouteille (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998,
s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.)
fiolă ‘ampoule’ bouteille de boisson alcoolique (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov
& Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.)
2. Métaphore technique
En fait, on pourrait bien l’appeler la métaphore « militaire », vu la spécialisation
des termes qui suivent dans ce domaine. Ainsi, on rencontre des vocables comme :
bombă ‘bombe’, terme qui a plusieurs sens dans l’argot roumain, ceux qui
nous intéressent ici étant : ‘bar ou restaurant mal famé’ (Bobârniche 1996, s.v. ;
Dumitrescu 2000, s.v. « local » ‘restaurant’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Tandin 2009,
s.v.) ou bien, chez Țânțaș (2007, s.v.) ‘alcool bien caché par la peur du contrôle des
gardiens’. Ce dernier mentionne aussi la construction bombă de creier litt. ‘bombe
de cerveau’ bouteille de boisson alcoolique (2007, s.v.). Il faut mentionner aussi le
mot bombiță, diminutif de bombă, et qui renvoie, par analogie de forme, à un petit
récipient en carton de forme rectangulaire, contenant 200 ml. de vodka Scandic
(Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Tandin 2009, s.v.).
exploziv ‘explosif’ signifie ‘bouteille de boisson alcoolique’ et on ne le
rencontre que dans le dictionnaire de Țânțaș (2007, s.v.).
satelit ‘satellite’ alcool médicinal (consommé en tant que boisson alcoolique)
(Tandin 1993 et 2009, s.v. ; Bobârniche 1996, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v.
La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain
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« băutură » ‘boisson’). Pour Volceanov & Volceanov (1998, s.v.), ce mot signifie
une ‘vodka indigène de mauvaise qualité’, tandis que chez Volceanov (2006, s.v.),
il désigne… ‘un élève ayant la boule à zéro’ !
torpilă ‘torpille’ signifie, par analogie de forme, bouteille de boisson alcoolique
(Tandin 1993 et 2009, s.v. ; Bobârniche 1996, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « sticlă »
‘bouteille’ ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007,
s.v.). Dans le cas du verbe a se torpila ‘torpiller’1 signifiant ‘s’enivrer’ (Tandin 1993
et 2009, s.v.) et du participe passe torpilat ‘torpillé’ signifiant ‘ivre’ (Tandin 1993 et
2009, s.v. ; Bobârniche 1996, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov
2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.), l’analogie tourne autour de l’effet d’une telle boisson.
trotil ‘trinitrotoluène’ boisson forte (Tandin 1993 et 2009, s.v. ; Bobârniche
1996, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007,
s.v.). Tout comme dans le cas précédent, le verbe a se trotila, toujours pronominal,
signifie ‘s’enivrer’, son participe passé, bien évidemment, désignant une personne
‘ivre’, ou bien, par analogie d’effet, sous l’influence de la drogue :
Colegii nepotului primarului Dodon, trotilați puternic cu iarbă din Transnistria, se distrau
de minune.
[Les collègues du neveu du maire Dodon, fortement drogués avec de l’herbe de Transnistrie,
s’amusaient à merveille]
(http://www.kmkz.ro/de_ras/texte/alegeri-anticipate-pentru-functia-de-presedinte-alrepublicii/)
Dans la même catégorie technique on pourrait inclure des termes comme :
insecticid ‘insecticide’ boisson spiritueuse (forte) (Bobârniche 1996, s.v. ;
Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ;
Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.)
Mexicanul, care adusese o sticlă de tequila, ne îmbia pe toți să servim și să-i dăm dreptate
că insecticidul lui, făcut din cactuși, este parfum și că neam de neamul nostru, de la
maimuțe încoace, nu a băut ceva mai adevărat.
[Le Mexicain, qui avait apporté une bouteille de tequila, nous demandait à tous d’en boire
et d’admettre que son insecticide à base de cactus était un parfum et qu’aucun de nos
ancêtres, à partir des singes, n’avait rien bu de plus réel.]
(http://www.kmkz.ro/opinii/jurnale/margelata-pina-dimineata-i-gata/)
dinamită ‘dynamite’ boisson spiritueuse très forte (Volceanov 2006, s.v. ;
Tandin 2009, s.v.), mais aussi, dans le langage des toxicomanes, ‘haschich de
bonne qualité’ (Volceanov 2006, s.v.)
1
Il faut remarquer que dans l’argot roumain, avec ce sens, le verbe est réfléchi.
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Laurențiu Bălă
De la efectul pe care îl are asupra consumatorului o băutură alcoolică. „E dinamită, cum
bei o gură, cum sari în aer”: e o băutură tare.
[De l’effet qu’une boisson alcoolisée a sur le consommateur. « C’est de la dynamite, dès
qu’on en boit une gorgée, on saute en l’air » : c’est une boisson forte.]
(Astaloș 2001 : 214)
Mais on rencontre aussi une construction plus explicite, telle que :
băutură-dinamítă ‘boisson-dynamite’ boisson alcoolique très forte (DCR2
1997, s.v.)
Din comerț au dispărut aproape complet acele băuturi-dinamită, fabricate pe bază de
esențe și culori, numite popular «Secărică», «Adio mamă» etc.
[Ces boissons-dynamite, faites d’essences et de couleurs, connues populairement sous
le nom de « Secărică », « Adio mamă », etc., ont presque complètement disparu du
commerce.]
(România liberă, 19 II 67, p. 3, apud DCR2 1997)
genocid ‘génocide’ boisson spiritueuse contrefaite (Volceanov & Volceanov
1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ;
Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.), dont le nom est très éclairant sur ses effets.
Grea lovitură pe piața „genocidului”, băutura aceea căreia i se mai spune și „lovitură de
asfalt”, din cauza efectului instant asupra consumatorului.
[Coup dur pour le marché du « génocide », la boisson aussi appelée « coup de bitume » en
raison de son effet instantané sur le consommateur.]
(http://viatabuzaului.ro/2010/02/04/contrabanda-cu-tone-de-genocid/)
a se magnetiza2 ‘se magnétiser’ s’enivrer. C’est curieux, mais ce terme ne
figure dans aucun dictionnaire de l’argot roumain, le seul qui l’enregistre étant un
dictionnaire de synonymes de la langue roumaine !
Aho, aho, măi deputați,
Senatori magnetizați,
Lângă sticle v-adunați
Și toastul mi-l ascultați:
Iarna-i grea, omătu-i mare,
Săniuța moarte n-are.
Săniuță de Crăciun,
Ăsta-i porcul cel mai bun!
Ia mai turnați, măi!
2
En roumain, ce verbe est réfléchi, tandis que dans le cas de l’équivalent français que nous avons
donné, il s’agit d’un emploi pronominal passif qu’on rencontre dans le domaine de la physique.
La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain
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[Aho, aho, vous, les députés,
Sénateurs magnétisés,
À côté des bouteilles venez
Et mon toast écoutez :
La neige est grosse, l’hiver est lourd,
Săniuța3 vit toujours.
Săniuța de Noël,
Ce cochon est le meilleur !
Remplissez les verres encore !]
[Academia Cațavencu, 1998, 52(371)]
3. Métaphore religieuse
Il est intéressant de constater que bon nombre de termes religieux ont acquis
par plaisanterie des significations bachiques, leurs effets sur les consommateurs
étant rapprochés surtout de l’unique certitude de la vie humaine, à savoir la mort !
Ainsi, on a des exemples tels que :
adio, mamă! ‘adieu, maman/mère !’ nom d’une boisson forte et de mauvaise
qualité, dont la consommation excessive est censée provoquer la mort de la
personne en question qui doit donc dire adieu au monde (et à sa mère, en premier
lieu !)… C’est l’une des lamentations les plus utilisées à la campagne lors de
l’enterrement aussi bien d’une mère, que de l’un de ses enfants, dans ce dernier cas
les pleureuses étant celles qui disent les adieux à la place du mort ! (Dumitrescu
2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v.).
Celulă a societății, conform Constituției din acele vremuri, familia lui Macarie,
numeroasă, diversificată și stratificată după vârstă, sex și grad de rudenie, juca rolul de
hematie, transportând băutura botezată de mușterii „adio, mamă”, cu trudă, cu zâmbete
de complezență sau cu un șut bine plasat în coasta javrei sau a cotoiului ce aveau proasta
inspirație de a se gudura în locul și timpul nepotrivit.
[Cellule de la société, selon la constitution de l’époque, la famille de Macarie, nombreuse,
diversifiée et stratifiée par âge, sexe et parenté, jouait le rôle de l’hématite, portant la
boisson appelée « adio, maman » avec peine, avec des sourires de complaisance ou avec un
bon coup bien placé dans la côte du cabot ou du matou qui avaient la mauvaise inspiration
de frétiller de la queue au mauvais endroit et au mauvais moment.]
(Marius Gabor, Amor de dragul ploii, Bucureşti, Karth, 2014)
adormire ‘sommeil’ (dans le langage religieux signifie ‘mort’), donc il s’agit,
bien évidemment, de l’effet de la consommation d’une telle boisson (Tandin
3
Aho représente une interjection, très connue parce que c’est avec elle que commence le texte du
Plugușor (litt. ‘petite charrue’), chant populaire utilisé pour transmettre des vœux le 31 décembre
et le 1er janvier, à l’occasion du Nouvel An. Săniuța (litt. ‘petite luge’) ; c’est une désignation très
connue pour une marque de vodka de mauvaise qualité et très bon marché.
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1993, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură »
‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.). Tandin (1993
et 2009) et Volceanov (1998 et 2006) ajoutent une seconde signification à ce mot,
otravă ‘poison’.
agheasmă ‘eau bénite’ eau-de-vie [Variante : aiásmă] < slave agiazma. Dans
l’argot roumain il signifie aussi toute ‘boisson spiritueuse’, mais aussi ‘poison’ !
Tandin (1993, s.v.), ne mentionne que le sens otravă ‘poison’, tandis que chez
Volceanov (1998 et 2006), le mot est présent avec les deux significations.
Dumitrescu ne précise que le sens ‘boisson’.
aghesmuit, -ă ‘ivre’, mais aussi, en argot, ‘empoisonné’ (Tandin 1993 et 2009,
s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.).
a se aghesmui ‘s’enivrer’. Il est à noter que tandis que la plupart des dictionnaires
de l’argot roumain mentionnent le participe passé de ce verbe (voir supra), le verbe
pronominal ne figure que chez Dumitrescu (2000, s.v. « îmbăta » ‘s’enivrer’) !
Ne aghezmuim la toate nunțile, parastasele și sărbătorile și mai avem și 365 de sfinți în
calendar care merită să fie udați.
[Nous nous enivrons lors de tous les mariages, les repas funéraires et les jours fériés, et
nous avons également 365 saints du calendrier qui méritent de trinquer à leur santé.]
(http://www.zf.ro/ziarul-de-duminica/viata-pe-sapte-carari-romani-alcoolici-6135252)
prescură ‘prosphore’ désigne de manière plaisante une ‘boisson alcoolique
servie en tant qu’apéritif’. Dans les Églises d’Orient – orthodoxes et catholiques
de rite byzantin –, la prosphore désigne spécifiquement le pain levé utilisé pour la
consécration eucharistique lors de la Divine Liturgie. Avec ce sens, le terme figure
chez Țânțaș (2007, s.v.), Volceanov & Volceanov (1998, s.v.), Volceanov (2006,
s.v.) et Tandin (2009, s.v.), tandis que pour Tandin (1993, s.v.) celui-ci signifie
‘casse-croûte légère’.
4. Constructions plus élaborées
Nous avons inclus dans cette section deux catégories de mots : les jeux de
mots (où c’est l’inventivité et la créativité des argotiers qui interviennent, en plus
du caractère ludique) et les culturèmes (dans le cas desquels on a affaire à des
références culturelles parfois difficiles à comprendre par un non natif et, le plus
souvent, impossibles à traduire dans une langue étrangère).
4.1. Jeux de mots
șpriţozol [mot-valise de șpriţ ‘boisson à base de vin avec du soda ou de l’eau
minérale ; une certaine quantité de cette boisson’ – De l’all. Spritzer + -(o)zol
La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain
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‘suffixe rencontré dans le cas de différents noms de médicaments (omeprazol,
pantoprazol, sulfametoxazol, etc.)]
țuicomicină [mot-valise de țuică ‘eau-de-vie’+ (strept)omicină ‘streptomycine’]
(Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ;
Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.)
Șpriţozolu’ și țuicomicina. După cum îmi spunea un mare înţelept (adică tătâne-mio) azi,
astea sunt cele mai bune două medicamente în caz de răceală.
[Le șpriţozol et la țuicomicina. Comme me le disait aujourd’hui un grand sage (c’est-àdire, mon père), ce sont les deux meilleurs médicaments en cas de rhume.]
(https://ancasandu.wordpress.com/2009/01/26/spritozolu-si-tuicomicina/)
vitamina Ț ‘vitamine Ț’ (de țuică), d’après le modèle de ‘vitamine C, B’, etc.
(Volceanov 2006, s.v.)
țuischi (mot-valise de țuică ‘eau-de-vie’ + whisky) (Volceanov & Volceanov
1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v.).
Golii și io trei țoiuri dă țuischi șâ acuș stau rezămat dă umbra unui pahar dă vinschi negru
șâ urât…
[J’vidai moi trois gouttes de țuischi et maint’nant j’m’appuye de l’ombre d’un verre de
vinschi noir et laid…]
(http://luceafaruldinvaleaplangerii.blogspot.com/2018/02/puiu-raducan-romania-dadragobete.html)
visichi (prononciation intentionnellement erronée du mot whisky) (Volceanov
& Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v.)
pișvaser (mot-valise de pișat ‘pisse, urine’ + all. Wasser ‘eau’), pour
désigner une boisson de très mauvaise qualité, qui est très faible du point de vue
de sa concentration alcoolique. (Bobârniche 1996, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v.
« băutură » ‘boisson’). Volceanov & Volceanov (1998, s.v.) et Volceanov (2006,
s.v.) considèrent que le terme désigne la bière faiblement alcoolisée ou la bière de
qualité inférieure, non pasteurisée.
Eu i-aş zice „pişvaser”, fiindcă are 28 de grade şi-i produsă în Pajura, Bucureşti.
[Je l’appellerais « pișvaser », car elle a 28 degrés et est produite dans le quartier Pajura,
Bucarest.]
(http://www.tribuna.ro/stiri/timp-liber/am-lucrat-toat-a-ziua-la-ciorna-unei-poezii-84647.
html)
Ce qui est intéressant c’est que le terme est souvent employé pour désigner
toute autre boisson de mauvaise qualité, le café, par exemple :
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42
Cafeaua de pe la noi e pisvaser. Aceeasi marca are alt gust si alta aroma daca o cumperi din
Italia, Germania sau de oriunde altundeva dar din vest sa fie.
[Le café de chez nous est pișvaser. La même marque a un autre goût et une autre saveur si
vous l’achetez d’Italie, de l’Allemagne ou de tout autre pays de l’Ouest.]
(http://www.reno.ro/-page-t157740-s0.html)
ou bien pour n’importe quoi de qualité minable, même pour une personne :
Eminescu este luceafărul poeziei românești, iar eu sînt un pișvaser și un corupt.
[Eminescu c’est le sommet de la poésie roumaine, tandis que moi, je suis un pișvaser et
un corrompu.]
(http://liternautica.com/la-berarie/)
4.2. Culturèmes
Georgiana Lungu-Badea (2009 : 18), dans un texte représentant la version
entièrement remaniée de la première partie de sa thèse de doctorat Le Rôle du
contexte extralinguistique dans la traduction des culturèmes (2003), publiée sous
le titre Théorie des culturèmes, théorie de la traduction (en roumain, Timişoara,
Editura Universităţii de Vest, 2004), affirme que :
Le terme culturème, créé selon le modèle phonème, morphème, lexème, etc., est une
notion d’emballage qui va au-delà des idées d’un domaine, touchant toutes les créations
socioculturelles. Ce concept hérité de la cybernétique, le culturème, contient le principe de
la mesure de la quantité d’information ou d’originalité et il est inextricablement lié, non
uniquement par son nom, à la culture […] (c’est l’auteure qui souligne).
Elle cite aussi la note qui figure dans le Grand Dictionnaire Terminologique :
« le terme culturème (non courant, 1976) – dont l’équivalent anglais proposé par
CILF est cultureme – est défini en tant qu ’élément constituant d’une culture’ ».
C’est dans ce sens que nous avons interprété les exemples qui suivent.
ochii lui Dobrin ‘les yeux de Dobrin’ désigne une marque d’eau-de-vie qui
présentait sur son étiquette deux prunes bleues, comme les yeux d’un très fameux
e
footballeur roumain des années 60-70 du XX siècle, grand amateur aussi d’eaude-vie ! (Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007,
s.v. ; Tandin 2009, s.v. « ochi » ‘yeux’)
– Lasă, nea Gicule, că „Ochii lu’ Dobrin” e țuică bună, naturală...
[– Laisse tomber, Gicu, car « les yeux de Dobrin » c’est une bonne eau-de-vie, naturelle...]
[AC, 2000, 4(427)]
Rodica Zafiu (2010 : 238) considère que « Unele dintre denumiri sunt
foarte elaborate, mizând pe intertextualitate, pe citatul aluziv sau pe replica
La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain
43
melodramatică »4 et elle inclut dans cette catégorie des noms comme adio, mamă!
(voir supra), te-am zărit printre morminte et șterge-mă din cartea de imobil, que
nous allons mentionner plus loin.
te-am zărit printre morminte litt. ‘je t’ai aperçu(e) parmi les tombeaux’, désignation
pour une boisson alcoolique, faiblement alcoolisée, de provenance douteuse (ce nom
renvoie au titre d’une chanson populaire assez connue), (Volceanov 2006, s.v.).
[…] şi, poate, una din pedepsele grave, monstruoase ale acelor vremi erau şi aceste
alcooluri diavoleşti, cum se mai numeau – „Adio, mamă!”, „Te-am zărit printre
morminte!” […]
[(…) et peut-être l’une des punitions sévères et monstrueuses de cette époque-là était aussi
ces alcools diaboliques, comme on les appelait – « Adieu, maman ! », « Je t’ai aperçu(e)
parmi les tombeaux ! » (…)]
(Nicolae Breban, Singura cale)
șterge-mă din cartea de imobil litt. ‘efface-moi du registre immobilier’ (le
même sens que la construction précédente, renvoie à l’obligation que toutes les
personnes habitant un immeuble figurent dans un tel registre, donc l’effacement
équivaut à la mort de la personne en cause). Volceanov (2006, s.v.) est le seul
auteur qui enregistre cette construction, pourtant assez connue !
6 din 49 ‘6 sur 49’ (le nom d’un jeu de loterie très populaire en Roumanie)
désigne une boisson d’une si mauvaise qualité, que sur 49 personnes qui en
consomment, seulement 6 sortent vivantes de cette aventure…
„He, he, domnișoară, îi mai spune și ‘6 din 49’, că din 49 care beau, numa’ 6 mai trăiesc”,
sare cu vorba, de peste buturugă, și „tainicul” Petre.
[« Ah, ah, mademoiselle, elle s’appelle aussi ‘6 sur 49’, car sur 49 qui en boivent, seulement
6 survivent », se précipite, d’au-delà le chicot, le « mystérieux » Petre.]
(http://adevarul.ro/news/eveniment/lumea-satului-mai-crede-apa-descantata1_50ac000e7c42d5a66383bebf/ index.html)
5. Qualité vs effet
Finalement, nous allons nous arrêter sur deux termes relativement nouveaux dans
l’argot roumain qui renvoient à l’alcool de très mauvaise qualité, notamment le premier
(car une boisson filtrée par un vêtement matelassé dit assez sur sa concentration
alcoolique et surtout sur le procédé artisanal de sa fabrication), tandis que le second,
tout en gardant sa mauvaise qualité, privilégie les effets sur les consommateurs.
Il s’agit de :
4
« Certains noms sont très élaborés, reposant sur l’intertextualité, sur des citations allusives ou des
répliques mélodramatiques » (traduction LB).
Laurențiu Bălă
44
pufoaică ‘manteau court rembourré et matelassé’ < russe fufaika (rapproché
par l’étymologie populaire de puf ‘duvet’). C’est Rodica Zafiu (2009 : 15) qui
parle pour la première fois de ce terme, le second étant déjà enregistré chez
Bobârniche (1996, s.v.), Volceanov & Volceanov (1998, s.v.) Dumitrescu (2000,
s.v. « băutură »), Țânțaș (2007, s.v.) et Volceanov (2006, s.v.).
Când n-au ce bea, trec la pufoaică, o băutură genocid.
[Quand ils n’ont rien à boire, ils prennent la pufoaica, une boisson génocide.]
(http://www.zf.ro/ziarul-de-duminica/viata-pe-sapte-carari-romani-alcoolici-6135252)
matrafox Rodica Zafiu (2010 : 239) affirme que « forma sa evocă ironic o posibilă
denumire comercială de insecticid sau de produs de curățătorie chimică »5, mais
elle évoque aussi le possible résultat d’une contamination de ce nom avec d’autres
termes populaires argotiques, tel que a mătrăși ‘faire disparaitre’. Une « recette »
de cette boisson peut être trouvée chez Oișteanu (2011 : 470) :
O denumire argotică ceva mai nouă este „Matrafox”, care desemnează o băutură meșterită
de oameni nevoiași (alcool etilic, zahăr ars și chimion) sau aflați în recluziune forțată, în
închisorile românești de azi se prepară băuturi alcoolice amestecând spirt medicinal (sau
parfum) cu zahăr și pastă de dinți.
[Un nouveau nom est « Matrafox », qui désigne une boisson fabriquée par les pauvres
(alcool, sucre brûlé et cumin) ou par les personnes se trouvant en réclusion forcée. Des
boissons alcoolisées sont préparées dans les prisons roumaines actuelles en mélangeant
des spiritueux (ou des parfums) avec du sucre et de la pâte dentifrice.]
Comme bien d’autres termes argotiques désignant les boissons alcooliques,
celui-ci aussi a développé un verbe correspondant, a se matrafoxa ‘s’enivrer’ et
dont le participe passé a rôle d’adjectif et signifie ‘ivre’.
Traian Băsescu: „Cînd ajung acasă mă bag direct în pat. Sînt matrafoxat. Mă învelești?”
[Traian Basescu : « Quand je rentre chez moi, je me couche directement. Je suis matrafoxé.
Est-ce que tu me couvres ? »]
(http://www.kmkz.ro/opinii/editorial/sms-urile-porcoase-ale-politicienilor-romani-catrepropriile-neveste/)
Conclusion
Sans avoir la prétention à l’exhaustivité, tout à fait insensée face à une abondance
étonnante de termes qui pourraient figurer dans ce champ lexico-sémantique de
5
« sa forme évoque ironiquement un éventuel nom commercial d’insecticide ou de nettoyant
chimique » (traduction LB).
La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain
45
l’alcool de l’argot roumain, nous nous sommes limité aux termes argotiques les
plus connus désignant différents types de boissons (surtout les boissons fortes).
Il est à remarquer la richesse métaphorique de ces vocables et constructions
lexicales, qui vont du domaine de la médecine jusqu’à celui de la religion, en
passant aussi par le domaine technique, les argotiers faisant preuve d’une
inventivité surprenante. À tout cela on aurait pu ajouter d’autres catégories plus
réduites comme nombre de termes [par exemple, les familles lexicales complexes,
comme a pili – pileală – pilangiu (‘boire – boisson – buveur’)], assez riches dans
l’argot roumain. Ce sera l’objet d’une publication ultérieure.
Enfin, certains termes constituent de véritables références culturelles,
difficilement compréhensibles pour un étranger et surtout, presque impossibles
à rendre dans une autre langue, comme d’ailleurs c’est le cas de presque tout argot.
Bibliographie
Astaloș, George, Pe muche de şuriu. Cânturi de ocnă, Cu microglosare argotice și desene de
Constantin Piliuţă, Bucureşti, Tritonic, 2001
Dimitrescu, Florica, Dicționar de cuvinte recente, ediția a II-a, București, Logos, 1997
Dumitrescu, Dan, Dicţionar de argou şi termeni colocviali ai limbii române, Bucureşti, Teora, 2000
Lungu-Badea, Georgiana, « Remarques sur le concept de culturème », Translationes, « Traduire les
culturèmes/La traducción de los culturemas », no 1, p. 15-78, Timișoara, Editura Universității
de Vest, 2009
Oișteanu, Andrei, Narcoticele în cultura română. Istorie, religie și literatură, ediția a II-a revăzută,
adăugită și ilustrată, Iași, Polirom, Col. Plural M, 2011
Tandin, Traian, Dicţionar de argou al lumii interlope. Codul infractorilor, Bucureşti, Meditaţii,
2009
Tandin, Traian, Limbajul infractorilor, Bucureşti, Paco, 1993
Țânțaș, Viorel Horea, Dicționar de pușcărie. Limbajul de argou al deținuților din România, ClujNapoca, Napoca Star, 2007
Volceanov, Anca & Volceanov, George, Dicţionar de argou şi expresii familiare ale limbii române,
Bucureşti, Livpress, 1998
Volceanov, George, Dicţionar de argou al limbii române, Bucureşti, Niculescu, 2006
Zafiu, Rodica, « ‘Matrafox’ şi ‘pufoaică’ », România literară, no 36, 11 septembrie 2009, p. 15
Zafiu, Rodica, 101 cuvinte argotice, București, Humanitas, Colecţia « Viaţa cuvintelor », 2010
Laurențiu Bălă – maître de conférences à l’Université de Craiova (Roumanie). En 2012, il a fondé la
revue en ligne Argotica. Auteur : L’Argot et l’Argent [Szeged (Hongrie), JatePress, 2015] et Introducere
e
în argotologie (Craiova, Aius, 2015). Coéditeur : Sur l’argot au XXI siècle (Craiova, Universitaria,
2016). Éditeur : Argotica 1 et Argotica 2 [Saarbrücken (Allemagne), Éditions universitaires
européennes, 2016], Argotica 3, Argotica 4, Argotica 5 et Analyse de discours et d’œuvres à la croisée
des disciplines [Saarbrücken (Allemagne), Éditions universitaires européennes, 2017] ; Argotica 6
([Saarbrücken (Allemagne), Éditions universitaires européennes, 2018] ; Argotica 7 ([Saarbrücken
(Allemagne), Éditions universitaires européennes, 2019].
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.05
Gueorgui Armianovń
ń
INALCO, CREE, Université
Sorbonne Paris Cité
https://orcid.org/0000-0001-8870-4616
glarmianov@gmail.com
Celui qui boit, ne pense pas à mal (Comment dire boire
et boisson en langage familier et en argot bulgare ?)
RÉSUMÉ
Les dernières décennies du XIX siècle marquent le début des recherches scientifiques consacrées aux
sociolectes bulgares, notamment aux argots secrets des artisans : maçons, cordonniers, musiciens de
la rue, mendiants, petits voleurs. Progressivement, l’intérêt se tourne vers les argots corporatifs des
écoliers et des étudiants des grandes villes et ces sociolectes restent au centre des études jusqu’à nos
jours. Toutefois, le vocabulaire argotique relatif aux boissons et à l’action de boire n’a jamais été
spécialement étudié en Bulgarie. L’article proposé, qui est basée sur plusieurs ouvrages littéraires et
journalistiques, les forums d’Internet et le discours quotidien, examine le vocabulaire de l’argot bulgare
relatif aux boissons et à l’action de boire, ses relations avec la langue standard et le langage familier,
leurs différences et leurs similitudes. Le vocabulaire analysé est classifié selon son appartenance à une
variété spécifique de la langue nationale : langue standard, langage familier et sociolecte ; puis, chaque
groupe est organisé selon les caractéristiques lexico-morphologiques des éléments constitutifs : verbes,
substantifs ou adjectifs, expressions verbales ou substantivales.
e
MOTS-CLÉS – argot, langue standard, langage familier, régiolectes, urbanolects, langues étrangères
He Who Drinks Does Not Think of Evil: How to Say ‘to Drink’ and ‘Beverage’
in the Bulgarian Slang?
SUMMARY
The last decades of the 19th century marked the beginning of scientific research devoted to
Bulgarian sociolects, especially to the secret slangs of craftsmen: masons, shoemakers, street
musicians, beggars, and petty thieves. Gradually, attention was being directed to corporate slangs of
schoolchildren and university students of large cities, and it is these particular sociolects that remain
at the centre of many studies to the present day. However, slang vocabulary related to drinks and
drinking has never been studied in Bulgaria. The proposed article – based on a study of numerous
literary and journalistic works, Internet forums, and daily discourse – examines the vocabulary
of Bulgarian youth slang for drinks and drinking, its relationship to the standard language and
colloquial speech, as well as the differences and similarities between them. The analysed vocabulary
is classified according to its affiliation to a specific variation of the national language: standard,
[47]
48
Gueorgui Armianov
colloquial speech, and social dialects. Further, each group is organised according to the lexicomorphological characteristics of the constitutive elements: verbs, nouns or adjectives, as well as
verbal or noun expressions.
KEYWORDS – slang, standard language, colloquial speech, regional dialects, urbanolects, foreign
languages
Introduction
Les premiers ouvrages scientifiques consacrés aux argots bulgares datent de
la fin du XIXe siècle et s’intéressent principalement aux vocabulaires des variétés
langagières secrètes des artisans : maçons, musiciens, mendiants1. Au début des
années 1930, l’intérêt se tourne vers l’argot des étudiants des grandes villes,
principalement la capitale Sofia et la deuxième ville Plovdiv, et ils restent au
centre des études jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, le vocabulaire argotique relatif
aux boissons et à l’action de boire n’a jamais été spécialement étudié en Bulgarie.
À l’époque de l’apparition de l’argot moderne bulgare, le nombre de mots et
de phrases de ce groupe sémantique n’est pas impressionnant2 même s’il augmente
constamment avec le temps. Aujourd’hui, il existe quelques travaux sur ce type
de lexique, qui sont consacrés exclusivement aux dialectes régionaux3, malgré le
fait que certains termes soient entrés dans le langage familier et les sociolectes.
Le présent article examinera ce vocabulaire spécifique dans le cadre de l’argot
des jeunes Bulgares, ses origines, son évolution, son caractère lexical et les
changements survenus depuis les dernières décennies du XIXe siècle jusqu’à nos
jours. L’étude est basée sur plusieurs ouvrages littéraires et journalistiques, les
forums d’Internet et le discours quotidien de gens ordinaires.
Or, avant de se pencher sur les questions linguistiques, il est nécessaire de
donner une explication du titre de cet article. Dans la langue bulgare, il y a beaucoup
de dictons consacrés à la nourriture, aux boissons et à l’atmosphère festive. L’un
parmi les plus populaires, enregistré il y a longtemps, nous dit : (Celui) Qui
chante, ne pense pas à mal ! Dans l’argot, le champ sémantique des boissons et
de l’action de boire est l’un des plus vastes et des plus productifs, et les jeunes
1
2
3
Iv. Šišmanov, « Belejki kam bǎlgarskite taini ezitsi i poslovečki govori » [Notes à propos des
langues secrètes bulgares et des langages proverbiaux], in Sbornik za narodni umotvorenija
– SBNU [Recueil de matériaux traditionnels], Sofia, Éditions de l’Académie des Sciences de
Bulgarie, 1895, Vol. 12, p. 15-50 ; St. Argirov, « Kam bǎlgarskite taini ezitsi » [À propos des
langues secrètes bulgares], in Spisanie na bǎlgarskoto knižovno družestvo [Revue périodique de
la Société littéraire bulgare], Sofia, 1901, p. 2-41.
P. Voïnikov, « Tarikatsko-bâlgarski rečnik » [Dictionnaire argot-bulgare], Rodna reč, No. 2,
1930, p. 67-76 ; St. Stojkov, « Sofiďskiyat učeničeski govor » [L’argot des étudiants de Sofia], in
Annuaire de l’Université de Sofia, t. XLII, 1946, p. 35-41.
Par exemple : M. Koteva, Termes liés aux nourritures et à leur préparation, Thèse de doctorat,
Académie bulgare des sciences, 2015.
Celui qui boit, ne pense pas à mal...
49
Fig. 1. Iv. Šišmanov, « Beležki kǎm bǎlgarskite taïni ezitsi i poslovečki govori » [Notes à propos des
langues secrètes bulgares et des langages proverbiaux], in Sbornik za narodni umotvorenija – SbNU
[Recueil de matériaux traditionnels], Sofia, Vol. 12, 1895
50
Gueorgui Armianov
Fig. 2. Stojko Stojkov, « Sofiïskiyat učeničeski govor » [L’argot des étudiants de Sofia], in Annuaire
de l’Université de Sofia, Faculté historico-philologique, t. XLII, 1946
Bulgares, qui aiment jouer avec les mots, ont transformé la phrase en utilisant la
ressemblance phonétique entre le verbe ‘chanter’ péya et le verbe ‘boire’ pìya. En
conséquence, le dicton traditionnel est devenu Celui qui boit, ne pense pas à mal !
en suggérant que ceux qui boivent de l’alcool sont des gens bons et agréables.
1. Langue standard
Dans le dicton original, nous trouvons uniquement des mots standard, même si
son utilisation n’est pas limitée à une couche supérieure de la société, ni à un niveau
élevé d’éducation ou à un usage littéraire ou officiel. En effet, la langue standard
possède un vocabulaire plutôt réduit pour dire ‘boire’, ‘boisson’, ‘ivre’, etc. Nous
Celui qui boit, ne pense pas à mal...
51
y découvrons le verbe principal píya ‘boire’ (aspect imperfectif) et plusieurs
verbes dérivés, perfectifs et imperfectifs secondaires, dont la signification varie
selon le préfixe utilisé : dopíya / dopivam ‘finir de boire’, izpíya / izpivam ‘boire la
quantité entière’, otpíya / otpivam ‘boire la première gorgée’, prepíya / prépivam
‘boire avec excès’, etc. Il existe encore quelques verbes, construits sur d’autres
bases, qui possèdent toujours une connotation négative : nalivam se ‘boire avec
excès’, piyanstvam ‘boire régulièrement et avec excès’, loča ‘boire beaucoup’.
Le standard possède un nombre plus grand de substantifs et d’adjectifs, résultat
surtout de la présence de nombreux termes d’origine étrangère, par exemple :
• noms de boissons : vino ‘vin’, bira ‘bierre’, rakiya ‘eau-de-vie’, mastika
‘boisson anisée’, džin ‘gin’, ouiski ‘whisky’, grozdova ‘eau-de-vie de raisin’,
slivova ‘eau-de-vie de prunes’, višnovka ‘liqueur de griottes’ ;
• restaurant, bistrot : pivnitsa, krâčma, birariya, bar, vinarna, izba ;
• ivresse : piyanstvo ;
• ivrogne : piyanitsa ;
• personne, qui boit beaucoup : piyač ;
• ivre, soûlé : piyan, napit (participe passé passif du verbe napiya ‘soûler’).
2. Langage familier
Le langage familier bulgare, qui est traditionnellement situé à la frontière
entre la langue standard et les variétés non-standard (régiolectes, argots,
urbanolectes) présente un vocabulaire plus riche et plus varié par rapport à la
langue standard. La grande différence entre ces deux vocabulaires se trouve dans
leur niveau d’expressivité et leurs sphères d’utilisation : neutre et officielle pour
le standard, stylistiquement colorée et détendue pour le langage familier. De plus,
contrairement aux termes dialectaux, les unités familières ne sont pas limitées
par des barrières territoriales ou sociales – certaines sont adoptées par toute la
population, souvent utilisées dans la presse, à la radio et à la télévision, même dans
les discours officiels. Ces termes peuvent être divisés en deux grands groupes :
Verbes et expressions verbales :
• boire d’un seul coup : gavrâtvam / gavrâtna (litt. renverser), oudryal /
oudarya (litt. frapper, descendre) ;
• boire beaucoup : lokam / lyokam, tsokam (litt. laper) ;
• boire un verre, une portion : lyuskam / lyusna (litt. frapper) ;
• se soûler : nalyuskvam se / nalyuskam se (litt. se heurter), namokryam
se / namokrya se (litt. se mouiller), naryazvam se / nareža se (litt. se couper),
natryaskvam se / natryaskam se (litt. se fracasser) ;
• boire pour une occasion, offrir un verre : polivam / poleya (litt. arroser) ;
• boire beaucoup d’eau après avoir bu trop d’alcool : gasya požar (litt.
éteindre l’incendie’).
52
Gueorgui Armianov
Substantifs et adjectifs :
• ivrogne, pochard : piyandour, piyandé, sarhoš (du turc sarhoş ‘ivrogne’) ;
• boissons : pârvak ‘la fraction initiale d’eau-de-vie, riche en méthanol, qui
ne se boit pas’, patoka / patoki ‘la dernière, la plus faible fraction d’eau-de-vie’,
šliokavitsa, partsoutsa ‘eau-de-vie de piètre qualité’ ;
• une portion, un verre de boisson alcoolisée : ičkiya (arch., du turc içki
‘boisson alcoolisée), naprâstnik (litt. dé à coudre) ‘petit verre’ ;
• ivre : nakvasen, nalyokan, nalyuskan, namokren, natryaskan, natsokan,
podmokren (uniquement des participes passés passifs, construits à la base de
verbes d’origine standard ou familière).
3. L’argot des jeunes
À la différence de la langue standard et du langage familier, l’argot des jeunes
Bulgares possède un vocabulaire propre à désigner l’action de boire extrêmement
riche et original. L’esprit des jeunes, et le langage argotique en particulier, sont
très émotionnels, très expressifs et il n’est pas étonnant que pour certaines notions
on trouve un grand nombre de mots et d’expression parce que derrière chaque
terme argotique se trouvent non seulement des raisons sémantiques mais aussi
pragmatiques très solides. Par rapport à la langue standard, l’argot fournit à ses
utilisateurs un ensemble d’outils linguistiques différents qui leur permet non
seulement de nommer une personne ou un objet, mais aussi d’exprimer leur
opinion sur une large gamme d’importants sujets de la vie, tels que les relations
personnelles, le sexe, l’amour, l’alcool et les boissons, les stupéfiants, l’école et
les études, la musique4. De plus, l’argot offre la possibilité d’obtenir l’acceptation,
la reconnaissance et même un certain statut élevé parmi les pairs.
3.1. Verbes et expressions verbales
Dans le large champ sémantique du verbe ‘boire’ avec ses nuances, qui est
un verbe fondamental pour les jeunes, nous constatons plus de cinquante verbes,
le plus souvent d’aspect perfectif, qui dévoilent une expressivité et un humour
remarquables, par exemple :
• boire : boufkam5 (litt. entasser, fourrer), doumna6 (litt. tonner), drânna (litt.
sonner), drinkam (de l’anglais ‘to drink’), firkam, grâmvam / grâmna (litt. tonner),
kârkam (aussi en serbe, croate, macédonien, tchèque), lizgam (litt. glisser),
4
5
6
Voir aussi J. Sledd, « On not teaching English usage », English Journal, vol. 54, 1965, p. 699.
Les exemple argotiques sont tirés de G. Armianov, Rečnik na bălgarskiya žargon [Dictionnaire
de l’argot bulgare], Ed. Figura, Sofia, 2012 ainsi que de plusieurs journaux d’Internet et ouvrages
littéraires.
Il faut noter que certains verbes argotiques existent dans un seul aspect : imperfectif ou perfectif.
Celui qui boit, ne pense pas à mal...
53
metkam (litt. jeter), opâvam/opâna (litt. tendre), porkam, poukam (litt. craquer),
smouča (litt. sucer), čalastrya (arch.), žabam (litt. boire comme un grenouille),
žmoutsam, etc. ;
• se soûler : anesteziram se (litt. s’anesthésier), betoniram se (litt. se
bétonner), guipsiram se (litt. se plâtrer), nafirkam se, nakâlva se, nakârkvam
se / nakârkam se, nalyustya se (perf.), namotaya se (litt. s’enrouler), namotiča
se (litt. devenir comme une binette), naporkam se, nasvyatkam se (litt. se faire
des éclairs), nataralyankam se (perf.), natsepya se (litt. se fendre, se scinder),
nafirkvam se / nafirkam se, olivam se / oleya se (litt. s’éclabousser), ostaklyam se
(litt. se vitrifier), etc. ;
• boire avec excès : dânya (litt. frapper fortement), žmorya, žoulya (litt. cingler) ;
• boire pour se faire plaisir : ouvažavam se (litt. se faire respecter par soi-même).
L’utilisation de certains termes, comme kârkam, porkam, nasvyatkvam se /
nasvyatkam se, est si ancienne et si large qu’ils sont souvent considérés aujourd’hui
comme familiers. Pourtant, leur transition vers le standard n’est pas achevée,
surtout à cause de leur caractère expressif et péjoratif.
Le cercle d’expressions verbales est aussi très abondant et intéressant. Nous
y découvrons :
• boire : četa kniga (litt. lire un livre), izkarvam vâzdouha ot boutilkata (litt.
faire sortir l’air de la bouteille), nasvyatkam se (litt. se faire des foudres), nalivam
v kartičinata (litt. verser dans le trou de la taupe), sipvam v mivkata (litt. verser
dans le lavabo), smazvam gârloto (litt. tartiner la gorge) ;
• boire une dernière portion, un dernier verre : touryam / tourya (oudryam /
oudarya) kapaka (litt. mettre / frapper le couvercle) ;
• boire beaucoup et en conséquence mes yeux deviennent rouges : rabotya s
oksižena (litt. travailler avec le chalumeau oxyhydrique) ;
• vaciller en marchant en état d’ivresse : ouča se da hodya (litt. apprendre
à marcher) ;
• vomir : dera mački (kotki, kateritsi, lisitsi) (litt. écorcher des chats / des
écureuils, des renards/), plaša činiyata (litt. effrayer la cuvette de WC).
3.2. Substantifs
Les substantifs et les expressions substantivales qui désignent une boisson,
une personne, un objet ou une situation festive sont très nombreux et originaux.
Leur utilisation est extrêmement élevée et certains ont progressivement atteint la
frontière entre l’argot et le langage familier. L’on peut spéculer que dans un temps
proche, plusieurs termes passeront cette ligne et s’installeront dans le discours
des gens de toutes catégories sociales, comme c’était déjà le cas avec beaucoup
d’autres d’origine non-standard. Dans ce groupe, les jeunes utilisent toutes les
méthodes de transformation sémantique ou formelle pour décrire quelque chose,
54
Gueorgui Armianov
pour exprimer leurs sentiments ou pour se moquer ou ridiculiser. Voici une liste
non-exhaustive des termes les plus populaires :
Personnes et objets :
• personne ivre : dâska, talpa, taraba (litt. planche de bois), guipse (litt.
plâtre), tsepenitsa (litt. bûche) ;
• ivrogne : alkaš, alkonavt, alkoholiste, alkoholyanka, boutilka, inventar
(mebel) na zavedenieto (litt. matériel [meuble] du bistrot), kamila (litt. chameau),
krâčmonavt, kârkandé, kârkač, maïstor na spirta (litt. maître de l’alcool : jeu de
mots avec l’expression maïstor na sporta ‘maître du sport, excellent sportif’),
maneken na vinprom (litt. mannequin de l’industrie de l’alcool), myah (litt.
outre, peau de bouc cousue en forme de sac), popivatelna (litt. papier buvard),
porkadžiya, porkač, smoukatel, smoukač (litt. suceur), syunger (litt. éponge, du
grec σφουγγάρι et du turc sünger) ;
• personne, qui boit beaucoup : gâba (litt. éponge), gyum (litt. berthe à lait) ;
• soirée où on boit beaucoup : zapoï, zapivka, piyačka, porkane, razpivka ;
• ivresse, gueule de bois : mahmur, mahmurluk (de l’arabe, via le turc
mahmur), totalna šteta (litt. dégât total) ;
• bouteille : kniga (litt. livre), BZNS ‘bouteille verte de bière’ à cause de la
couleur verte du drapeau du parti agricole dont les initiales sont BZNS, BMW
‘bouteille d’eau minérale’, botâl (de l’anglais bottle) ;
• bouteille de 100 ml : ampoula ‘ampoule’, biberon ‘biberonne’,
gagaarinka ‘une petite Gagarine’ (origine inconnue), houliganka (litt.
une petite houligane), patron, patronče (litt. cartouche, petite cartouche),
sprintsovka (litt. seringue) ;
• boisson alcoolisée : antifrize (litt. antigel), gorivo (litt. carburant), noti (litt.
notes musicales), tvârdo gorivo (litt. combustible fort) ‘boisson alcoolisée forte’,
zeleno kafe (litt. café vert) ‘bière’ ;
• une portion, un seul verre de boisson alcoolisée : drink, shot ;
• eau, jus, soda, etc., utilisées pour diluer la boisson alcoolisée : omekotitel
(litt. adoucisseur), razreditel (litt. diluant).
Boissons et cocktails :
• Soyouz–Apollo ‘cocktail vodka Coca-cola’ ;
• janta (jeu de mots, litt. jante de voiture) ‘cocktail gin Fanta’ ;
• coca-cola s čoubritsa (litt. Coca-cola à la sarriette) ‘mélange de coca-cola
et de rhum’ ;
• yaponsko outro (litt. matin japonais) ‘cocktail vodka Campari’ ;
• R’n’B (jeu de mots avec les premières lettres des ingrédients rakiya ‘eau-devie’ et bira ‘bière’) ‘mélange d’eau-de-vie et de bière’ ;
• zemedelsko whisky (litt. whisky agricole) ‘crème de menthe’ ;
• bozdugan (litt. massue) ‘cocktails de plusieurs boissons alcooliques’ ;
• oblak (litt. nuage) ‘pastis avec des glaçons’ ;
• tsiganka (litt. Tsigane) ‘mélange d’eau-de-vie et de pastis’ ;
Celui qui boit, ne pense pas à mal...
55
• combinezon (litt. combinaison), mandža (litt. tambouille), otrova (litt.
poison) ‘cocktail cognac Coca-cola’ ;
• perniški Baileys (litt. Baileys de la ville ouvrière de Pernik) ‘mélange d’eaude-vie et de boza’ (boisson fermentée, à base de céréales) ;
• grozdomicine, slivomicine, mastikozine, rakicine : jeux de mots dont
le résultat ressemble au nom d’un médicament mais qui signifie une boisson
alcoolisée forte ;
• martenička (litt. porte-bonheur traditionnel formé d’un fil rouge et d’un fil
blanc tressés ensemble) ‘une bouteille de vin rouge et une de vin blanc’ ;
• šampoansko : jeu de mots de šampansko ‘champagne’ et de šampoàn
‘shampooing’ signifiant une boisson pétillante.
3.3. Adjectifs
L’argot des jeunes Bulgares nous propose un nombre très limité de vrais
adjectifs. La grande partie est en réalité composée de participes passés actifs
ou passifs, construits à la base de presque chaque verbe signifiant ‘boire’ ou ‘se
soûler’, par exemple : anesteziran, betoniran, nakvasen, nakârkan, nalyuskan,
nažmoren, nasvyatkan, ostâklen, tous signifiant ‘personne ivre’. Il y a aussi
quelques exceptions comme mató / matió, mortos ‘ivre’ et mahmurliya (du turc
mahmur ‘bourré, imbibé’) ‘qui a la gueule de bois’.
Nous découvrons aussi quelques expressions adjectivales comme par
exemple : oumryal ot stoud (litt. mort de froid) ‘refroidi, glacé’, mahmura mi se
e kačil (skočnil) na glavata (litt. la gueule de bois est montée / a sauté sur ma tête)
‘je me sens sonné, j’ai la gueule de bois après une soirée bien arrosée’.
À ce groupe, nous pouvons ajouter quelques compositions adjectivales de
comparaison, qui désignent un degré très élevé de la caractéristique principale et
qui sont créées selon la formule ADJ. + comme + SUBST. :
• très ivre : piyan kato taraba (talpa – litt. planche), dârvo (litt. bûche), gâz,
zadnik (litt. fesses), gyon (litt. cuir du talon), gyosteritsa (litt. bâton), zmeï (litt.
dragon), zmiya, smok (litt. serpent, couleuvre), kazak (litt. cosaque), motika (litt.
binette), staršina (litt. sergent), tikva (litt. citrouille), toupan (litt. tambour) ;
• complètement sobre : trezven kato kamila (litt. chameau), krastavitsa,
krastavička (litt. concombre, cornichon), krouška (litt. petite poire), morkovče
(litt. petite carotte), repička (litt. petit radis), sâdiya (litt. juge).
Le lien entre le sens du substantif constitutif et l’adjectif lui-même nous
semble logiquement impossible, voire absurde, mais c’est précisément l’objectif
de l’énoncé argotique : frapper l’interlocuteur par son originalité, par son
expressivité et ainsi accentuer le degré élevé de la caractéristique.
Dans l’argot bulgare, nous ne trouvons pratiquement pas de pronoms,
d’adverbes ou des particules spécifiques. Les usagers se contentent d’utiliser
l’ensemble des éléments que leur fournit la langue standard.
56
Gueorgui Armianov
Du point de vue de la grammaire, on peut noter une adaptation des termes
d’origine étrangère – verbes, substantifs ou adjectifs – selon les règles de la variété
prédominante sur place. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la présence des dialectes
régionaux était encore assez forte en Bulgarie et, par conséquent, dans le discours
des étudiants de Sofia l’impact phonétique et morphologique des régiolectes
occidentaux était très visible7, juste comme l’argot des jeunes de la ville de Plovdiv
était influencé par les dialectes sous-balkaniques et ceux des Rhodopes et de la
Thrace8.
4. Origines du vocabulaire argotique
Il a déjà été indiqué qu’une grande partie du vocabulaire argotique est
d’origine nationale et consiste en mots dont la signification en règle générale
a subi une métamorphose pour obtenir un nouveau sens ou une nouvelle forme et
ainsi échapper à la banalisation rapide9. En ce qui concerne les termes d’origine
standard, ils sont tous passés par une transformation sémantique qui leur a donné
la nouvelle signification argotique. Au contraire, le nombre de mots d’origine
dialectale est assez restreint et, à cause de leur popularité limitée, ils sont empruntés
aux régiolectes presque sans transformations formelles ou sémantiques.
Les termes étrangers sont très nombreux et, au cours du XXe siècle, une
diminution progressive des termes orientaux et balkaniques s’est produite au
profit des termes occidentaux. L’influence de la langue française était dominante
au début du XXe siècle, mais depuis les années 1950-1960 l’anglais s’est installé
progressivement comme la source étrangère principale de nouveaux termes.
Aujourd’hui, la présence massive de mots et d’expressions argotiques d’origine
anglaise est visible à l’œil nu ; ils ont presque totalement supplanté les autres
termes occidentaux.
Conclusions
L’analyse du lexique argotique relatif aux boissons et à l’action de boire nous
montre une grande disparité entre la langue standard et les variétés non-standard,
notamment : un verbe de base, quelques verbes dérivés, quelques adjectifs et
noms (certains internationaux) de boissons dans le vocabulaire standard contre
des dizaines de lexèmes dans le langage familier et surtout dans l’argot des jeunes
Bulgares. L’explication se trouve dans le fait que l’objectif principal du locuteur de
7
St. Stojkov, op. cit., p. 6-7 et 21-22.
Le matériel sur l’argot des étudiants de Plovdiv m’a été gracieusement offert par le célèbre
musicien et écrivain Milcho Leviev et le journaliste Alexander Kondodimo.
9
P. Voïnikov, op. cit., p. 67-76 ; St. Stojkov, op. cit., p. 18-29.
8
Celui qui boit, ne pense pas à mal...
57
l’argot n’est pas simplement de désigner un objet ou une action, mais plutôt de les
nommer en exprimant en même temps sa propre attitude, son originalité, sa créativité
linguistique ainsi que ses préférences personnelles. La vie des termes est elle aussi
différente : longue et stable pour le standard et assez réduite, voire éphémère pour
les termes argotiques – quelques années, parfois un an, même une saison.
Il est important de noter que, depuis les années 1980-1990, on observe une
tendance de transition accélérée de termes argotiques vers le langage familier. Cette
tendance est étroitement liée à la libéralisation de la langue bulgare après la chute
du régime communiste et la disparition de plusieurs tabous sociaux et langagiers.
Par conséquent, beaucoup de termes argotiques bien connus sont entrés dans les
programmes de la radio et de la télévision, dans le discours décontracté de gens de
tout âge et niveau social, des journalistes, des responsables politiques, y compris
des membres du gouvernement bulgare. Ce processus expose un véritable flou,
voire une disparition des frontières distinctes entre l’argot et le langage familier
durant les dernières décennies, ainsi qu’une existence parallèle de beaucoup
de termes dans les deux variétés substandard. Toutefois, dans ce processus de
« promotion » et de gain de prestige, on ne découvre pas encore de cas enregistrés
et indiscutables d’adoption d’argotismes au sein de la langue standard Bulgare.
Bibliographie
Argirov, Stoyan, « Kǎm bǎlgarskite taini ezitsi » [À propos des langues secrètes bulgares], in Spisanie
na bǎlgarskoto knižovno družestvo [Revue périodique de la Société littéraire bulgare], Sofia,
1901, p. 2-41
Armianov, Gueorgui, Bălgarskiyat žargon – leksiko-semantičen i leksikografski aspekt [L’argot
bulgare – l’aspect lexico–sémantique et lexicographique], Sofia, Ed. Université de
Sofia « St. Kliment Ohridski », 1995
Koteva, Margarita, Nazvaniya, svărzani s hranite i tyahnoto prigotvyane [Termes liés aux nourritures
et à leur préparation], Thèse de doctorat, Académie bulgare des sciences, Sofia, 2015
Sledd, James, “On not teaching English usage”, English Journal, vol. 54, no 8, National Council of
Teachers of English, 1965, p. 698-703
Stojkov, Stojko, « Sofiïskiyat učeničeski govor » [L’argot des étudiants de Sofia], in Annuaire de
l’Université de Sofia, Faculté historico-philologique, t. XLII, 1946, p. 1-73
Šišmanov, Ivan, « Beležki kǎm bǎlgarskite taïni ezitsi i poslovečki govori » [Notes à propos des
langues secrètes bulgares et des langages proverbiaux], in Sbornik za narodni umotvorenija
– SbNU [Recueil de matériaux traditionnels], Sofia, Vol. 12, 1895, p. 15-50
Voïnikov, Petko, « Tarikatsko-bâlgarski rečnik » [Dictionnaire argot-bulgare], Rodna reč, no 2, Sofia,
1930, p. 65-76
Gueorgui Armianov – est Maître de conférences en langue et linguistique bulgares à l’Institut
national des langues et civilisations orientales, Université Sorbonne Paris Cité. Il a été chargé de
cours en linguistique bulgare à l’Université de Sofia et chercheur à l’Institut de langue bulgare auprès
de l’Académie bulgare des sciences en Bulgarie. G. Armianov a travaillé en tant que lecteur de
langue, littérature et civilisation bulgares à l’Université de Londres et à l’Université d’Oxford (1992-
58
Gueorgui Armianov
1994), et à l’Université de Strasbourg (1998-2005). Ses intérêts scientifiques portent sur la
grammaire, la lexicologie et la lexicographie bulgares, la sociolinguistique, les variétés substandard
et les contacts linguistiques entre les langues slaves et entre les langues des Balkans. Auteur de
L’Argot bulgare – l’aspect sémantique et lexicographique (1995), Les Dialectes sociaux européens
et les relations « Est – Ouest » dans la linguistique (2004), Dictionnaire de l’argot bulgare (2012),
Bulgare Express (2018), de plus de cinquante articles et co-auteur du Dictionnaire de la langue
bulgare, Vol. 6–11 (1983-1998), Dictionnaire des mots étrangers dans la langue bulgare, (1996),
L’Hospitalité en Europe, vol. 2 : Traditions d’hier, recettes d’aujourd’hui (1999), Dictionnaire des
verbes bulgares (en préparation).
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.06
Sabine Bastian ń
Universität Leipzig ń
https://orcid.org/0000-0001-5768-355X
sbastian@uni-leipzig.de
Christian Oertl
Universität Leipzig
https://orcid.org/0000-0001-6782-2226
christian.oertl@googlemail.com
L’alcool et comment on en parle entre jeunes
en Allemagne et en France
RÉSUMÉ
Cet article prend pour sujet des expressions allemandes et françaises dans le domaine de boissons
alcoolisées. Comme 11% des jeunes âgés de 17 ans déclarent boire régulièrement de l’alcool, une
recherché comparative dans ce domaine promet une évaluation copieuse vu que ces habitudes
linguistiques influencent également la façon dont s’expriment les plus âgés. La plupart du corpus a été
récoltée, analysée et discutée lors d’une étude sur le terrain pendant trois semaines dans un des bars
les plus populaires parmi les jeunes Leipzigois. Les abréviations constituent le phénomène le plus
fréquent, suivies des métaphores ainsi que des expressions ironiques voire satiriques. Des néologismes
sont également entrés dans le registre, par exemple l’acronyme Uwe (unten wird’s eklig – en bas, c’est
dégoûtant), ce qui est une allusion au prénom masculin allemand Uwe et désigne la dernière gorgée
d’une boisson. La traduction se présente parfois comme problématique en raison de jeux de mots ou de
realia. Cependant, plein d’options lexicales sont disponibles afin de transmettre le message souhaité.
MOTS-CLÉS – parler jeune, argot des bars, loisirs, boissons alcoolisées, alcool
Youth Slang Expressions Relating to the Consumption of Alcoholic Drinks
in German and French
SUMMARY
This article focuses on German and French youth slang expressions that refer to the consumption of
alcoholic drinks. Since 11% of 17-year-olds admit to consuming alcohol regularly at different places
– such as friends’ houses, bars, or even school – a cataloguing study of conversational habits in this
field promises a productive evaluation as these habits also influence older people’s conversational
[59]
60
Sabine Bastian, Christian Oertl
habits. The largest part of the corpus has been collected, analysed, and discussed in a three-week
field study in one of Leipzig’s most popular spots among young people. Short forms are one of the
most common expressions used by young people, while metaphors as well as ironic and satiric
expressions are just as common. Even new creations have been registered, such as the acronym
‘Uwe’ (‘unten wird’s eklig’, i.e. ‘at the bottom it’s nasty’), which is also an allusion to the German
male name ‘Uwe’, but here it refers to the last sip of a beer or any other drink. Translation may seem
hard due to puns and a given contextual reality. However, there are many lexical options available
to make sure that the intended message is kept alive.
KEYWORDS – youth slang, bar slang, leisure habits, drinks, alcohol
Introduction
Parlant de sa génération, l’Allemand Amadeus Ulrich (20 ans) cite les
dénominations « Generation doof » (« génération idiote »), « Generation sorglos »
(« génération sans-souci »), « Generation Internet » (« génération Internet ») et
« Generation dick » (« génération grosse »), mais en réalité, cette génération
est surtout une « Generation Alkohol » (« génération alcool »). Selon lui, pour
un week-end réussi, il faut boire de l’alcool sans retenue dans des beuveries,
partouzes « à forfait », débouchant parfois sur une intoxication alcoolique
(cf. Ulrich : Zeit online, 15.11.2011).
Les jeunes en France connaissent très bien cette situation qu’ils décrivent
comme « fête » qui est une « chouille », forcément alcoolisée. Ils empruntent
également des termes anglais comme le « binge drinking »1 qu’ils traduisent par
« défonce totale » ou « biture express », lorsque les jeunes en Allemagne emploient
le terme « Komasaufen », qui signifie « boire jusqu’à l’état comateux ».
C’est le point de départ de notre recherche comparative dans le domaine de
la relation entre les jeunes et l’alcool et la façon dont ils en parlent. Il s’agit de
faire d’abord un bref inventaire des expressions non-standard actuelles autour des
boissons alcooliques et l’acte de boire, notamment auprès des jeunes, mais aussi
auprès des plus âgés influencé par le langage des jeunes. Les corpus dépouillés
sont tirés d’une part d’Internet, centrés sur les témoignages des adolescents2 et
d’autre part sur le recueil d’exemples sur le vif dans un bar fréquenté par des
jeunes Leipzigois.
En étudiant la sémantique de ces expressions dans leurs contextes et en
comparant l’usage des termes français et allemands nous nous posons la question de
l’internationalisation non seulement du phénomène de la consommation d’alcool
mais aussi de sa mise en mots dans nos deux pays, la France et l’Allemagne.
Les exemples choisis ainsi que quelques conseils aux (futurs) traducteurs et
1
2
Binge-Dringing (2011) : http://jeunes.alcool-info-service.fr/alcool/binge-drinking#.
Melissa (2017) : J’étais alcoolique à 25 ans, voici où j’en suis, deux ans plus tard. Voir
également Beaugé et al. 2011.
L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France
61
interprètes ont pour but de démontrer des stratégies linguo-traductologiques. La
recherche d’équivalents acceptés par les (jeunes) lecteurs de textes, de romans
et de commentaires dans les réseaux sociaux ainsi que les spectateurs de films
dans ce domaine pose souvent des problèmes de traduction car les dictionnaires
n’indiquent que peu de propositions. Cette quasi-absence d’études germanofrançaises dans le domaine du parler jeune sur la consommation d’alcool cimente
notre motivation de débloquer la situation.
La recherche sociologique ayant recours aux statistiques de la consommation
des jeunes adolescents indique qu’à 17 ans, l’alcool est la substance psychoactive
la plus consommée3. Pas moins de 11% des jeunes âgés de 17 ans déclarent boire
régulièrement de l’alcool. À la différence des adultes, la consommation se pratique
plutôt le week-end entre amis et non pendant la semaine ou en solitaire. Les lieux
de consommation préférés sont les domiciles (privés, des amis ou des parents) et
les débits de boissons (bars, pubs, discothèques), suivis des lieux publics ouverts et
l’école. Deux tendances à propos de la consommation régulière sont présentes : dans
des milieux socio-économiques plus élevés, plus de personnes boivent de l’alcool
et, vu leurs ressources financières, ils en ont plus souvent la possibilité que les
personnes d’autres milieux. Enfin, la consommation régulière d’alcool est croissante
et plus importante dans les familles où les deux parents ne vivent plus ensemble ou
dans lesquelles les enfants vivent séparément des parents, en internats par exemple.
Les exemples français et une partie des exemples allemands4 ont été repérés
chez ceux parlant du problème de la consommation d’alcool. Pour le français nous
renvoyons à la recherche de Beaugé et al. qui ont publié sur le site de Lesinrocks.
com des listes contenant des termes « jeunes » avec les explications nécessaires.
Pour donner quelques exemples, nous citons les suivants :
• Rebié : Verlan du mot bière, la “rebié” a largement supplanté la “binouze”,
désormais exclusivement consommée par des cadres trentenaires ayant fait tomber
la cravate pour la soirée. Ex. : “C’est pas de la rebiè, la Tourtel.”
• Rabat : Soûl en langage jeune et urbain. Ex. : “Quatre pattes j’connais ap’,
même complètement rabat”, ainsi que ledit Booba dans son tube Jour de paye.
• Ginto ou vodkato : Car il est parfois trop long de dire gin tonic ou vodka
tonic, ou tout simplement parce qu’on n’y arrive plus, la vie a inventé ces
incroyables raccourcis-comptoir que sont ginto et vodkato – et que les barmans
ont déjà intégrés, rassurez-vous. Ex. : “Un ginto et une vodkato, steuplaît.”
L’analyse de ces sites web5 a alimenté un corpus qui nous a servi comme
référence – ou bien en termes traductologiques – comme outil nécessaire à trouver
des équivalents potentiels tirés de textes parallèles.
3
4
5
Bertrand 2018.
Ulrich 2011.
Nous renvoyons pour d’autres exemples aux sites Nouvelobs : « Beuveries express » (2013),
Mahuzier 2013, Prémix (2015) sur filsantéjeunes.com ou textfocus.net.
62
Sabine Bastian, Christian Oertl
Dans les sections suivantes, nous nous penchons sur la partie centrale de notre
recherche actuelle qui porte sur les exemples de l’allemand qui ont été relevés sur
le terrain, dans un bar.
1. Lieu et méthode de la recherche
Le bar s’appelle Jet et se trouve depuis six ans dans un quartier étudiant de
Leipzig. Le concept de ce bar est d’offrir au public un salon ou plutôt une salle
de jeux. Sur environ 400 m2, le lieu offre des baby-foots, des jeux vidéo, des jeux
de table, de ping-pong etc. Il n’existe pas de service sur table, les boissons sont
vendues au bar ce qui en fait en quelque sorte le centre social de l’établissement.
Le public est très varié, mais le noyau dur est constitué par des jeunes entre 20 et
30 ans, ayant souvent le statut d’étudiant dont la majorité habite ou semble habiter
à Leipzig ou dans les alentours. Cependant, comme la ville attire des gens de toute
l’Allemagne, un grand nombre d’entre eux vient d’autres régions (en plus des
touristes). La grande offre de différentes boissons, surtout alcoolisées et provenant
du pays et même du monde entier, promet un vaste répertoire de désignations
alternatives. La variété du corpus établi correspond à celle du public et de l’offre
même.
La méthode choisie était assez simple : servir les clients et prendre en notes
les expressions repérées dans les dialogues. Toutes les entrées ont été cataloguées
et classées. Au fur et à mesure, le corpus a été présenté et partagé avec le public.
Les discussions issues de ces présentations ont contribué à mieux comprendre
et définir les expressions fréquentes. Celles-ci sont le vrai objectif de cette
recherche : les mots et expressions connus à travers le public et non celles qui sont
trop individuelles. En discutant les entrées, elles obtiennent leur légitimation pour
ainsi dire. C’est l’usage et en même temps le savoir commun de ces expressions
familières qui en font des expressions établies. Le public est plutôt jeune et
provient surtout du milieu universitaire, l’enquête est empirique et non exhaustive
et ne couvre pas toutes les classes d’âge ou couches sociales ; elle ne donne qu’un
aperçu d’un certain public dans un certain endroit dans un certain espace de temps.
2. Quelques résultats
2.1. Économie par abréviations et minimisations
Qui l’eût cru ! Les abréviations classiques constituent les formes les plus
répandues et servent un aspect central du langage familier : l’économie linguistique,
ce qui est parfois nécessaire dans un bar, notamment dans le rush. Certaines entrées
se qualifient en plus d’être interprétées en tant que minimisations de la boisson,
L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France
63
souvent d’une bière. Ces minimisations paraissent en allemand souvent en forme
de « -i », « -lein » ou de « -chen » qui remplacent la dernière syllabe du mot en
question. L’omission de la dernière syllabe, d’une autre syllabe ou d’une part d’un
mot composé paraît aussi fréquente.
• Sternburg Export :
Export, SteBu, Sternilein, Sterni
• Wicküler :
Wicki, Wickilein
• Ur-Krostitzer :
Krosti, Urilein, Uri
• Pilsner Urquell :
PU
• Budweiser :
Bud
• Augustiner :
Augustinerchen, Gustl
• Schöfferhofer Grape Fruit :
Grape
• Schöfferhofer Weizen :
Schöffchen, Schöff, Schöffi
• Staropramen :
Staro
• Jägermeister :
Jägi
• Pfefferminzlikör :
Pfeffi
• Berliner Luft :
Lüftchen, Luft
Les exemples ci-dessus sont tous inspirés de noms de marques. La bière
Augustiner montre une spécificité : comme cette marque de bière provient de
Bavière, la lettre « l » est ajoutée à l’abréviation comme il est d’usage dans cette
région d’Allemagne. Le même principe d’abréviations et de minimisations peut
être constaté pour les noms propres d’autres boissons.
• Cuba Libre :
Cuba
• Wodka-Energy :
Wodka-E
• Wodka-Orangensaft :
Wodka-O (jus d’oranges)
• Moscow Mule :
Moscow, Mule
• Blaue Lagune :
Lagune (lagune bleue)
• Caipirinha :
Caipi
Ces expressions sont typiques du lexique quotidien d’un bar. La méthode
cependant est appliquée par tout le monde afin de créer des minimisations en
allemand :
• Bier (bière) – Bierchen, Kaffee (café) – Käffchen, Spiel (jeu) – Spielchen,
Pullover (pull) – Pulli, Spiegel (miroir) – Spieglein etc.
2.2. Allusions et désignations ludiques dans les produits
À partir des noms de marques et des noms propres des boissons, la fonction
ludique du langage du public fonctionne pleinement. Soit pour se divertir, soit
pour se moquer – la créativité ne connaît pas de limites et enrichit l’ambiance. De
telles expressions montrent un haut degré de connotations qui parfois nécessitent
une explication, ceci au risque de ne pas comprendre, surtout à la première écoute.
Ces expressions sont pourtant bien établies, car souvent il suffit d’une seule écoute
64
Sabine Bastian, Christian Oertl
pour se souvenir du message. Parfois, les expressions sont caractérisées par des
détails régionaux ou locaux, relatifs à l’origine du produit.
• Jever Fun :
Jever No Fun
Ici il s’agit d’une bière allemande sans alcool, Jever Fun, ce qui initie les
gens à des commandes disant No Fun. Le mot anglais fun promet du plaisir, mais
donné que cette bière ne contient pas d’alcool, où est le fun ? C’est ce que pensent
probablement les clients en la désignant de manière ironique ou même satirique.
Voici un autre exemple de la créativité :
• Beck’s :
Fischpisse (pisse de poisson)
Sans connaitre le contexte pas de chance de comprendre comment cette
expression s’est manifestée. D’abord, le siège de la brasserie Beck’s se trouve
à Brême dans le nord de l’Allemagne. Un préjugé dit que les gens dans le nord de
l’Allemagne ont une affection pour le poisson et la pêche, d’où l’explication pour
la partie Fisch (poisson). L’autre partie, -pisse (pisse), désigne la forme liquide
du produit, certes d’une manière très rude. Mais cette rudesse est au centre du
message désiré, à savoir que l’on n’aime pas cette boisson ; voilà pourquoi on en
parle tellement mal. Une deuxième explication6 s’appuie sur un dicton connu dans
le monde du foot national :
• Was ist grün und stinkt nach Fisch ? Werder Bremen ! (Qu’est-ce qui est vert
et pue le poisson ? Werder Brême !)
Ce dicton implique la même allusion en ce qui concerne le siège de Werder
Brême, un club de foot, et la marque de bière. Comme Brême est connu pour les
deux, ces allusions tendent à se répéter en vue d’autres produits issus de Brême.
Dans des cas plus généraux, le public emploie le mot « Plörre » qui désigne
à l’origine un café très léger, voire trop léger, insipide, pour être savouré.
L’origine d’un produit est très apte à être inclue :
• Tyskie
Pilski
Cette bière polonaise, une bière blonde et donc une pils, incite la créativité à cause
de son origine en Pologne. Comme la syllabe « ski » semble typiquement polonaise
aux Allemands, ils utilisent « ski » afin de donner un air polonais à n’importe quoi,
mais surtout pour s’amuser. Une Pilski signifie alors une bière blonde polonaise, ou
dans le cas du corpus et du bar, la marque Tyskie qui y est vendue.
Parfois le nom propre de la boisson fait partie d’une expression ou d’une
intervention entière :
• « Einen Cuba Libre bitte, aber muy libre ! » (« Un Cuba Libre s’il vous plaît,
mais muy libre ! »)
Le client demande alors un cocktail Cuba Libre avec plus d’alcool que d’usage
en se servant de l’adverbe espagnol « muy » en combinaison avec l’adjectif « libre »
et joue ainsi avec la langue afin d’obtenir sa boisson « muy libre », « très libre » alors.
6
Fischpisse est à rapprocher du français pisse de chat, qui désigne une bière légère en alcool sans
véritable goût.
L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France
65
La même tendance ludique est constatée de manière encore plus importante
pour des expressions plus générales, sans noms propres ou noms de marques.
Le langage devient ironique, faisant allusion de manière métaphorique en grande
partie, comme le montre l’exemple suivant du terme « Fassbier » (« bière à la
pression ») :
• Fassbier
◦ Fass : abréviation classique
◦ Fassbrause : expression ironique car la Fassbrause est une limonade
sans alcool, mais qui est souvent servie à la pression
◦ Eins vom Hahn : abréviation de « Zapfhahn » (« robinet »), « une du
robinet »
◦ Gezapftes : « tiré au tonneau », basé sur l’activité
◦ Rohrperle : « la perle du tuyau », expression ironique car la bière vient
d’un tuyau, aussi utilisé pour l’eau du robinet et donc dans le double
sens probablement ironique
◦ Leitungswasser mit Schuss : « eau du robinet avec une gorgée d’alcool »,
expression ironique visant au fait que la bière vient du tuyau et contient
de l’alcool.
La même tendance est à observer pour le terme « Biermischgetränk »
(« boisson mélangée à base de bière ») :
• Biermischgetränk
◦ Radler / Alster : expressions standardisées pour une bière mélangée
avec de la limonade. « Radler » signifie « cycliste », alors quelqu’un qui
ne doit pas boire trop de bière afin de rester en état de conduire, pendant
que « Alster » est le nom d’un fleuve
◦ Diesel : expression plus ou moins standardisée pour une bière mélangée
avec du coca. « Diesel » (« gazole ») semble déduit de la couleur du
carburant Diesel
◦ Saures : « aigre », expression récente pour une bière mélangée avec de
l’eau minérale
◦ (Bier-) Limonade : « limonade (à la bière) », expression ironique car la
bière est mélangée avec une limonade et donc moins forte, comme une
limonade
◦ Mädchenbier : « bière pour filles », allusion au stéréotype que les
femmes boivent surtout des bières moins fortes ou mélangées et que les
hommes sont plus aptes à boire de la vraie bière
◦ Bierschorle : le mot « Schorle » signifie une boisson mélangée à base
d’eau gazeuse et d’une autre boisson (vin, jus de fruits…) et donc
« Bierschorle » est en général le mélange de bière et d’une autre boisson.
La boisson non-alcoolique dans ces mélanges, le filler dans le jargon des bars,
est dénommée « Mixgelumpe », ce qui donne une impression plutôt péjorative
à cause de l’allusion aux « loques » soit pour les bières, soit pour d’autres boissons,
66
Sabine Bastian, Christian Oertl
même s’il s’agit d’un produit de haute qualité comme le coca. La forme des
boissons, plus précisément la forme de la bouteille, n’attire que peu d’attention
lors la création de nouvelles expressions. Les notes prises ont enregistré quelques
exemples quand même pour décrire « Flaschenbier » (« bière en bouteille »),
« Kanne » (« pot »), « Hülse » (« pellicule »), « Pulle » (« boutanche »).
Les eaux-de-vie, elles aussi, n’attirent que peu l’attention non plus en ce
qui concerne des expressions alternatives à « Schnaps », « Kurzer » (petit verre
de schnaps) ou « Shot » (emprunté de l’anglais). Seul le mot « Rachenputzer »
(« piquette », litt. nettoyeur de gosier) montre une certaine créativité et a été utilisé
exclusivement en combinaison avec des alcools plus forts. Afin de dénommer le
contenu, un spiritueux, le mot « Sprit » (« carburant ») est employé car il fait
rouler soit la voiture, soit le consommateur. À propos du consommateur : plein
d’expressions sont dédicacées à toute personne qui en boit trop de temps en temps
ou régulièrement. Voici quelques exemples :
• Spritti : dérivé du mot « Sprit » (« carburant ») ou « Spirituose » (« spiritueux »),
désigne quelqu’un qui boit souvent de grandes quantités d’alcools forts
• Alki : abréviation du mot « Alkoholiker », désigne un alcoolique, un alcoolo
• Besoffski : mélange du mot « besoffen » (« soûl ») et de la syllabe polonaise
« -ski », allusion au cliché que les Polonais boivent souvent et assez d’alcool
• Trunkenbold : soûlard.
En Allemagne un sondage de type humoristique remontant à quelques années
comportait la question : comment appeler la dernière gorgée d’une bouteille ou
d’un verre ? La réponse la plus fréquente était « Uwe », ce que l’on constate
également dans notre enquête. Uwe, un prénom allemand traditionnel, est aussi
l’acronyme de l’énoncé « unten wird’s eklig » (« en bas, c’est dégoûtant »), raison
pour laquelle ce mot simple s’est largement propagé. D’autres variantes sont d’une
part « Pennerschluck » (« gorgée des clochards »), lorsque les consommateurs sont
d’accord sur le fait qu’il ne faut pas boire ce reste, d’autre part « Spuckschluck »
(« gorgée à la salive ») du fait qu’à chaque gorgée on perd de la salive dans la
bouteille jusqu’à ce qui ne reste que de la salive.
2.3. Aller boire un coup… ou ?
Comment parler du sujet d’aller boire un coup sans recours à la langue standard ?
La situation au départ de chaque enquête sur les parlers dans un bar est la
commande des boissons. L’expression « ein kühles Blondes » (« une bière blonde
fraîche ») se trouve régulièrement parmi les interventions et peut désigner – en
théorie – chaque bière blonde. Le contenu informatif d’une telle intervention est
donc peu élevé car il est peu explicite. L’énoncé bref « noch eins, bitte » (« encore
une, s’il vous plait ») par contre est également très répandu et beaucoup plus précis
car dans une telle conversation, on voit directement ce que le client demande. De
L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France
67
plus, on n’utilise pas plus de langage que nécessaire pour exprimer le message.
Dans un tel cas, le langage utilisé est alors marqué par un haut degré d’économie
linguistique. Cela s’applique aussi aux expressions « nachladen » (« recharger »),
« aufladen » (« charger ») ou bien « die Luft rauslassen » (« faire sortir l’air de
la bouteille / du verre »).
Le processus initiateur pour boire un coup – « etwas trinken gehen » – est
aussi soumis à de nombreuses créations :
• einen heben : dérive du verbe lever, par exemple lever un bras afin de boire
un coup
• einen kippen : dérive du verbe verser
• einen picheln : picoler, boire un petit coup entre amis
• einen bechern : verbe dérivant du nom « Becher » (gobelet)
• einen hinter die Binde kippen : s’enfiler un autre verre dans le gosier
• einen löten : souder
• einen zischen : chuinter, expression très onomatopéique car le bruit rappelle
l’eau qui tombe dans une poêle chaude ou le bruit qui se produit en ouvrant une
bouteille
• einen ballern : tirer des coups de feu, surtout utilisé en buvant des Schnaps
• einen kloppen : dérive du coup, également surtout utilisé en buvant des Schnaps
• einen reinzwirbeln : tortiller
• eine Ziehung machen : faire un tirage
• eine Session machen : faire une séance
• Saufi-Saufi : nom dérivé du verbe « saufen » (picoler, boire de l’alcool)
• einen reindrücken : pousser
Cette liste n’est pas exhaustive et ne montre que quelques exemples parmi les
plus fréquents. Presque toutes ces expressions s’accompagnent du verbe « gehen »
(« aller ») afin d’annoncer le plan, par exemple « einen picheln gehen » (« aller
en picoler un ») ou d’autres auxiliaires, par exemple « einen picheln wollen »
(« vouloir en picoler un »).
Après avoir bu trop d’alcool de nombreuses expressions et définitions de cet
état se rajoutent au relevé parfois métaphorique. En voici quelques exemples :
• voll wie eine Haubitze sein : être soûl comme un obusier
• einen sitzen haben : être éméché
• sternhagelvoll sein : être raide
• voll wie ein Russe / Pole sein : être soûl comme un Russe / un Polonais
• Oberkante Unterlippe sein : être soûl jusqu’à la partie supérieure de la lèvre
inférieure
• den Juhnke machen : faire le Juhnke, allusion à l’acteur allemand Harald
Juhnke qui était connu pour son alcoolisme
• einen im Tee haben : avoir un coup dans l’aile
• das letzte Bier / Getränk war schlecht : la dernière bière / boisson était
mauvaise.
68
Sabine Bastian, Christian Oertl
Cette dernière entrée signifie clairement une mauvaise excuse pour avoir bu
trop d’alcool, mais la solution a déjà été inventée : le « Konterbier » (« bière contreattaque ») que les Allemands boivent afin de « den Pegel halten » (« contrôler le
fluviomètre »), rester assez alcoolisé alors, et de ne pas souffrir d’une gueule de
bois, ou au moins afin de justifier une telle consommation. La boisson alcoolique
préférée des Allemands, la bière, est aussi consommée en forme de « Wegbier »
(« bière pour la route »), lorsqu’on est en train d’aller vers un but, par exemple une
fête, un concert etc. Cette même idée est désignée par l’expression « Fußpils », une
bière blonde qu’on boit en allant à pied, qui en même temps fait allusion au mot
« Fußpilz » (« mycose des pieds »). Il existe même une expression pour l’activité
de boire une bière en se promenant sans but, par exemple en été dans les parcs :
« Spazierbier », la bière pour faire une promenade, fidèle à la devise que le chemin
est le but. Ceux qui n’aiment pas la bière trouvent probablement leur bonheur avec
la « Mische », un mélange contenant de l’alcool, d’habitude un spiritueux, et un jus
de fruits ou un soda. La « Mische », dérivé du mot « Mischung » (« mélange »), n’est
cependant pas bue dans les bars ou clubs, mais uniquement en route, au bord d’un
lac, dans les parcs et tout autre lieu sans impératif de consommation, c’est donc une
boisson mélangée par le consommateur même.
Assis sur un banc, muni d’une Mische, d’une Wegbier ou d’une Spazierbier,
les activités continuent. Le verbe « cornern » signifie l’acte d’être assis sur un
banc public et d’observer les passants, de disserter sur la vie des passants, etc.
Un autre jeu autour de la consommation d’alcool est appelé « Spiel des Lebens »
(« jeu de la vie »). Ce jeu consiste à toujours marquer sa bouteille de bière. Si
l’on oublie de marquer sa bouteille, un autre joueur pose la question « Wie steht
es um dein Spiel ? » (« Comment va ton jeu ? ») et gagne une bière aux dépens de
celui qui a oublié de marquer sa bouteille. Ce jeu a été au départ populaire dans
les internats. Un jeu que presque tout le monde connaît, par contre, porte le nom
« Ex oder Arschloch » (« Ex ou enculé »). Avec cet acte de langage, il est demandé
à chaque personne présente de finir sa boisson d’un coup (« auf ex »), ceux qui ne
réussissent pas étant alors traités d’enculés. Ce jeu est dénommé aussi « Ex oder
Jude » (« Ex ou Juif »), ce qui marque une allusion au stéréotype que les juifs sont
avares et donc ne finissent pas la boisson d’un coup. La locution fonctionne avec
n’importe quelle insulte ce qui en fait un des toasts les plus populaires, surtout en
buvant des schnaps ou avant de partir chez soi ou ailleurs.
La langue allemande familière crée des néologismes pour dénommer toutes
sortes d’activités, d’états etc. En voici encore deux exemples :
• « nasser Hund » : « chien mouillé », désigne une bouteille de bière dans un
casier Sternburg qui ne semble pas bonne, soit pour le goût, soit pour le degré de
l’ivresse. Clairement un mythe, une légende pour s’amuser
• « Kotzen führt nicht zur Disqualifikation » : « vomir ne mène pas à la
disqualification », un dicton que l’on entend surtout lors des jeux à boire ou des
tournois de bière-pong, un jeu qui consiste à jeter des ballons et boire de la bière.
L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France
69
Après quelques tours, quand l’ivresse se fait remarquer et que les premiers joueurs
risquent de capituler, on encourage ainsi leurs partenaires à continuer.
Ces exemples ont été relevés dans un laps de temps d’environ trois semaines,
ce qui montre qu’il existe un nombre important de termes ou expressions du
langage non-standard à recueillir. Une enquête plus large serait utile afin de se
faire une meilleure idée de la façon dont parlent les jeunes à propos d’aller boire
un coup et de boire en général. Les termes et expressions relevés connaissent
souvent une reprise par les plus âgés, au moins les termes et expressions les plus
répandus. Le langage des plus vieux est, dans ce domaine, inspiré par les jeunes et
perçu comme enrichissement du lexique. Une fois jugées valables, les expressions
sont mémorisées et exploitées selon l’humeur des locuteurs, pourvu que l’on se
trouve dans une situation appropriée à l’utilisation de telles expressions.
En guise de conclusion : comment traiter les problèmes de traduction qui
s’imposent
La traduction de telles expressions peut causer des difficultés car le traducteur
est tenu de veiller aux traditions et normes de la culture source ainsi qu’à celles de
la culture cible. En plus, dans le sous-texte, les attitudes des usagers de la langue par
rapport aux normes de la langue parlée doivent être englobées dans une traduction
potentielle. Comme l’enquête l’a montré, il existe déjà un nombre de traductions
officielles ou standardisées de quelques expressions du milieu de la boisson. Mais
comment traduire des expressions qui n’ont pas encore été traduites ? C’est simple
pour les diminutions ou les minimisations : l’objectif du traducteur est alors une
atténuation, une version plutôt euphémique du terme standard ; la création lexicale
peut donc utiliser les procédés habituels. Dans les autres cas, la créativité ou bien
l’expérience de telles situations dans les deux cultures / langues doit être exploitée,
ce qui pose des problèmes vu la diatopie de l’allemand. D’après Freunek, il semble
souvent presque impossible de créer dans la version allemande un équivalent aussi
intense et fréquent que dans le texte source sans qualité diatopique. La diatopie serait
déjà presque inévitable en utilisant la langue allemande standard à cause de son
haut degré de variabilité (cf. Freunek, 2007 : 185). Il reste alors la création d’une
traduction aussi proche et raisonnable que possible, car ce qui compte, en effet, est la
transmission des associations qui s’imposent dans de telles expressions. Soûl comme
un Polonais, comme un Russe, comme un obusier – le message reste intact, ce n’est
que le répertoire lexical qui change selon les problèmes de traduction qui s’imposent.
Santé !
70
Sabine Bastian, Christian Oertl
Bibliographie
Beaugé, Marc, Lisarelli, Diane, Siankowski, Pierre (2011) : Petit lexique moderne de la gueule de
bois. http://www.Lesinrocks.com, 31/07/11. Consulté le 20.01.2019
Bertrand, Ornella (2018) : Les jeunes & l’alcool. Sociologie de la consommation des jeunes
adolescents. https://www.alcoolassistance.net/les-jeunes-alcool. Consulté le 20.01.2019
Beuverie express (2013) : « Beuverie express » : Le mot français pour « binge-drinking », Nouvel
Observateur 28 juillet 2013, http://www.nouvelobs.com/culture. Consulté le 20.01.2019
Binge-Drinking (2011) : http://jeunes.alcool-info-service.fr/alcool/binge-drinking#. Consulté le
24.01.2019
Freunek, Sigrid (2007) : Literarische Mündlichkeit und Übersetzung : am Beispiel deutscher und
russischer Erzähltexte, Berlin, Frank & Timme, 2007
Mahuzier, Marc (2013) : Les jeunes et l’alcool : comment ils en parlent. In : La Matinale / La
monet le 27/09/2013 à 06 : 51, http//www.ouest-france.fr (Journal numérique). Consulté le
24.01.2019
Melissa (2017) : J’étais alcoolique à 25 ans, voici où j’en suis, deux ans plus tard. http://www.
madmoizelle.com. Consulté le 24.01.2019
Prémix (2015) : Les prémix et autres boissons « pour jeunes ». http://www.filsantejeunes.com.
Consulté le 20.01.2019
Rieder, Caroline (2012) : Les jeunes et l’alcool, un dangereux tandem qui commence à 12 ? ans.
http://www.24heures.ch. Consulté le 24.01.2019
Textfocus (2019) : http://www.textfocus.net. Consulté le 24.01.2019
Ulrich, Amadeus (2011) : Generation Alkohol. http://www.zeit.de, 15 novembre 2011 (zeit online).
Consulté le 6.06.2018
Sabine Bastian – est professeure émérite des Universités. Elle a enseigné pendant plus de 40 ans
à l’université de Leipzig dans la formation des traducteurs et interprètes de français et de l’allemand
aussi bien que des futurs professeurs de français. Dans sa recherche sociolinguistique elle privilégie
depuis longtemps les parlers jeunes, leur description et les problèmes de leur traduction.
Christian Oertl – a fait ses études de traduction et d’interprétation de conférences à Leipzig et
à Bruxelles. Après quelques ans de travail en tant que traducteur, interprète et enseignant, il se dédie
dans sa thèse à la science des mèmes et comment ce phénomène d’Internet diffuse des clichés,
stéréotypes et préjugés.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.07
Máté Kovács
ń
ń de Budapest, Hongrie
Université Eötvös Loránd
https://orcid.org/0000-0001-6002-5048
kovacs.mate@btk.elte.hu
Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de
binge drinking et de consommation d’alcool en français
RÉSUMÉ
Le binge drinking est un phénomène de consommation excessive d’alcool, de plus en plus répandu
dans le monde entier, principalement chez les jeunes. Le binge drinking, déjà connu officiellement
sous le nom de beuverie express en français, a pour objectif d’arriver à l’état d’ivresse et de ressentir
les effets de l’alcool en très peu de temps. Sur la base d’un corpus composé de blogs, d’articles
de presse en ligne et de forums de discussion, notre article analyse la manière dont les internautes
dénomment ce phénomène en français et parlent de différents aspects du champ sémantique en
question (consommation excessive d’alcool, types de boissons, ivresse, etc.). Notre étude a démontré
que ce champ sémantique, connu pour son caractère argotogène, est particulièrement favorable
à l’utilisation du français non standard : les internautes utilisent un grand nombre d’expressions
pour parler du phénomène du binge drinking et, en général, de la consommation d’alcool en français.
MOTS-CLÉS – binge drinking, champ sémantique, français non standard, Internet
Beuverie express, biture express or alcool défonce: how to speak about binge drinking
and alcohol use in French
SUMMARY
Binge drinking is a phenomenon of excessive alcohol use that is becoming increasingly prevalent
worldwide, mainly among young people. The purpose of binge drinking, already known officially
as beuverie express in French, is to get drunk and feel the effects of alcohol in a very short period
of time. On the basis of a corpus composed of blogs, online press articles and forum discussions,
our article aims at analysing how Internet users name this phenomenon in French and how they
speak about the various aspects of the given semantic field (excessive alcohol drinking, types of
drinks, drunkenness, etc.). Our study found that this semantic field, also known as an important
topic of argotology, is particularly favourable for the use of slang, a high number of expressions are
employed by Internet users to speak about the phenomenon of binge drinking and that of alcohol use
in general in colloquial/slang French.
KEYWORDS – binge drinking, semantic field, slang, Internet
[71]
72
Máté Kovács
Introduction
Le binge drinking désigne en anglais un mode de consommation qui consiste
à boire de l’alcool ponctuellement, en grande quantité et en un court laps de
temps1. Devenu un véritable phénomène de société au cours des vingt ou trente
dernières années, le binge drinking touche actuellement de plus en plus de jeunes
partout dans le monde2. Le but principal est d’atteindre l’ivresse en un temps
record, parfois même au moyen de mélanges d’alcool et de boissons énergisantes
pour accélérer le processus. Ce comportement induit entre autres par des facteurs
comme l’exclusion scolaire, le passage à l’université, l’absence de lien familial ou
le chômage se retrouve surtout chez les adolescents et les jeunes adultes3.
Ce phénomène de société qu’est le binge drinking possède depuis 2013, suite
à la décision prise par la Commission générale de terminologie et de néologie4,
une dénomination officielle en français : beuverie express5. Publiée dans le
Journal officiel de la République française, cette dénomination n’est pas la seule
à être employée pour désigner le binge drinking, d’autres locutions comme biture
express, alcool défonce, etc. sont également utilisées pour rendre compte, selon
les divers registres de langue, de ce phénomène d’ordre social.
1. Corpus et méthode d’analyse
Dans cet article, notre objectif principal sera d’analyser un corpus6 composé
d’articles de presse en ligne, de blogs ainsi que de forums de discussion que nous
avons choisis après avoir effectué sur Google France une recherche sur le mot-clé
binge drinking. Nous nous intéresserons au fait de savoir comment le phénomène
du binge drinking en particulier, et l’action de boire de l’alcool en général y sont
discutés par les internautes. Les questions de recherche qui nous ont orienté dans
notre travail d’analyse sont les suivantes : Quelles expressions sont employées par les
internautes pour dénommer ce phénomène ? Comment le sujet de la consommation
excessive d’alcool est-il abordé et discuté dans l’espace numérique ? Comment les
internautes parlent-ils du résultat et des conséquences du binge drinking ?
1
2
3
4
5
6
Plus précisément nous pouvons dire qu’il s’agit d’« une consommation supérieure à cinq verres
d’alcool pris à la suite en un temps limité (inférieur à deux heures), en général lors d’une soirée
pendant un week-end ». Cf. A. Petit et al., « Le binge drinking chez les jeunes », Psychiatrie
Sciences Humaines Neurosciences, 2009, vol. 7, no 3-4, p. 122.
Quant à la situation de différents pays, voir par exemple G. Gmel et al., « Binge drinking in
Europe: definitions, epidemiology, consequences », Sucht, 2003, vol. 49, no 2, p. 105-116.
A. Petit et al., op. cit., p. 123.
Placée sous l’autorité du Premier ministre, la Commission générale de terminologie et de néologie
s’appelle, depuis 2015, Commission d’enrichissement de la langue française.
https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000027757030, consulté le 25.10.2018.
Voir les détails relatifs à notre corpus en fin d’article.
Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking...
73
Étant donné que la consommation d’alcool, les boissons et l’ivresse constituent
l’une des grandes thématiques des recherches argotologiques7, notre article
accordera une grande importance à l’analyse de l’emploi du langage non standard
par les internautes pour voir comment ces derniers rendent compte du phénomène
en question qui touche actuellement de plus en plus de jeunes.
2. Binge drinking et ses équivalents en français
Ce phénomène, qui est appelé binge drinking en anglais, possède désormais,
comme nous l’avons évoqué, un équivalent officiel en français : beuverie express. Bien
que l’anglicisme binge drinking soit largement employé en français, et que les dérivés
de binge drink, tels les substantifs binge drinkers8 et binge drinkorexie9 ou l’adjectif
binge drinkeuse10 montrent l’intégration de ce lexème dans la langue française, la
Commission générale de terminologie et de néologie a proposé une dénomination
officielle dont l’utilisation semble donner lieu à un vrai débat linguistique. Pour
illustrer ce propos, nous nous contentons de citer quelques exemples.
Outre ces beuveries express ridicules mais je me souviens avoir eu 20 ans et je n’étais
pas meilleur (rire), il serai temps que nos responsables s’occupent de ces néologismes
anglophone qui polluent notre belle langue Française.
Je sais que notre langue s’est construite au fil du temps. aussi avec des mots venus de
d’ailleurs mais c’est bon ! on en a assez...
(www.20minutes.fr)11
Le mot ‘beuverie’ seul suffit, ce mot est toujours utilisé pour les gens qui boivent
uniquement dans le but d’être torchés.
(www.jeuxvideo.com/forums)
Si on axe l’idée sur le résultat, être torché le plus vite possible, ‘biture express’ qui est
aussi cité dans l’article me semble meilleur.
(https://groups.google.com/forum)
Dans le premier extrait, l’internaute prend une position de puriste et entend
défendre la langue française contre l’influence des langues étrangères en
7
Cf. J.-P. Goudaillier, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
Paris, Maisonneuve & Larose, 1997.
8
Cf. www.slate.fr/life/74207/binge-drinking-insomnie-alcoolisme, consulté le 17.10.2018.
9
Cf. www.neonmag.fr/alcoolorexie-boire-plutot-que-manger-365866.html, consulté le 18.10.2018.
10
Cf. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/210804-drunkorexia-manger-moins-pour-ressentirles-effets-de-l-alcool-plus-vite.html, consulté le 18.10.2018.
11
Tous les exemples de notre corpus sont reproduits tels qu’ils ont été rédigés, sans aucune
correction.
74
Máté Kovács
général, et de l’anglais en particulier, car il est d’avis que les nouveaux mots
« polluent » le français. L’auteur du deuxième commentaire propose de garder
seul le mot beuverie car, selon lui, le sémantisme de ce mot contient déjà l’idée
de la consommation excessive d’alcool afin d’être torché, cette expression
familière signifiant « s’enivrer »12. Nous retrouvons l’expression être torché dans
le dernier exemple également, cette fois avec la notion de biture express. Biture
est un substantif familier qui désigne l’« excès de boisson »13, ainsi l’expression
biture express peut être considérée comme un synonyme de binge drinking et de
beuverie express.
À part binge drinking, beuverie express et biture express, trois expressions
fréquemment utilisées, alcool défonce désigne également le même phénomène
comme l’extrait suivant en témoigne.
Les bodegas de la Feria de Béziers sont le théâtre cet été du phénomène du ‘binge drinking’
ou biture express, ou encore ‘alcool défonce à gogo’ [...].
(www.lefigaro.fr)
L’expression alcool défonce à gogo est composée du déverbal de se défoncer
signifiant « s’enivrer complètement »14 et de la locution adverbiale à gogo qui
relève du registre familier et signifie « abondamment, à discrétion »15.
Quant à la dénomination du phénomène, l’exemple suivant présente une
création lexicale intéressante dont nous n’avons trouvé qu’une seule occurrence
sur Internet.
Spafo, mais dans le cas du binge drinking patate buvage ça semble plus tenir du ‘si tu le
fais pas t’es pas un vrai bonhomme’, pas de l’alcoolisme lui-même.
(www.reddit.com)
Pour remplacer binge drinking, l’internaute crée par composition l’expression
patate buvage. Ici, patate, mot familier, est pris dans le sens d’« imbécile » ou
d’« individu lourdaud, maladroit »16 et peut s’utiliser aussi comme terme d’injure,
et buvage désigne le fait de boire.
En dehors des expressions jusqu’ici mentionnées, d’autres sont également
employées pour désigner le même phénomène. Étant donné que l’objectif de
notre article est d’analyser les expressions familières et / ou argotiques, nous
12
13
14
15
16
J.-P. Colin et al., Grand dictionnaire de l’argot et du français populaire, Paris, Larousse, 2006,
p. 792.
Ibid., p. 76.
J. Cellard, A. Rey, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991, p. 277.
J. Rey-Debove, A. Rey, Le Petit Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 2018, p. 1164.
J.-P. Colin et al., op. cit., p. 580.
Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking...
75
nous contentons de ne citer ici que quelques termes de la langue courante, tels
beuverie effrénée, chaos éthylique, alcoolisation massive, hyper-alcoolisation, et
des technolectes, tels intoxication alcoolique aiguë ou alcoolisation paroxystique
intermittente.
3. Circulation de binge drinking et de ses équivalents
Avant de continuer notre analyse avec les divers autres éléments non standard
du champ sémantique de la consommation d’alcool, arrêtons-nous brièvement sur
la circulation de la notion de binge drinking et de ses équivalents. Quant à l’aspect
quantitatif, le tableau suivant présente le nombre de résultats attestés par Google
France.
Tableau 1. Binge drinking et ses équivalents
Mot
binge drinking
beuverie express
Nombre de résultats sur Google France17
602 000
8210
biture express
80 700
alcool défonce
11 900
Comme le tableau en témoigne, l’expression binge drinking l’emporte
largement sur ses équivalents français et, curieusement, c’est le terme officiel
beuverie express qui est le moins en usage18. Cela montre que la Commission
n’a pas choisi parmi les équivalents déjà employés dans divers contextes pour
parler de ce phénomène.
De manière générale, nous pouvons dire que l’expression binge drinking ne
semble pas circuler toute seule. Dans la presse officielle, elle apparaît souvent dotée
d’une glose définitoire :
L’objectif est notamment d’endiguer la mode du ‘binge drinking’ consistant à atteindre
l’ivresse le plus rapidement possible.
(www.lemonde.fr)
17
18
Nous faisons figurer dans ce tableau le nombre de résultats apparaissant sur la première page de
Google France le 11 juillet 2019.
Nous pouvons constater ici la même tendance qu’a remarquée Christine Jacquet-Pfau concernant
l’emprunt coworking dans le cas duquel les équivalents spontanés (travail collaboratif, travail
coopératif) sont nettement plus employés que le terme officiel cotravail. Cf. Ch. Jacquet-Pfau,
« Des emprunts néologiques pour exprimer le partage », in Emprunts néologiques et équivalents
autochtones : études interlangues, éd. Ch. Jacquet-Pfau, A. Napieralski, J.-F. Sablayrolles, Łódź,
Presses Universitaires de Łódź, 2018, p. 181.
76
Máté Kovács
ou elle est accompagnée d’un ou de plusieurs de ses équivalents français :
Binge-drinking, biture express... Comprenez : ‘S’alcooliser le plus rapidement possible’.
(www.letelegramme.fr)
C’est ce qu’on appelle le binge drinking, appellation venue d’outre-Manche au début des
années 2000, traduit par ‘biture express’ ou ‘alcool défonce’.
(www.lemonde.fr)
Quant aux discussions, les expressions y sont souvent tronquées :
Ha mais le binge, les études récentes sont très optimistes.
(http://www.allocine.fr/communaute/forum)
J’ai une anecdote sur les soirées beuveries des étudiants en médecine, ils se mettent tous en
PLS (pour pas s’étouffer dans leur vomis) dès qu’ils ont la tête qui tourne.
(http://www.allocine.fr/communaute/forum)
Cela peut s’expliquer d’une part par la rapidité de la communication et d’autre
part, surtout dans le deuxième exemple, par le fait que pour l’usager de la langue
le mot beuverie est capable de véhiculer le même sens sans l’ajout d’express (voir
un autre exemple plus haut à ce propos).
4. Consommation d’alcool et ivresse
De par sa définition, le phénomène du binge drinking est étroitement lié à la
consommation excessive d’alcool et à l’ivresse. Notre corpus abonde en exemples
désignant les différents constituants (l’action de boire et de s’enivrer, les boissons,
l’ivresse, etc.) de ce champ sémantique.
Le truc, c’est que ceux qui ne boivent pas et critiquent n’ont pas l’air de faire la différence
entre boire pour se sentir décontracter, rentrer dans l’ambiance, être un peu euphorique,
et boire comme un sac complètement torché et à gerber, c’est ce qu’on appelle la biture
express, et c’est plus répandu chez les jeunes de 15 ans un peu kikoo, que sur des adultes
responsables qui vont simplement boire sans compter et s’amuser.
(http://www.jeuxvideo.com/forums)
J’ai jamais saisi le fait de direct picoler pour « être cool ».
(https://aphadolie.com)
« Ils parlent de faire le mètre, c’est-à-dire boire une rangée de verres rapidement ».
(www.bondyblog.fr)
Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking...
77
Dans le premier extrait, l’internaute fait la distinction entre l’acte de boire et
celui de s’enivrer. Pour décrire ce dernier, il emploie l’expression familière boire
comme un sac torché, le verbe familier gerber ‘vomir’19 et l’adjectif kikoo qui
désigne un « jeune adolescent au comportement stupide »20. D’autres expressions
sont également utilisées dans les exemples pour parler de l’acte de boire, comme
le verbe picoler « boire habituellement et immodérément »21 qui appartient aussi
au registre familier, et l’expression imagée faire le mètre.
Les exemples qui suivent contiennent un grand nombre de synonymes de
s’enivrer.
Se mettre la tête, pillaver, se retourner le cerveau, se murger, se défoncer la gueule, se
bourrer ! Tout ça en un temps record. Je vous présente le : « Binge drinking » ou « biture
express » dans un français recherché.
(www.bondyblog.fr)
Je trouve sa aberrant que des jeunes se saoulent pour une paris…
(www.geoado.com)
Certains disent qu’ils vont se saouler la g… Et quand tu n’es pas joyeuse, tu ramasses les
autres.
(www.ladepeche.fr)
Ils buvaient vite et beaucoup, le but étant d’atteindre une ivresse rapide, la ‘cuite’.
(https://aphadolie.com)
Parmi les éléments de l’énumération qui figure dans le premier extrait, se mettre
la tête est une expression familière pour dire « atteindre l’ivresse »22 et pillaver
« boire » vient du romani piav23, et ce verbe se retrouve fréquemment dans le français
contemporain des cités24. Se retourner le cerveau, se murger, se défoncer la gueule
et se bourrer sont également des synonymes de s’enivrer dans le registre familier.
À part les expressions déjà évoquées, se saouler, se saouler la gueule et la cuite
relèvent aussi du français familier et font référence à l’action de s’enivrer.
Voici quelques autres exemples pour parler du phénomène de s’enivrer.
[...] j’en connais toujours pas mal, des adultes, qui plutôt que de chercher à s’épanouir
intérieurement, dialoguer sereinement, s’accepter eux-mêmes et les autres tels qu’ils sont,
préfèrent se murger d’entrée de soirée [...]
(https://aphadolie.com)
19
20
21
22
23
24
J.-P. Colin et al., op. cit., p. 388.
https://fr.wiktionary.org/wiki/kikou#fr, consulté le 25.10.2018.
J. Cellard, A. Rey, op. cit., p. 631.
https://fr.wiktionary.org/wiki/se_mettre_la_tête, consulté le 25.10.2018.
J.-P. Colin et al., op. cit., p. 608.
J.-P. Goudaillier, op. cit., p. 143.
78
Máté Kovács
Perso je préfère me prendre une bonne murge.
(https://www.20minutes.fr)
« Les jeunes qui se sont biturés le font de manière occasionnelle et festive, en bandes,
avec pour beaucoup ce désir de défier leurs potes » [...]
(www.bondyblog.fr)
En dehors du verbe se murger, l’expression prendre une bonne murge et le
verbe se biturer, tous les deux appartenant au registre familier, sont également
utilisés dans les commentaires pour rendre compte de l’acte de s’enivrer.
Après la dénomination de l’action (acte de boire et de s’enivrer), étudions
également les expressions employées pour désigner les personnes ivres.
[...] je pense que les frais qu’ils ont à payer en franchise d’hôpital et l’emmerdement
d’y aller devrait suffire à dissuader, en plus des peines prévues aux troubles à l’ordre public
et autres conneries que tu fais quand t’es raide bourré.
(www.reddit.com)
Je suis un peu pompette là, mais ça va.
(www.letelegramme.fr)
[...] et surtout cesser de considérer les poivrots comme des malades, ils ne boivent pas
parce qu’ils sont malades, ils se rendent malades en buvant.
(www.lefigaro.fr)
C’est en se référant à cet exemple que le gouvernement veut éradiquer les soûlards [...].
(www.lefigaro.fr)
Les exemples cités contiennent diverses expressions pour parler des personnes
ivres. Les adjectifs bourré, participe passé du verbe bourrer ‘remplir’25 et pompette
‘un peu ivre’26, ainsi que les substantifs poivrot ‘ivrogne’, formé à partir de poivre
désignant « l’eau-de-vie, l’alcool »27, et soûlard, créé de soûl par l’adjonction
du suffixe péjoratif -ard, sont employés pour faire référence aux personnes qui
démontrent différents degrés d’ivresse.
Enfin, nous citerons quelques exemples qui mettent en scène un autre
composant du champ sémantique de la consommation (excessive) d’alcool : les
boissons.
25
26
27
J-P. Colin et al., op. cit., p. 103.
J. Rey-Debove, A. Rey, op. cit., p. 1961.
Ibid., p. 634.
Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking...
79
Evidemment qu’il est mort, vous prennez des noobs28 qui ne tiennent pas l’alcool, qui en
renversent partout, et en plus, ils coupent pas la tise, ce qui est con, vu que ça m’a tout l’air
d’être des bouteilles achetées au lidl du coin, et tout le monde sait que c’est dégueulasse,
la tise à lidl. Ajoutons aussi aucune tise douce à part trois bières pourraves que personne
a bu. Abuser de la tise, c’est pas un sprint, mais une course de fond, amateurs.
(www.youtube.com)
Sans parler du fait qu’ils boient souvent des alcools de merde genre Poliakov ou Smirnoff
[...].
(www.jeuxvideo.com/forums)
On boit une petite mousse ?
(www.letelegramme.fr)
Parmi les nombreuses expressions des extraits cités, nous pouvons évoquer
la tise ‘boisson alcoolique’, déverbal du verbe tiser, qui est fréquemment
employé dans le français contemporain des cités29. À part la tise, apparaissent des
expressions comme alcools de merde pour parler des alcools de mauvaise qualité,
et mousse, mot familier qui désigne la bière par métonymie. Pour caractériser les
boissons, les internautes utilisent des adjectifs comme dégueulasse ‘dégoûtant’ et
pourrave ‘de mauvaise qualité’, ce dernier étant un faux mot tsigane construit par
resuffixation en -ave de l’adjectif pourri, et employé fréquemment dans le français
contemporain des cités30.
5. Autres conséquences du binge drinking
Le binge drinking n’est évidemment pas sans conséquence sur la santé, en
particulier sur l’activité cérébrale de ceux qui le pratiquent. Voici quelques extraits
tirés de forums de discussion qui s’en rendent compte.
Ha mais le binge, les études récentes sont très optimistes :
Une bonne partie des cellules grises sont bousillées. De toute façon, pour le peux que l’on
fait de notre ceveau.
(http://www.allocine.fr/communaute/forum)
28
29
30
L’origine du substantif noob est incertaine. Ce terme péjoratif vient peut-être par apocope de
l’anglicisme newbie qui désigne un débutant, un novice (surtout dans le domaine de l’informatique
et d’Internet).
J.-P. Goudaillier, op. cit., p. 176.
Ibid., p. 146.
80
Máté Kovács
[...] j’ai pu passer un week-end d’intégration sans boire une goutte, car je n’ai justement
pas envie de bousiller mon CPU.
(www.jeuxvideo.com/forums)
Dans les deux exemples cités, les internautes emploient le verbe familier
bousiller pour parler des dégâts que cause le binge drinking au cerveau. À ce
propos, le deuxième internaute évoque le sujet du week-end d’intégration qui se
transforme régulièrement en bizutage avec, comme l’une des épreuves, le binge
drinking. En parlant des dégâts, ce deuxième internaute identifie son cerveau
à un CPU, unité centrale de traitement de l’information dans l’ordinateur, et cette
métaphore revient aussi dans notre dernier exemple.
Se mettre minable est un script qui ne s’enregistre pas sur le disque dur.
(www.jeuxvideo.com/forums)
D’après son commentaire, l’internaute ne semble pas prendre au sérieux les
conséquences entraînées par la consommation massive d’alcool : selon lui, le fait
de se mettre minable, synonyme familier de « s’enivrer »31, ne laisse pas de trace
durable dans la mémoire.
Conclusion
Dans cet article, notre objectif a été d’étudier comment le sujet du binge
drinking, désormais appelé officiellement beuverie express en français, et celui de
la consommation d’alcool sont abordés par les internautes. Comme nous l’avons
montré par l’analyse des articles de presse en ligne, des blogs et des forums de
discussion, ce phénomène possède de nombreuses dénominations en français
familier (p. ex. biture express, alcool défonce, etc.), mais aussi dans la langue
courante et en technolecte. Les divers constituants du champ sémantique de la
consommation excessive d’alcool et de l’ivresse, qui comptent parmi les grandes
thématiques de l’argotologie et qui sont étroitement liées au binge drinking,
présentent une multitude d’exemples dans notre corpus. Néanmoins, il serait
intéressant d’observer si, au fil du temps, l’expression officielle beuverie express
réussit à s’imposer, au moins dans une mesure plus importante qu’actuellement,
ou binge drinking demeurera en usage pour rendre compte de ce phénomène
d’ordre social qui concerne de plus en plus de jeunes.
31
J. Rey-Debove, A. Rey, op. cit., p. 1601.
Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking...
81
Bibliographie
Cellard, Jacques, Rey, Alain, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991
Colin, Jean-Paul, Mével, Jean-Pierre, Leclère, Christian, Grand dictionnaire de l’argot et du français
populaire, Paris, Larousse, 2006
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Goudaillier, Jean-Pierre, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
Paris, Maisonneuve & Larose, 1997
Jacquet-Pfau, Christine, « Des emprunts néologiques pour exprimer le partage », in Emprunts
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Andrzej Napieralski, Jean-François Sablayrolles, Łódź, Presses Universitaires de Łódź, 2018,
p. 177-200
Petit, Aymeric, Karila, Laurent, Benyamina, Amine, Reynaud, Michel, Aubin, Henri-Jean, « Le
binge drinking chez les jeunes », Psychiatrie Sciences Humaines Neurosciences, 2009, vol. 7,
no 3-4, p. 122-126
Rey-Debove, Josette, Rey, Alain, Le Petit Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 2018
Corpus
http://www.allocine.fr/communaute/forum/message_gen_nofil=619986&cfilm=&refpersonne=
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http://www.jeuxvideo.com/forums/42-69-53866212-1-0-1-0-le-binge-drinking-detruit-le-cerveaudes-adolescents.htm, consulté le 29.10.2018
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https://www.youtube.com/watch?v=r3jUXI1ZrrE, consulté le 29.10.2018
82
Máté Kovács
Máté Kovács – est linguiste, docteur en sciences du langage et enseignant-chercheur au Département
d’Études Françaises de l’Université Eötvös Loránd de Budapest. Ses domaines de recherche et
champs d’intérêt professionnel sont l’analyse du discours, la sociolinguistique, en particulier les
variétés de langue non standard, et la traduction. Il est secrétaire de l’Association Hongroise des
Enseignants de Français et membre de l’Association Hongroise des Linguistes Appliqués et des
Professeurs de Langue.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.08
Andrzej Napieralski
ń
Université de Łódź ń
https://orcid.org/0000-0002-9811-924X
andrzej.napieralski@uni.lodz.pl
La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des
jeunes Polonais
RÉSUMÉ
La langue des jeunes est une variante de la langue « standard » qui est utilisée par des pairs et qui
fait partie de la variation diastratique de la langue. L’utilisation d’un sociolecte propre aux jeunes
locuteurs de la langue est un signe d’appartenance à un groupe dont l’âge est le facteur déterminant.
Il est vrai que l’utilisation de certains lexèmes est conditionnée par la situation linguistique dans
laquelle les gens se retrouvent (variation diaphasique), mais il n’est pas moins vrai que certaines
formes lexicales sont plus utilisées par des jeunes, surtout dans des échanges au sein d’un groupe
de pairs. Notre recherche aura comme objectif de présenter le vocabulaire dit « jeune » qui touche
le domaine de la boisson (les noms des boissons, les types d’alcools, les verbes utilisés pour parler
de l’action de boire). Notre corpus sera constitué à la base du lexique que nous retrouverons sur le
site du parler jeune (www.miejski.pl ; langue universelle des jeunes). Les résultats obtenus seront
classés selon les procédés lexicogéniques responsables de la création de nouvelles formes lexicales
(de forme, de sens, emprunts). Dans notre analyse nous nous occuperons des formes lexicales
néologiques contemporaines comme les mots wudżistu ‘vodka’ (mot-valise de wódka ‘vodka’
et jujutsu ‘ju-jitsu’), zibol ‘personne qui est en train de boire’ (onomatopée de zib ‘bruit produit
pendant l’ingestion d’un liquide’), tankować ‘faire le plein d’essence’ (métaphore) ou sztela ‘gnôle’
(emprunt au parler de Silésie).
MOTS-CLÉS – sociolinguistique, lexicologie, argot, slang, langue des jeunes, boisson
Drinking in Youth Language: A Study of the Language of Young People in Poland
SUMMARY
Youth language is a variant of the ‘standard’ language and as such is used by peers and is part of
a diastratic variation of the language. The use of a specific sociolect by young speakers of a given
language is a sign of belonging to a group where age is the determining factor. It is true that the
use of certain lexemes is conditioned by the linguistic situation in which people find themselves
(diaphasic variation), but it is no less true that certain lexical forms are more used by young people,
especially in verbal exchanges with other group members. This paper will aim at presenting the
so-called ‘young’ vocabulary that touches on the field of drinking (the names of drinks, the types of
[83]
84
Andrzej Napieralski
alcohol, the verbs used to talk about the action of drinking). The corpus herein will be based on the
lexicon that was found on a site for young speakers (www.miejski.pl), which represents the universal
language of the youth. The results obtained will be classified according to the lexicogenic processes
responsible for the creation of new lexical forms (form, meaning, borrowing). The analysis will deal
with contemporary lexical neological forms, such as the words ‘dżudżitsu vodka’ (words ‘vodka’
and ‘jujitsu’), ‘zibol’ (a ‘person who is drinking’; onomatopoeia ‘zib’, i.e. the noise produced during
the ingestion of a liquid), ‘tankować’ (‘fuel up’; metaphor), or ‘sztela’ (‘booze’; borrowed from the
Silesian speech).
KEYWORDS – sociolinguistics, lexicology, slang, argot, youth speech, drinking
Introduction
Mis à part son caractère indispensable à la vie de l’humain, la boisson joue
un rôle important dans le contexte social. Aller « boire un coup » fait partie des
rites conviviaux élémentaires qui ont pour but de tisser des liens amicaux entre
les gens. Une rencontre accompagnée d’un verre est synonyme du début d’une
relation amicale ou la cimentation de ce rapport humain. Dans le cas du présent
travail la question de la boisson est le résultat des rencontres entre les gens qui
ont abouti à l’apparition d’un important éventail de notions ayant comme même
référent les boissons alcoolisées. Chaque groupe social utilise une nomenclature
propre aux normes auxquelles ce groupe est dédié (la variation diastratique),
cependant en fonction de la situation linguistique à laquelle on est confronté il
se peut qu’on soit amené à prendre en compte la variation diaphasique qui est
dictée par nos interlocuteurs. Nous allons étudier le vocabulaire de la boisson
sous son aspect non standard, voire même vernaculaire et qui est un ensemble de
formes lexicales qui sont apparues dans le registre argotique et familier des parlers
minoritaires sociolectaux et se sont répandues ensuite grâce à leur popularité
auprès des locuteurs de la langue. Le corpus comprend des lexies polonaises qui
font partie de la langue utilisée par les jeunes ou des formes qui par le biais de ce
registre sont entrées dans la langue populaire commune. Quand on s’interroge sur
une notion telle que « langue des jeunes », il faut constater qu’il s’agit d’un terme
qui appartient uniquement à un groupe de locuteurs défini et qui existe sur l’axe
du temps uniquement pendant une durée déterminée. À un moment donné « les
jeunes » dont le langage est en question ne le seront plus, mais la langue qu’ils
parlent se maintiendra et sera transmise aux futures générations de « jeunes ».
La langue des jeunes est un phénomène qui peut être étudié uniquement en
synchronie : certes il existe des lexies, surtout familières, qui ne sortent jamais
de l’usus langagier. Ce sont des formes communes pour tous les locuteurs, c’est
pourquoi il n’est pas question de la variation diastratique dans ce cas. Le parler
des jeunes est une variété de la langue qui montre les évolutions dans une société.
Le phénomène débute en général dans le bas de l’échelle sociale, et la vivacité des
formes lexicales apparues dans la langue des jeunes à un moment précis sur l’axe
La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais
85
du temps dépend de leur popularité chez les locuteurs « jeunes » du moment et
de ceux qui ont cessé d’appartenir à cette catégorie, mais qui possèdent toujours
dans leur répertoire verbal actif et passif la connaissance de ces mots. Les mots
utilisés par les « jeunes » du moment sont tantôt des formes lexicales inspirées
des anciennes générations de jeunes, tantôt des créations néologiques qui sont
conformes au caractère et aux tendances sociologiques du moment. William Labov
constate : « lorsque l’adolescent, devenu jeune adulte, se détache du groupe, il est
inévitable qu’il acquière une plus grande aptitude à passer à la langue standard, et
qu’il ait plus d’occasions de le faire »1. Cette affirmation nous mène à déduire que
le « parler jeune » est une tendance éphémère chez le locuteur qui cependant ne
disparaît pas, mais s’adapte au besoin de la situation linguistique qui avec l’âge
peut être moins fréquente que précédemment. Le modèle de l’apparition de la
langue des jeunes est souvent basé sur un projet lancé par une minorité qui devient
un manifeste pour une génération. Les exemples tels que le français branché2 dans
les années 80, le franglais (période difficile à déterminer), la tchatche, le verlan et
la langue des cités (le F.C.C)3 sont des variétés de la langue française dites jeunes
à la base, dont on ne peut pas contester l’énorme impact sur l’évolution de la langue
française. La langue non standard, voire vernaculaire est surtout parlée au sein de
groupes de pairs âgés de 9 à 18 ans. C’est grâce à l’existence de tels groupes que le
parler des jeunes évolue en fournissant des formes issues de la créativité lexicale
de ses locuteurs. Dans le cas de la langue des jeunes Polonais, il est difficile de
constater quels sont les groupes de pairs à l’origine de l’apparition de nouvelles
formes lexicales. Le langage des jeunes en Pologne est généralement lié aux
groupes juvéniles qui sont amateurs de différents types de musiques (rap, techno,
disco, rock, etc.). Il faut signaler que ces derniers (représentant aussi différents
courants culturels comme le hip-hop, skins, punks, etc.) s’inspirent les uns des
autres et ils contribuent ensemble au maintien et à l’évolution de l’argot commun
des jeunes Polonais. Le lexique qui sera présenté dans la suite de ce travail, n’est
pas un inventaire de formes lexicales résultant de la créativité d’un groupe juvénile
à un moment donné sur l’axe du temps, il s’agira plutôt d’un glossaire de lexies
qui sont employées par les locuteurs de la langue dont l’âge permet de les qualifier
de « jeunes », c’est-à-dire qui font toujours partie de différents groupes juvéniles
au détriment d’une vie adulte en famille. Nous considérons que la langue des
jeunes est un ensemble de formes lexicales qui possède une base de mots stable et
à laquelle s’ajoutent des créations lexicales générationnelles qui peuvent enrichir
la base ou tomber dans l’oubli une fois que les membres de la génération auront
1
2
3
W. Labov, Le Parler ordinaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 347.
Nous nous référons aux propos d’Henri Boyer dans l’article « ‘Nouveau français’, ‘parler jeune’
ou ‘langue des cités’ ? » ; voir H. Boyer (éd.) (1997), Les Mots des jeunes. Observations et
hypothèses, Langue française, 1997, no 114, Paris, Larousse, p. 6-10.
Français contemporain des cités, voir J.-P. Goudaillier, Comment tu tchatches !, Paris, Éditions
Maisonneuve & Larose, 2001.
86
Andrzej Napieralski
passé l’âge de la vie en groupe de pairs. Pour ce qui est de la conception de la
langue des jeunes comme type d’argot, nous optons pour la définition de l’argot
commun de Denise François qui constate dans le cas de l’argot que :
Un tel « argot commun » se développe dans bien des communautés linguistiques, partout
où l’évolution sociolinguistique favorise l’unification, tant géographique que sociale, des
comportements linguistiques. Dans une société où les cloisonnements régionaux et sociaux
sont moins nets, la pègre moins isolée, où la presse, la chanson, la littérature populaire...
favorisent la diffusion des innovations de langues [...] les différents argots [...] tendent
à se rapprocher, voire à perdre leurs particularités pour se fondre en un bien commun
disponible pour tous les usagers de la langue4.
L’apparition des lexies de la langue des jeunes est un phénomène strictement lié
au langage dans son aspect social, c’est le fruit d’un apport de formes lexicales issues
des variations linguistiques des locuteurs. Ces variations jouent un grand rôle dans le
procès de l’apparition des lexies non standard, ce que remarque Louis-Jean Calvet :
Si nous sommes effectivement sans cesse confrontés à des mots que seule une minorité de
locuteurs peut comprendre à leur apparition (et qui ont d’une certaine façon une fonction
« cryptique ») et qui passent ensuite dans le vocabulaire général, ils relèvent aussi bien de
variations diastratiques (le vocabulaire technique [...]) que diachronique (le verlan [...]) ou
que diatopiques (bien des innovations lexicales viennent de la capitale [...])5.
La langue des jeunes résulte aussi d’un système de règles qu’on observe dans les
milieux qui sont à l’origine de l’apparition de la langue non standard (voire populaire).
Tout comme dans le cas du slang et de l’argot commun, la langue des jeunes est
soumise à un jugement du groupe qui est en opposition avec le système dominant
représenté par la langue standard. Beaucoup de formes lexicales qui apparaissent
chez les jeunes sont considérées comme vulgaires et obscènes, c’est d’une certaine
façon une réaction d’opposition au système contre lequel en étant jeune on a tendance
à se révolter. Le vocabulaire des jeunes répond en quelque sorte à la conception de
Pierre Bourdieu concernant la langue populaire et l’argot. Ses propos sur les effets
paradoxaux résultant du fait de se trouver dans une situation de « dominée » peuvent
s’appliquer d’un certain point de vue au caractère de la langue des jeunes :
[…] l’argot est le produit d’une recherche de la distinction, mais dominée, et condamnée,
de ce fait, à produire des effets paradoxaux, que l’on ne peut comprendre lorsqu’on veut les
enfermer dans l’alternative de la résistance ou de la soumission, qui commande la réflexion
ordinaire sur la « langue (ou la culture) populaire »6.
4
5
6
D. François-Geiger, L’Argoterie : recueil d’articles, Paris, Sorbonnargot, 1989, p. 28.
L.-J. Calvet, « L’argot comme variation diastratique, diatopique et diachronique (autour de Pierre
Guiraud) », D. François-Geiger, J.-P. Goudaillier (éd.), Parlures argotiques, Langue française,
1991, no 90, Paris, Larousse, p. 42.
P. Bourdieu, « Vous avez dit ‘populaire’? », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1983,
no 46, p. 101.
La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais
87
Certaines lexies qu’on retrouve dans le corpus du présent travail pourraient
répondre à ce qu’Alena Podhorná-Polická et Anne Caroline Fiévet définissent
comme « mots identitaires », c’est-à-dire des « expressions branchées, à la mode, et
/ ou perçues comme identitaires, symboles d’une génération ou, plus étroitement,
d’un groupe de jeunes »7. La productivité des jeunes qui peut être perçue dans
un grand nombre de synonymes pour certains référents, ainsi que le « jeu » de
la reprise de certaines idées et connotations pour désigner les formes lexicales,
nous amènent à admettre qu’il existe des « mots identitaires » qui sont propres
aux différentes générations de jeunes, toutefois certains « mots identitaires » se
maintiennent pour quasiment toutes les générations.
1. État des recherches
L’objet du présent travail sera de présenter les formes lexicales qui circulent
dans la langue des jeunes Polonais. Dans ce but nous allons utiliser un glossaire
qu’on trouve sur Internet, le dictionnaire Miejski Słownik Slangu i mowy potocznej
(Dictionnaire citadin du slang et du parler populaire). Cet ouvrage est un répertoire
de formes populaires / familières / argotiques qui sont, paraît-il, utilisées par les
jeunes. Ce dictionnaire que nous retrouvons sur le site Internet www.miejski.pl
regroupe des mots et des locutions qui sont actualisés en permanence. Il n’y a pas
de données telles que l’étymologie du mot ou les citations en contexte attestées,
cependant la liste des formes est abondante. Afin de ne pas tomber dans le piège
de l’ignorance, nous avons repéré tous les mots qui se réfèrent à la boisson,
à l’action de boire ainsi que les mots du champ lexical de la boisson qui sont
utilisés pour désigner des nouvelles réalités que nous avons ensuite confrontées
à une vérification sur Internet. Dans ce dictionnaire, pour chaque entrée, mis à part
la définition du mot et son explication dans un dialogue fabriqué en contexte,
nous retrouvons les appréciations des internautes qui peuvent juger en cliquant
un triangle vert pour confirmer et un triangle rouge pour mettre en doute la
signification donnée par l’auteur du dictionnaire. Plus le chiffre qui se trouve
à côté des triangles d’appréciation est élevé, plus le mot est jugé comme existant
réellement par la communauté des internautes. Cependant, certaines entrées
possèdent des résultats négatifs qui semblent nier l’existence de ce mot dans
le contexte proposé. Afin d’éliminer les formes douteuses, nous avons procédé
à une vérification des formes lexicales proposées pour les mots de la boisson sur
Internet, en identifiant les mots dans le contexte affirmé par le dictionnaire sur les
réseaux sociaux, dans les commentaires des internautes et sur différents forums
7
A. Podhorná-Polická, A.C. Fiévet, « Argot commun des jeunes et Français Contemporain des
cités dans le cinéma français depuis 1995 : Pratiques des jeunes, reprises cinématographiques et
enjeux pour la francophonie », in La Francophonie ou l’éloge de la diversité, éd. M. Abecassis,
G. Ledegen, K. Zouaoui, Cambridge Scholars Publishing, 2011, p. 81.
88
Andrzej Napieralski
Internet. Parmi les formes lexicales qui sont proposées sur le site, on retrouve
beaucoup de lexies qui sont des formes familières déjà bien intégrées dans la
langue polonaise. Ces formes ont évolué du concept de la « langue des jeunes »
tel que nous le définissons dans le cadre de ce travail, c’est pourquoi elles ont été
omises dans notre classement. Les formes qui ont passé positivement l’épreuve
de cette vérification ont ensuite été classées selon des catégories responsables
de l’apparition de ces productions néologiques. Les catégories choisies sont : les
changements de sens (théorie des tropes), les changements morpho-sémantiques
et morphologiques8, les formes onomastiques, les emprunts, les abréviations, les
dénominations des personnes qui boivent et les noms des boissons. Il faut ajouter
ici que certaines lexies pourraient être introduites dans deux catégories ou plus,
c’est pourquoi le choix de mettre un mot dans une catégorie était arbitraire et dicté
par la volonté d’assurer la cohérence au classement.
2. Changements de sens
Les changements de sens font partie des matrices internes syntacticosémantiques. La figure (trope) qui apparaît le plus souvent est la métaphore qui
peut être confondue avec l’extension de sens. Selon Michel Bréal la différence
repose sur « la perception d’une ressemblance instantanée entre deux objets »9.
Nous considérons par conséquent l’extension de sens comme figure différente
de la métaphore, bien que l’interprétation dépende parfois d’une perception
individuelle. Pour garder la cohérence de la structure de l’article, certaines
dénominations seront considérées comme métaphores avec des remarques dans
les gloses. Du fait d’un grand nombre de métaphores remarquées, il a été décidé
de les répartir en plusieurs catégories, telles que les désignations des boissons, des
récipients ou des consommateurs.
2.1. Métaphores pour les boissons
Les métaphores qui sont utilisées pour désigner les boissons alcoolisées ont
souvent une valeur exagérée qui souligne les prétendus « bienfaits » ou « valeurs
gustatives » du produit. On retrouve des boissons qui sont jugées excellentes
et acquièrent des dénominations comme ambrozja ‘ambroisie’ pour une ‘bière
fruitée’ ou qui au contraire sont jugées répugnantes comme berbelucha10 ‘soupe’
8
Nous nous inspirons du classement des matrices lexicogéniques de Jean-François Sablayrolles ;
voir J.-F. Sablayrolles, Les Néologismes. Créer des mots français aujourd’hui, Les Petits Guides
de la langue française, Le Monde, n˚ 29, Paris, Éditions Garnier, 2018.
9
J.-F. Sablayrolles, op. cit., p. 67.
10
Ce mot fonctionne dans le jargon des prisonniers et dans le parler local de la région de Łódź
comme désignant la soupe.
La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais
89
pour un alcool de mauvaise qualité ou pomyje ‘ordures liquides’ pour une
bière de mauvaise qualité. Le mot zupa ‘soupe’ connote une chose de qualité
inférieure, ce que nous pouvons constater par la comparaison de ce met à un
vin de mauvaise qualité (pinard). La couleur joue aussi un rôle important dans
les métaphores utilisées pour les alcools, surtout pour l’alcool dénaturé11 qui est
malheureusement consommé par certaines personnes, surtout alcooliques. Nous
retrouvons des formes ludiques comme : sok z gumijagód ‘la gummiboise’12 ou
błękit Paryża ‘bleu de Paris’ qui est une hyperbole ironique13. La couleur de la
vodka (transparente) fait qu’elle a obtenu la dénomination mineralka ‘mot familier
pour l’eau minérale’. La couleur de la lasure qui ressemble vaguement à celle du
whisky justifie l’utilisation de bejca ‘lasure’ pour ce type d’alcool. Une métaphore
un peu plus imagée c’est celle de la vomissure, donc bełt ‘mot familier, équivalent
de gerbe’ pour parler d’un vin de mauvaise qualité. Les métaphores sont parfois
liées à la forme des récipients dans lesquels on retrouve les boissons alcoolisées :
c’est le cas de bidon ‘gourde’ pour la bière en canette ou bateria ‘la pile’ pour
un pack de six bières14. Les appellations des alcools sont souvent le résultat de la
relation de la couleur avec le goût du produit. Ainsi rien ne surprend pour la forme
brzoskwinka15 ‘petite pêche’ pour désigner le vin au goût de la pêche, mais quand
on entend jagodzianka na kościach ‘beignet aux myrtilles sur os’ qui est utilisé
pour l’alcool dénaturé, on se demande si la couleur de la myrtille reflète le goût
du fruit dans ce breuvage. Une métaphore intéressante qui est liée à la culture
juvénile est la dénomination kociołek Panoramixa ‘chaudron de Panoramix’ pour
désigner un mélange de différents alcools.
2.2. Métaphores pour les récipients
Les métaphores sont aussi utilisées pour les récipients qui contiennent de
l’alcool. Ce sont surtout les formes des bouteilles qui ont donné naissance à de
nouvelles appellations. Ainsi nous retrouvons par exemple bączek ‘toupie’ pour
11
12
13
14
15
L’alcool dénaturé est un liquide à forte concentration d’alcool qui n’est absolument pas
consommable, sa dénaturation (ajout de substance toxique et changement de couleur) a été
prévue pour qu’il ne soit pas consommé et pour le distinguer des alcools éthyliques prévus à la
consommation. Il sert surtout à la combustion ou comme solvant.
Boisson consommée par les héros de la série de Disney les Gummi qui provient des gummiboises
(type de myrtilles magiques).
Dans le cas de l’exemple błękit Paryża, il s’agit plutôt d’une métonymie, cependant il nous
semble cohérent de laisser cet exemple avec les autres dénominations de boissons.
La ressemblance de la forme est due aux piles du type AA qui sont vendues dans des emballages
en plastique de quatre ou de six pièces et qui ressemblent aux bières en cannettes vendues en
mêmes quantités.
Dans le cas de brzoskwinka il s’agit de métonymie, cependant l’exemple est laissé parmi les
dénominations de boissons pour garder une structure plus claire.
90
Andrzej Napieralski
une petite bouteille de bière ou szpilka ‘aiguille’ pour une bouteille de bière
à la forme allongée. Il existe des dénominations qui relèvent du bestiaire et qui
concernent la taille du récipient, la grande bouteille de vodka de 0,7 l est connue
sous le nom de krowa ‘vache’ et la petite bouteille de 0,2 l de forme un peu plate
sous celui de małpka ‘petit singe’. La forme joue aussi un rôle important dans le
cas des utilisations métaphoriques des noms de récipients : la bouteille de vodka de
marque Luksusowa est appelée kwadrat ‘carré’ tandis que les bouteilles d’alcool
de luxe comme par exemple le cognac reçoivent le nom de flakon ‘flacon’ du fait
de leur ressemblance au flacons de parfum.
2.3. Métaphores pour les consommateurs
Les consommateurs d’alcool, surtout ceux qui en abusent, possèdent leur
propre nomenclature ; on retrouve des métaphores telles que nurek ‘plongeur’
(hyperbole résultant du fait que le consommateur est submergé par la quantité
d’alcool consommé), oliwa ‘huile d’olive’ (cette métaphore résulte d’une idée
reçue comme quoi la consommation d’un demi-verre d’huile avant celle de
l’alcool permettrait de pouvoir consommer plus de spiritueux), Apacz ‘Apache’
(cela résulte de la couleur de la peau de la personne qui boit de l’alcool qui
devient rouge à cause des vaisseaux sanguins qui se dilatent) ou chlor ‘chlore’
(cette métaphore16 qui est plutôt récente fait semble-t-il référence à l’odeur d’un
consommateur chevronné qui ne passe pas inaperçue).
2.4. Autres métaphores
Parmi les autres métaphores, on retrouve par exemple des comparaisons à des
actes liés au rituel de la consommation de l’alcool. Cela est le cas du mot hejnał
‘fanfare’ qui correspond au geste exercé quand on prend une bouteille dans la
main et que l’on boit au goulot, ce qui renvoie au geste du trompettiste qui prend
son instrument pour en jouer. Un autre rituel c’est l’action de tankować ‘faire le
plein d’essence’, ce qui, comme dans le cas de la langue française, provient de
l’action de verser un liquide pour faire le plein. Une métaphore intéressante qui
a été repérée dans le corpus représente un u-boot ‘sous-marin’ qui est un verre de
vodka ajouté à un verre de bière ; pour ce qui est de wir ‘vortex’, ce n’est rien
d’autre qu’une gorgée de liquide à base d’alcool qui s’écoule dans la gorge du
consommateur. Quand on commande au bar une lorneta ‘lorgnette’ on vous sert
deux petits verres de vodka, qui, placés l’un à côté de l’autre, font référence à une
paire de jumelles.
16
Voire métonymie, l’exemple reste avec les autres dénominations de consommateurs pour garder
une division cohérente.
La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais
91
2.5. Métonymies
Pour les métonymies, dans le cas desquelles on exprime un concept au moyen d’un
terme en désignant un autre qui s’y rattache par une relation nécessaire, on retrouve
dans le corpus des créations lexicales qui résultent de la substitution de la partie au tout
(lat. pars pro toto, ‘une partie pour le tout’)17, telles que siara ‘soufre’ pour désigner
un vin de mauvaise qualité (le soufre étant un élément essentiel de ce breuvage) ou
fiolet ‘violet’ pour l’alcool dénaturé (la couleur de ce liquide désigne l’ensemble de la
« boisson »). Il semble que le cas du F16 ‘avion à réaction’, qui est utilisé pour parler
de la vodka de provenance douteuse est aussi le résultat de l’utilisation de la partie
pour le tout, car en mentionnant cet avion on fait référence au kérosène consommé par
celui-ci qui est plus puissant que l’essence ordinaire (l’alcool de provenance douteuse
ou produit d’une façon artisanale incontrôlée possède une concentration en alcool
beaucoup plus élevée que les spiritueux vendus dans les magasins). Pour ce qui est du
contenant pour le contenu, on peut signaler des exemples comme browar ‘brasserie’
pour désigner une bière ou karton ‘carton’ pour le contenu du carton dans lequel se
trouve le vin. Dans le cas qui suit la chose est un peu particulière : on retrouve le
cas de ślepotka ‘petite cécité’ qui est utilisé pour appeler l’alcool pur de provenance
douteuse, ce qui nous semble être une métonymie basée sur la relation de cause à effet
(en buvant de l’alcool de provenance douteuse nous risquons de consommer du
méthanol à la place de l’éthanol, ce qui provoquerait la cécité ou pire).
2.6. Extension de sens
L’extension de sens dans le cadre de ce travail est considérée comme l’ajout
d’un signifié au signifiant de base qui est le résultat d’une connotation ou d’une
relation plus ou moins étroite de ce signifié avec le concept de base. Ainsi, dans
notre corpus nous pouvons répertorier plusieurs lexies dont le sens a évolué par le
biais de la connotation au référent de base. Le premier exemple est celui d’actimel
‘yaourt liquide de marque Danone’ qui est utilisé par les jeunes pour désigner
l’alcool pur qui a été mélangé avec de l’eau. Ce nouveau sens est à l’origine d’une
métaphore qui est inspirée par le fait que ce yaourt est plus liquide que les yaourts
ordinaires. Le cas de aqua destilante18 ‘eau distillée’ pour parler de la vodka est
une extension de sens basée sur la métaphore du liquide transparent. Il est probable
que le caractère spécialisé du terme en question ait joué un rôle primordial dans ce
choix qui ajoute un élément ironique. Le choix d’utiliser le mot kefirek ‘kéfir’ pour
17
18
Dans le cas du présent travail nous considérons la synecdoque comme étant en relation
hyponymique à la métonymie.
La forme graphique provient de aqua destillata qui désigne en latin l’eau distillée. L’erreur dans
l’écriture de ce mot vient soit de l’ignorance des utilisateurs soit d’une créativité paronymique qui
vise à donner un aspect plus ludique à la forme.
92
Andrzej Napieralski
parler de la bière est probablement lié aux valeurs nutritionnelles du kéfir que les
adeptes de la bière voient (en vain) dans ce breuvage. Une autre métaphore qui est
en même temps une extension de sens nous offre le cas du mot kołpak ‘enjoliveur’
pour désigner un pack de 4 bières. Cette extension de sens résulte des quatre vis
qui sont installées dans l’enjoliveur.
2.7. Restriction de sens
À l’inverse de l’extension de sens, nous avons retrouvé dans le corpus des formes
lexicales qui possèdent un sens devenu plus restreint que la conception d’origine. Dans
le cas de asortyment ‘assortiment’ nous avons affaire à un « assortiment » d’alcools,
mais qui est acheté pour être apporté à une fête. Dans le mot dionizje ‘dionysies’ il
s’agit plus particulièrement d’une beuverie de vins de mauvaise qualité. Quant au
verbe obalić ‘abolir’ c’est le sens de boire une bouteille entière d’alcool qui domine.
3. Changements morpho-sémantiques et morphologiques
Beaucoup de lexies que nous trouvons dans le corpus sont des constructions par
affixation ou suffixation. Dans de tels cas il y a un ajout de suffixe au mot de base qui
par conséquent amène à l’apparition d’une nouvelle forme lexicale pourvue d’un
sens qui est lié au mot de base. Les exemples qui suivent montrent cette tendance :
cherryniówka ‘vin de cerises’ < cherry + niówka
cytrynówka ‘gnôle de citrons’ < cytryna + ówka
cytrynol ‘vin de citrons’ < cytryna + ol
jabol ‘vin de pommes’ < jabłko + ol
kraniczanka ‘eau du robinet’ < kran + anka
bronx ‘bière’ < browar + onx
kolafka ‘coca’ < kola + afka
spirol ‘alcool pur’ < spirytus + ol
Les suffixes utilisés pour la création des formes ci-dessus sont des suffixes
traditionnels polonais comme –ówka, –anka ou –afka. Cependant certains suffixes
utilisés sont de nature populaire et ils marquent une augmentation (voire une
altération) ayant pour fonction d’ajouter une certaine expressivité (le cas de –ol).
Dans le cas du mot bronx le suffixe utilisé est un « exotisme » dont le but était de
former une nouvelle lexie à caractère ludique.
3.1. Imitation (onomatopée)
Certains mots trouvés dans le corpus, qui sont liés à l’action de boire, tiennent
leur origine de l’imitation d’un bruit. C’est le cas de zibol ‘consommateur d’une
La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais
93
boisson’ qui procède de l’onomatopée zib ‘bruit produit quand on avale un liquide’.
Un autre mot qui semble provenir d’une onomatopée est l’adjectif ąkły ‘saoul’ qui
viendrait de l’onomatopée du soupir.
3.2. Déformation (paronymie)
Certaines formes lexicales qui apparaissent dans le corpus sont des modifications
morphologiques de mots déjà existants. Ces mots ont été modifiés dans un but
ludique. Dans certains, les modifications s’opèrent sans changer le signifié du mot
(création néologique) comme dans brinx ‘bière’ qui vient du mot bronx mentionné
plus haut. Dans d’autres lexies on remarque l’utilisation de mots qui possèdent déjà
un signifié et qui ont été choisis du fait de leur ressemblance à un mot du champ
lexical de l’alcool. Parmi les exemples de ce type de paronymes nous trouvons Sprite
(boisson de la marque Coca-Cola) pour désigner le spirytus ‘alcool pur’, gouda
(type de fromage, autre variante gołda) pour gorzała ‘eau-de-vie’ ou łycha ‘cuillère’
pour le whisky. Dans le cas des appellations pour l’alcool dénaturé on retrouve des
formes courtes comme dykta ‘contreplaqué’ ou dynks ‘truc’.
3.3. Compositions par amalgame19
Parmi les compositions par amalgame on peut mentionner la présence du motvalise wódzitsu ‘vodka’ qui provient de la jonction des mots wódka ‘vodka’ et
jiu-jitsu. Un exemple de compocation qui a été trouvé nous donne l’alkoza ‘fête
pendant laquelle on boit de l’alcool’ qui lie le début du mot alkohol ‘alcool’ à la
dernière syllabe du mot impreza ‘fête’. Pour ce qui est des fracto-compositions
(composition d’un mot tronqué avec un mot entier) nous avons repéré les formes :
alkonoski ‘fête pendant laquelle on boit et on sniffe la drogue’ (des mots alkohol
‘alcool’ et nos20 ‘nez’), bionafta ‘vodka maison’ (de ‘bio’ et nafta ‘naphte’) ou
viscolo ‘vin avec du coca’ (de wino ‘vin’ avec modification orthographique et cola
avec un ‘s’ au milieu qui remplace la préposition z ‘avec’).
4. Formes onomastiques
Dans le corpus apparaissent des formes lexicales qui se réfèrent à des noms
propres. Faute de mieux, nous avons décidé de les appeler formes onomastiques.
Les cas des noms de vins de mauvaise qualité comme Agropol, Alpaga, Amarena
19
20
Concept de Jean-François Sablayrolles pour les matrices lexicogéniques internes morphosyntaxiques. Voir J.-F. Sablayrolles, op. cit.
La forme du mot nos ‘nez’ utilisée dans cette fracto-composition est noski qui est le pluriel du
substantif avec un suffixe diminutif.
94
Andrzej Napieralski
ou Jabłuszko sandomierskie qui sont utilisés pour désigner ce type de vin,
pourraient aussi bien être considérés comme étant un type de métonymie. Toutes
ces marques offrent le même type de produit qui apparemment est difficile à être
distingué. Dans le cas de Biedronkowe ‘nom de vin de mauvaise qualité’ cela se
réfère au nom du supermarché Biedronka ‘coccinelle’, qui est considéré comme
un magasin alimentaire du type discount choisi par ses clients pour les prix
intéressants plutôt que pour la qualité des produits. Les prénoms Leszek ‘bière
de la marque Lech’ ou Heniek ‘bière de la marque Heineken’ sont des formes
lexicales couramment utilisées pour ces bières. L’utilisation d’un prénom pour
dénommer un alcool est visible aussi dans le cas de Bronek ‘bière’ qui vient du
substantif browar ’brasserie’.
5. Emprunts
Les emprunts que nous retrouvons pour les appellations courantes des noms
des alcools sont surtout des créations ludiques qui subissent des assimilations
phonétiques et graphiques. On retrouve ainsi des emprunts à l’allemand comme
zajzajer ‘alcool très fort’, de l’all. salzsäure ‘acide chlorydrique’ ou sztamajza
‘alcool dénaturé’, de l’all. stemmeisen ‘burin’. Dans le cas de birra ‘bière’ il s’agit
de l’emprunt à l’italien birra, qui garde la forme graphique du mot d’origine.
Parmi les formes lexicales repérées on trouve aussi des régionalismes comme
sztela ‘vodka maison’ (régionalisme de Silésie) ou paciara ‘alcool souvent
maison’ (régionalisme de l’Est).
6. Abréviations
Les réductions de forme, ce qui est surprenant, ne sont pas très présentes
dans notre corpus. On a relevé deux troncations par apocope : alko ‘alcool’ de
alkohol et bro ‘bière’ de browar ‘bière’, ainsi que les sigles – ce sont surtout des
modifications de formes déjà existantes – PWN21 (Piwo Wino Naraz) ’bière vin en
même temps’ et KPN22 (Koniak Pędzony Nocą) ‘cognac produit la nuit’. Parmi les
acronymes on retrouve pour seul exemple D.A.N. (Doskonały Aromatyczny Napój)
‘breuvage aromatique excellent’ qui désigne un vin de mauvaise qualité. Ce qui est
intéressant, ce sont les hybrides composés de chiffres et de lettres ; on trouve ainsi
les noms de voitures de marque Citroën qui acquièrent des significations nouvelles.
C4 est la bière, C5 le vin et C6 la vodka (la grandeur du modèle du véhicule est
21
22
PWN : Państwowe Wydawnictwo Naukowe est le sigle de la plus grande maison d’édition
polonaise ‘Éditions Scientifiques Nationales’.
KPN : Konfederacja Polski Niepodległej est le sigle d’un parti politique de droite ‘Confédération
de la Pologne Indépendante’ qui n’existe plus.
La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais
95
attribuée proportionnellement au taux d’alcool de la boisson : plus elle est forte
plus son nombre est élevé). La date 1410 qui correspond à une date emblématique
de l’histoire de la Pologne (la victoire contre les chevaliers de l’ordre Teutonique
à Grunwald) est utilisée par les jeunes d’une façon humoristique pour désigner le
dosage parfait d’une vodka maison (1 kg de sucre, 4 litres d’eau, 10 décagrammes
de levure).
7. Désignations des personnes qui boivent
Les personnes qui abusent de l’alcool sont souvent l’objet de moqueries de la
part des jeunes et les ivrognes se voient attribuer un grand nombre de sobriquets
qui sont parfois liés à leur expérience dans le domaine de la cuite ou du lieu de
consommation. L’appellation qui semble la plus populaire est menel ‘pochetron’
qui a donné naissance à des dérivations telles qu’arcymenel ‘archipochetron’
(pour marquer un degré supérieur) ou l’antonomase Menelaos ‘pochetron’ qui
correspond au mythique roi de Sparte Ménélas. Parmi les dénominations des
personnes qui consomment de l’alcool, on retrouve aussi le bam qui est une
assimilation de l’emprunt anglais bum ‘sans abri’. La personne qui abuse de
l’alcool peut se faire aussi appeler alkus ‘alcoolique’ qui est une compocation
des mots alcool et pijus ‘ivrogne’, ou żłop ‘ivrogne’ qui vient du verbe żłopać
‘boire abondamment’. Il arrive souvent que le consommateur soit désigné par
une création lexicale basée sur le type d’alcool qu’il consomme. Nous trouvons
ainsi bełciarz ‘celui qui boit des vins de mauvaise qualité appelés couramment
bełt « gerbe »’, jabolman ‘consommateur de vins de mauvaise qualité’,
composition hybride des mots jabol ‘vin de mauvaise qualité’ et man ‘homme
en anglais’. La personne qui consomme beaucoup de vodka maison répond au
pseudonyme de bimber lot qui est un hybride composé des mots bimber ‘vodka
maison’ et lot ‘beaucoup’ en anglais. L’abus de la consommation d’alcool peut
avoir des répercussions sur le comportement et l’apparence d’une personne.
On trouve ainsi le mot dętka ‘chambre à air’ pour appeler une personne très
ivre qui est complètement « dégonflée », odrazers ‘qui incite le mépris’ (cette
forme lexicale est une abréviation de la locution budzić odrazę ‘inciter le
mépris) ou dalit ‘qu’il ne faut pas approcher’ (abréviation de la locution trzymać
się z daleka ‘ne pas approcher’). La brama ‘traboule’ (entrée dans une cour
d’immeuble) est un lieu où certaines personnes consomment de l’alcool ; c’est
pourquoi la forme bramin est utilisée pour désigner celui qui boit dans ce genre
de lieux. Le fait de consommer trop touche aussi la famille de celui qui abuse
de l’alcool. Dans notre corpus nous retrouvons le sigle DDA (Dorosłe Dziecko
Alkoholików ‘enfant adulte d’alcooliques’) ou la composition kinder nalewka
‘enfant d’un buveur de vins de mauvaise qualité’ qui est basée sur le nom de
l’œuf au chocolat ‘Kinder surprise’.
96
Andrzej Napieralski
8. Signification des noms de boissons
Certains noms de boissons connues ont obtenu dans la langue des jeunes une
extension de sens inspirée par le mot de base. Nous retrouvons dans notre corpus
des nouvelles significations pour des signifiants des mots de la boisson connue. Par
exemple on apprend que Coca cola c’est une jolie fille, ce qui est une métaphore
liée à la forme de la bouteille. Fanta est utilisé comme le sigle pour dire Fuck
And Never Touch Again ‘baise et n’y touche plus jamais’ et mleko ‘lait’ désigne
la fumée du bong (ustensile pour fumer de la marijuana). Certaines appellations
utilisées pour les femmes tiennent leur origine des noms de boisson. Cela est
le cas de mleczarnia ‘laiterie’ pour les femmes avec une poitrine abondante ou
octówa ‘de vinaigre’ pour une femme moche.
Conclusions
Le vocabulaire de la boisson est une catégorie qui est bien présente dans la
langue des jeunes. La prolifération des formes lexicales pour appeler un type
d’alcool, un consommateur ou un rite de consommation est surtout liée au
ludisme et à la fonction identitaire de la langue. En analysant le corpus nous avons
remarqué que beaucoup de formes qui figurent dans le dictionnaire récent de la
langue des jeunes (www.miejski.pl) sont des unités lexicales qui sont déjà bien
ancrées dans la langue familière / populaire, mais qui sont surtout utilisées par les
jeunes locuteurs de la langue. Cependant un grand nombre de formes lexicales
trouvées dans ce glossaire sont des formes récentes qui témoignent que la langue
est en évolution constante dans des sociolectes comme celui des jeunes. Les
unités lexicales qui ont été présentées dans ce travail nous ont amené à certaines
réflexions. Ce qui est surtout visible c’est que la créativité lexicale est toujours
présente, puisque les nouvelles générations de jeunes utilisent beaucoup de mots
et de locutions qui leur ont été légués par leurs prédécesseurs, mais ils enrichissent
en même temps le glossaire des « mots des jeunes » en contribuant à leur tour
à l’évolution de la langue. Parmi les procédés responsables de la création des
nouvelles lexies on note la prédominance des métaphores et des dérivations
(surtout par suffixation). Ce qui nous a surpris c’est surtout l’apparition des sigles
et des hybrides qui n’étaient pas des procédés très populaires par le passé. L’action
de se moquer des consommateurs est la tendance qui évolue le plus, et elle est très
visible dans les formes lexicales apparues. Ce qui surprend c’est la faible présence
des troncations par apocope qui sont pourtant un des procédés formateurs les plus
prolifiques d’habitude. Le faible nombre d’emprunts à la langue anglaise montre
aussi une nouvelle tendance dans la création des nouvelles formes lexicales par les
jeunes. Pour ce qui est de l’accès à la langue des jeunes, il faut dire qu’il y a une
certaine fonction cryptique (le résultat de l’originalité des formes et de l’influence
La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais
97
d’une culture juvénile inconnue des locuteurs plus âgés) qui n’est cependant pas
visée et ne constitue pas un trait caractéristique de la langue non standard des
jeunes en Pologne.
Bibliographie
Bourdieu, Pierre, « Vous avez dit ‘populaire’ ? », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales,
1983, nº 46, p. 98-105
Boyer, Henri (éd.), Les Mots des jeunes. Observations et hypothèses, Langue française, 1997,
no 114, Paris, Larousse
François-Geiger, Denise, L’Argoterie : recueil d’articles, Paris, Sorbonnargot, 1989
François-Geiger, Denise, Goudaillier, Jean-Pierre (éd.), Parlures argotiques, Langue française,
1991, no 90, Paris, Larousse
Goudaillier, Jean-Pierre, Comment tu tchatches !, Paris, Éditions Maisonneuve & Larose, 2001
Labov, William, Le Parler ordinaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983
Podhorná-Polická, Alena, Fiévet, Anne Caroline, « Argot commun des jeunes et Français
Contemporain des cités dans le cinéma français depuis 1995 : Pratiques des jeunes, reprises
cinématographiques et enjeux pour la francophonie », in La Francophonie ou l’éloge de la
diversité, éd. Michaël Abecassis, Gudrun Ledegen, Karen Zouaoui, Cambridge Scholars
Publishing, 2011, p. 77-125
Sablayrolles, Jean-François, Les Néologismes. Créer des mots français aujourd’hui, Les Petits
Guides de la langue française, Le Monde, no 29, Paris, Éditions Garnier, 2018
Andrzej Napieralski – est maître de conférences à l’Université de Lodz depuis 2011. Il est l’auteur
d’une trentaine d’articles sur le français non standard, l’analyse du discours du rap et les néologismes
récents qui se trouvent sur les réseaux sociaux. Après avoir publié, le livre La langue du rap en
France et en Pologne (Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2014), il travaille actuellement sur
le hate dans les réseaux sociaux et sur l’analyse du discours des commentaires sur Internet. Dans ces
récentes recherches il se focalise sur l’analyse du discours des internautes tant du point de vue de la
lexicologie (les procédés lexicogéniques) que de l’analyse du discours (les figures de style). Il est
aussi impliqué dans la recherche concernant les néologismes et les emprunts.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.09
Anna Bochnakowań
Université Jagellonne ń
https://orcid.org/0000-0003-2707-3261
anna.bochnak@uj.edu.pl
Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français
et en polonais
RÉSUMÉ
Le mot désignant la première boisson de notre vie paraît peu original comme objet d’intérêt. Mais
puisqu’il est des plus courants et connu de tous, nous présentons son fonctionnement dans le sens
premier et dans d’autres acceptions dans le registre standard, dans la langue technique, dans le sens
figuré ; nous observons les formations dérivées et composées et les expressions phraséologiques
françaises et polonaises avec lait / mleko. Nous évoquons le lien entre le lait et le vin, présent
uniquement en français et visible à travers quelques expressions. Nous essayons d’en tirer une image
sémantique du mot et son emploi dans les expressions à partir des dictionnaires anciens et modernes
français et polonais. Ce substantif concret, pouvant être compté parmi les universaux de la langue,
ne présente pas de champ synonymique développé mais seulement quelques emplois métonymiques
et métaphoriques qui nous paraissent néanmoins mériter une réflexion relative aux deux langues.
MOTS-CLÉS – lait, mleko, emplois, phraséologie, français / polonais
Our First Drink – Milk: A Study of the Word in French and Polish
SUMMARY
The name of what is usually the first drink in our lives does not seem to be a very original object
of interest. However, it belongs to a group of well-known and widely used words, and, therefore,
I would like to look at its functioning. I intend to look into its basic general meaning and linguistics
behind it, but I also want to explore the meaning of figurative (metaphorical) compositions and
phrase expressions connected with the word ‘milk’ in French and in Polish respectively. I will try
to outline the meaning of the word ‘milk’ / ‘mleko’ based on both old and contemporary French and
Polish dictionaries. I will refer to the link between wine and milk, which is present in French only
and visible through some of the expressions. This concrete noun, which can be classified among
language universals, does not offer any sophisticated synonymy. However, several metonymic and
metaphorical applications deserve attention.
KEYWORDS – lait, mleko, usage, phraseology, the French language, the Polish language
[99]
100
Anna Bochnakowa
Le mot est banal, le référent connu de tous. Néanmoins, à certain âge (le
nôtre !), il est certainement plus prudent de renoncer à des boissons que l’on
désigne en polonais par le terme wyskokowe, c’est-à-dire faisant penser à des
excès, donc alcoolisées, parmi lesquelles le vin nous a toujours intéressée, ce qui
s’était traduit par quelques travaux consacrés à leurs anciens noms en polonais,
attirants, parce qu’ils provenaient des langues romanes.
Mleko, mot d’origine pré-slave, tout comme lait hérité du latin lac (-tem)
remontent tous les deux aux sources premières de nos langues respectives, ils
ont donc une histoire ancienne que nous voudrions voir de plus près, en passant
en revue leur fonctionnement dans le lexique. Ils font certainement partie des
universaux linguistiques, du vocabulaire de base dans toutes les langues, et nous
voudrions observer quelle place ils occupent dans différents registres, quels sont
les dérivés, les mots composés et les expressions formés au cours du temps autour
de ces lexèmes courants en français et en polonais. Nous allons les présenter dans
l’ordre indiqué ci-dessus.
1. Le mot français lait
Le mot lait défini dans le TLFi1 en premier lieu comme « Liquide physiologique,
blanc, opaque, légèrement sucré, de densité supérieure à celle de l’eau, sécrété
par les glandes mammaires de la femme et des mammifères femelles » est attesté
dans la 1re moitié du XIIe s. et provient de l’accusatif lactem du substantif latin
neutre lac, lactis ‘lait, suc laiteux des plantes’. On dit donc lait humain, et aussi
lait de vache, de brebis, de chèvre, etc. La couleur du lait est soulignée dans une
comparaison déjà ancienne : blanc comme lait est noté, parmi plusieurs exemples,
dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie françoise2 de 1694.
Plusieurs adjectifs peuvent accompagner le substantif lait, et leur emploi
donne lieu à l’appellation de différents aspects et qualités que prend le lait : lait
colostral, lait caillé, lait fermenté, pasteurisé, écrémé, concentré, lait en poudre,
lait UHT. Plusieurs produits contenant le lait sont désignés à l’aide des composés :
peau de lait, fleur de lait (‘crème qui se forme naturellement à la surface du lait’),
confiture de lait (‘lait bouilli avec du sucre’), soupe au lait, café au lait – aussi
pour désigner une couleur.
Lait peut signifier aussi, secondairement, un liquide ayant l’apparence du lait.
Lait d’un œuf est un liquide légèrement coagulé qui apparaît dans un œuf à la
coque lorsque celui-ci est frais. On appelle lait le suc d’origine végétale comme
lait de coco, lait de figue, lait de riz ou lait de soja, mais aussi des préparations
culinaires de couleur blanche : lait d’amandes, lait de poule (‘plat fait de lait
1
2
TLFi = Trésor de la langue française informatisé, s.v. lait (http://atilf.atilf.fr/, la dernière
consultation en octobre 2018).
Le Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, 1694, s.v. laict.
Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais
101
chaud avec des jaunes d’œufs battus, sucré et aromatisé de vanille’). Parmi les
produits de beauté on a lait pour le corps, lait de démaquillage, lait virginal (‘un
remède cosmétique de couleur blanche fait à base de benjoin avec de l’eau’). Le
lait virginal est ainsi dit parce qu’il est employé pour entretenir la fraîcheur du
teint – lit-on dans le Dictionnaire de Littré3. Lait de chaux est un badigeon utilisé
depuis longtemps, lait de soufre résulte d’une réaction chimique entre un acide
et un sulfhydrate. Lait de cire sert à lustrer les meubles. Le terme lait répandu,
noté par le Dictionnaire de Littré4, se dit de certaines maladies auxquelles sont
exposées les femmes qui n’allaitent pas, ou qui cessent d’allaiter.
1.1. Les dérivés du mot lait
Plusieurs suffixes ont servi à la formation des dérivés du mot lait. Le substantif
laitier ‘vendeur de lait’ est fort ancien, noté déjà au XIIe siècle5, l’adjectif laitier
apparaît au XIIIe et se rapporte d’abord à une femelle qui donne du lait, depuis
le XVIIe prend le sens général de ‘relatif au lait’. Un autre adjectif, laiteux ‘de
couleur blanchâtre,’ est attesté au début du XVe. Laitage pour ‘ensemble de
produits laitiers’ date de la fin du XIVe et laiterie au sens changeant au cours du
temps, mais reste toujours lié au lieu où l’on gardait, fabriquait ou vendait des
produits laitiers6.
Le dictionnaire de Furetière7 (1690) note un dérivé, aujourd’hui inusité, et
son emploi figuré : « Laittée subst. fem. est un nom que les Chasseurs donnent à la
portée d’une lice [femelle d’un chien de chasse], ou de quelques autres animaux,
pour comprendre tous les chiens d’une ventrée. […]. On appelle proverbialement
un homme foible & effeminé, qui n’a aucune vigueur dans ses actions, une poule
laittée ».
Un autre dérivé laitance ‘sperme de poisson qui peut être utilisé en cuisine’
ou, plus tard aussi ‘ciment délayé dans de l’eau’ dans le vocabulaire du bâtiment
a été formé vers 1300. Un poisson qui a de la laitance est dit laité8.
Notons le verbe allaiter et ses dérivés : allaitant, et aussi allaitement, tous
employés depuis longtemps.
On remarque facilement la parenté avec laitue, indirectement lié à lait, car ce
mot provient de lactuca latin, dérivé de lac, ou encore celle de laiteron ‘sorte de
plante contenant dans la tige et les feuilles un suc blanc’, du latin lactarius.
3
4
5
6
7
8
É. Littré, Dictionnaire de la langue française, 2e éd., Paris, 1873-1877, s.v. lait.
Ibid.
A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 2006, s.v. lait.
D’après ibid., s.v. lait.
A. Furetière, Dictonnaire universel contenant généralement tous les mots françois […], La Haye,
1690, s.v. laittée.
Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 2012, s.v.
laitance.
102
Anna Bochnakowa
Il faut mentionner aussi des mots savants issus du latin lac et ses dérivés :
lactation, lactose, lactaire ‘relatif à l’allaitement’ et comme substantif – ‘nom
d’un champignon’, lactate ‘sel de l’acide lactique’, lactescent ‘qui ressemble à du
lait’ ou ‘qui contient un suc laiteux’, lactifère, lactique, la Voie Lactée et une
lactéenne ‘étoile de la Voie Lactée’.
1.2. Les mots composés et les collocations avec lait
Le petit lait ‘babeurre, lait de beurre’ est noté au XIIe siècle, selon Le Petit
Robert (2012) ou au milieu du XVIe siècle selon le TLFi (s.v. lait), et l’expression
boire du petit lait ‘éprouver un sentiment de vive satisfaction d’amour-propre’
apparaît au XXe, mais continue une locution plus ancienne : avaler doux comme lait
‘recevoir avidement des louanges’ attestée en 15799. Le Dictionnaire de Furetière
(1690)10 donne un synonyme de petit lait – lait clair, aujourd’hui oublié. Frère et
sœur de lait, ainsi que dent de lait datent du XVIe siècle11. Le mot lait apportant un
trait sémantique ‘jeune, premier’ accompagne les noms d’animaux : aigniel de lait
est noté déjà au milieu du XIIIe siècle12, puis on trouve cochon de lait ou veau de lait
pour nommer un animal très jeune qui tète encore. Vache à lait désigne une vache
laitière mais est devenu une métaphore familière (voir plus bas).
Au XVIIe déjà on nommait soupe de lait une robe blanc-roux de cheval.
Furetière13 précise qu’elle ressemble au potage de lait avec beaucoup de sucre et
aussi que le plumage de pigeons fort appréciés peut-être ainsi désigné. Croûte de
lait est un nom figuré d’une lésion rugueuse de peau de tête de bébé et la peau de
lait désigne une pellicule fine qui se forme sur le lait chaud. Lait de lune est une
terre calcaire, blanche, poreuse et friable.
Le Dictionnaire de Littré14 note un sens figuré de pot au lait (‘récipient’ dans
le sens premier) : « Fig. Pot au lait, espérance chimérique, par allusion à la fable »,
de La Fontaine notamment.
Quelques noms de plantes et de champignons (tirés du dictionnaire de Littré
en ligne15) contiennent le mot lait pris par métonymie, à cause du suc blanc qu’ils
peuvent dégager : lait battu ‘la fumeterre’ (pol. dymnica), lait de couleuvre ‘le
réveil-matin ou euphorbia cyparissias’ (pol. wilczomlecz obrotny), lait doré
‘l’agaric délicieux’ (pol. rodzaj pieczarki), lait d’oiseau ‘l’ornithogale blanc’ (pol.
śniedek), lait de Sainte-Marie ‘le chardon-Marie’ (pol. ostropest plamisty), lait
d’âne ‘laiteron’ (pol. grzyb mleczaj).
9
10
11
12
13
14
15
TLFi, s.v. lait.
A. Furetière, op. cit., s.v. lait.
A. Rey, op. cit., s.v. lait.
TLFi, s.v. lait.
A. Furetière, op. cit., s.v. lait.
É. Littré, op. cit., s.v. pot.
Ibid., s.v. lait..
Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais
103
1.3. Les expressions phraséologiques avec lait
Ce sont des structures plus développées, notamment les expressions
phraséologiques avec le mot lait, qui nous paraissent les plus intéressantes du
point de vue sémantique et extralinguistique.
Nous avons parcouru quelques dictionnaires anciens à la recherche de telles
expressions, peut-être déjà inusitées.
Déjà au XVIe siècle apparaît un emploi figuré du mot lait ‘première nourriture
de l’esprit’16 que nous retrouvons dans sucer avec le lait une philosophie, une
doctrine, une opinion, etc. ; ‘la recevoir dès la plus tendre enfance’.
Pour souligner la jeunesse de quelqu’un, non sans raillerie, on dit : si l’on lui
pressait le nez, il en sortirait du lait, et cela déjà au XVIIe. Furetière17 note aussi :
« On dit qu’on fait une vache à lait d’une affaire, quand on la tire en longueur
pour en tirer toujours du profit » qui rappelle notre locution polonaise sur la vache
à lait : traktować kogoś jak dojną krowę ‘prendre quelqu’un ou une opportunité
pour une vache à lait, en profiter’.
Dans l’ouvrage lexicographique très intéressant d’Antoine Oudin18 il y a une
expression jouant sur l’homonymie : « Elle a bien du laict caché sous la chemise
– elle est bien laide, c’est une allusion de laict à laid ».
« Avoir une dent de lait contre une personne ; C’est avoir quelque ressentiment
contre une personne […] » note Richelet dans son Dictionnaire de 168019 et les
dictionnaires postérieurs le reprennent.
Dans le Dictionnaire de l’Académie (1762)20 on lit « On me bout du lait, il me
semble qu’on me bout du lait, quand on me dit cela, pour dire, On se moque de
moi, il me semble qu’on se moque de moi, qu’on me traite d’enfant ».
Littré21, à côté des expressions déjà mentionnées, donne par exemple : « Fig.
On a troublé le lait à cette nourrice, elle est devenue grosse », ou encore un
proverbe : « Il sait connaître mouches en lait, c’est-à-dire il n’est pas niais, il sait
l’air du monde ». Un conseil, aussi dans Littré, à tirer d’une pratique utile : « Veiller
à quelque chose comme au lait sur le feu, veiller sans se relâcher à quelque chose,
locution qui vient de ce que le lait, quand il commence à bouillir, si on ne le retire
pas à temps, déborde et tombe dans le feu ».
Deux expressions bien imagées illustrent les effets du lait qui se met à bouillir :
il peut se sauver, et quelqu’un peut être soupe au lait, c’est-à-dire s’emporter
facilement.
16
17
18
19
20
21
TLFi, s.v. lait.
A. Furetière, op. cit., s.v. lait.
A. Oudin, Curiositez françoises […], Paris, 1640, s.v. laict.
P. Richelet, Dictionnaire François, contenant les mots et les choses […], Genève, 1680.
Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1762, s.v. bouillir.
É. Littré, op. cit., s.v. lait.
104
Anna Bochnakowa
Récapitulation I :
On remarque facilement que le mot lait, ses dérivés et composés font partie du
vocabulaire de base. Les collocations se forment facilement, aussi par métonymie ou
métaphore, vu que leur référent est généralement connu et l’emploi figuré s’impose
couramment. L’aspect du lait a servi à la formation des désignations des substances qui
lui ressemblaient. L’observation du lait en ébullition est à l’origine de la description de
comportements humains. À travers les expressions phraséologiques on perçoit le lien
surtout avec le bas âge et l’inexpérience. Rien d’étonnant, le lait est notre première
boisson dans la vie.
2. Le polonais mleko
Le mot est apparenté à ses équivalents dans les langues slaves (tchèque,
russe, slovaque, bulgare) et provient d’une forme pré-slave *melko que les uns
considèrent comme un emprunt germanique (de *meluk / *miluk, que l’on retrouve
dans l’allemand Milch et l’anglais milk) et les autres optent pour son origine slave,
continuant une base pré-indo-européenne *melk- ‘lait’. Nous sommes plutôt de ce
second avis. Le mot polonais a été attesté au XVe siècle22.
Mleko peut être accompagné des adjectifs qui en précisent les qualités : mleko
krowie ‘lait de vache’, kwaśne mleko ou zsiadłe mleko ‘lait caillé’, et l’on pourrait
les multiplier.
On emploie le mot mleko pour nommer des substances qui ressemblent à du
lait d’animal, par la couleur, le plus souvent : mleko sojowe, mleko kokosowe,
mleko wapienne – noms que l’on connaît aussi en français.
Outre son sens premier, le nom mleko peut apparaître dans un emploi
métaphorique, par exemple pour désigner un brouillard épais.
2.1. Les dérivés du mot mleko
Le nom a servi à la formation de quelques adjectifs, comme : mleczny ’relatif
au lait, laitier’, mlekowy : uniquement dans kwas mlekowy ‘acide lactique’.
Plusieurs substantifs proviennent de mleko : le diminutif mleczko (rien à voir
avec le petit lait) dans son sens propre sert à désigner les produits qui ressemblent
au lait par leur aspect, c’est-à-dire des liquides de couleur blanche à destination
variée. Mleczarnia veut dire ‘laiterie’, lieu de collecte de lait ou une crémerie,
et mleczarz ‘personne qui, autrefois, nous apportait des bouteilles de lait devant
la porte’.
Le polonais a aussi emprunté quelques mots latins dérivés de lac : laktacja,
laktoza qui ne montrent aucun lien avec le mot polonais mleko.
22
W. Boryś, Słownik etymologiczny języka polskiego, Kraków, 2005, s.v. mleko.
Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais
105
2.2. Les mots composés et les collocations avec mleko et avec ses dérivés
On retrouve en polonais les équivalents de quelques composés français : mleczny
brat / siostra – ‘frère / sœur de lait’, ząb mleczny ‘dent de lait’, Droga Mleczna
‘Voie Lactée’. Un autre aspect de l’emploi figuré est visible dans mleczne szkło
‘verre opaque, blanchâtre’. Le diminutif est utilisé dans plusieurs contextes où le
mot prend le sens figuré : mleczko kosmetyczne ‘lait de beauté’, mleczko pszczele
‘lait d’abeille’ désigne la gelée royale, un liquide blanchâtre secrété par de jeunes
abeilles ouvrières, ptasie mleczko – une sucrerie, littéralement : ‘lait d’oiseau’,
passant pour une denrée convoitée mais imaginaire, vu que les oiseaux n’allaitent
pas leurs petits.
2.3. Les expressions phraséologiques avec mleko
Quand mleko się rozlało ‘le lait est déjà renversé, répandu’ (rien à voir
avec le français lait répandu), la situation est grave et irréversible, le mal
est fait et il est vain de pleurer sur le lait renversé : płakać nad rozlanym
mlekiem. Mleko pod wąsem ‘lait sous la moustache’ caractérise une personne
jeune et sans expérience. Si l’on dit : nie brakuje mu nawet ptasiego mleka ‘il
ne manque même pas de lait d’oiseau’, c’est pour dire qu’il vit dans le luxe et
ne manque de rien.
Comme en français, on dit qu’on peut sucer une idée ou une conviction avec
le lait, en polonais on le reprend, avec la mise en relief du rôle de la mère dans la
transmission des idées et des attitudes : wyssać z mlekiem matki.
Plus d’une fois on nous promettait le biblique kraj mlekiem i miodem płynący
‘pays au lait et au miel coulant à flots’.
Nous avons trouvé aussi quelques expressions anciennes dans les dictionnaires :
au XVIe siècle – dobry pasterz na wełnie albo na mleku ma przestawać, a nie ze
skóry odzierać23 ‘un bon berger se satisfait de la laine et du lait et ne cherche pas
à avoir la peau de ses bêtes’ nous montre une attitude proche aux végétariens.
Dans le dictionnaire de Linde24, à côté des dérivés de mleko : mleczywo ‘laitage’,
mlecznik, mlekodajny, l’équivalent de lait virginal avec explication : z benzoinu
robią mleko panieńskie (‘on fait du lait virginal avec du benjoin’), on rapporte
aussi un exemple intéressant : Już lacniej mleko od mleka rozdzielić, niżli polską
krew od litewskiej (‘il est plus facile de séparer le lait du lait que le sang polonais
du sang lituanien’), ce qui nous en dit beaucoup sur les liens anciens avec nos
voisins. Dans le même dictionnaire on lit : « czarna krowa białe mleko daje ; nie
sądź z pozoru » – ‘une vache noire donne du lait blanc – ne juge pas d’après les
apparences’.
23
24
Słownik polszczyzny XVI wieku, Wrocław, 1956 et suiv., s.v. mleko.
S. B. Linde, Słownk języka polskiego, Warszawa, 1807, s.v. mleko.
106
Anna Bochnakowa
Tout au début du XXe, Słownik Warszawski25 note cera świeża jak krew
z mlekiem ‘le teint frais comme du sang et du lait’ et karmić mlekiem młodzieniaszka
– wychowywać go pieszczotliwie (‘nourrir un jeune homme avec du lait – l’élever
en le gâtant’).
Récapitulation II
La plupart des connotations du mot mleko recoupe celles du mot français : l’emploi
pour nommer les substances d’aspect similaire, le lait comme une boisson importante et
appréciée. La formation diminutive donne la possibilité d’augmenter le nombre de noms
figurés. Les expressions phraséologiques renvoient aussi à l’enfance, la jeunesse et le
manque d’expérience. Bref, la nature du référent est à l’origine du fonctionnement du
lexème dans les deux langues qui, au fond, ne diffère pas d’une façon notable. Les
images qu’offrent les expressions sont pourtant caractérisées par une interprétation
originale, propre à chaque langue.
3. Lait et vin
Pour finir, nous voudrions remarquer que le lait, boisson ‘innocente’, est
parfois évoqué à côté du vin. À commencer par une expression latine bien connue
en polonais : post vinum lac, testamentum fac, déconseillant la consommation
imprudente de lait après avoir goûté au vin. Nous l’utilisons plus souvent que la
première partie du dicton : post lac vinum – medicinum, où l’on met en valeur les
qualités médicinales du vin. Le dictionnaire de Furetière26 en donne la version
française : « Le peuple dit aussi, Vin sur lait, c’est souhait ; lait sur vin, c’est
venin ». Nous avons trouvé dans le Dictionnaire de Trévoux27 (XVIIIe) une
explication de cette expression qui se veut une rectification de l’interprétation
« populaire » – telle qui ressort pourtant de l’expression latine : « c’est-à-dire,
qu’on désire de sortir de l’enfance où l’on n’est nourri que de lait, pour passer
à l’âge où l’on boit du vin ; & que lait sur vin est venin, parce que l’on ne remet au
lait, que ceux qui sont dangereusement malades de phthysie, & de défaillance ».
Le TLFi28 mentionne lait noir pour alcool.
Dans la locution française le vin est le lait des vieillards voulant dire que le
vin donne aux vieillards des forces, les soutient, on souligne aussi le caractère
bénéfique du vin à l’âge mûr, tout comme celui du lait dans les premiers jours,
nous trouvons un certain réconfort…
25
26
27
28
Słownik Warszawski, s.v. mleko.
A. Furetière, op. cit., s.v. lait.
Dictionnaire de Trévoux, 1743 1752, s.v. lait.
TLFi, s.v. lait.
Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais
107
Dans les deux langues, l’alcool, surtout un alcool fort, est désigné pourtant
comme une boisson courante comme le lait, mais dangereuse : lait d’une vache
enragée / mleko od wściekłej krowy.
Et voilà, notre vie passe entre deux boissons essentielles, paraît-il…
Bibliographie
Boryś, Wiesław, Słownik etymologiczny języka polskiego, Kraków, Wydawnictwo Literackie, 2005
Dictionnaire de Trévoux = Dictionnaire universel françois et latin […], Paris, 1743 1752, consulté sur
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Furetière, Antoine, Dictonnaire universel contenant généralement tous les mots françois […], La
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Littré, Émile, Dictionnaire de la langue française, 2e éd., Paris, 1873-1877, consulté sur le CD Le
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Oudin, Antoine, Curiositez françoises […], Paris, 1640, consulté sur le CD Le Grand Atelier
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Richelet, Pierre, Dictionnaire François, contenant les mots et les choses […], Genève, 1680,
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(14 dictionnaires), 2000
Słownik polszczyzny XVI wieku, Wrocław, 1956 et suiv. (http://kpbc.umk.pl/dlibra/publication
?id=17781&tab=1)
Słownik Warszawski = Karłowicz Jan, Kryński Andrzej, Niedźwiedzki Władysław, Słownik języka
polskiego, Warszawa, 1900-1927 http://www.leksykografia.uw.edu.pl/slowniki/35/slownikjezyka-polskiego-warszawa-1900-1927)
TLFi = Trésor de la langue française informatisé (http://atilf.atilf.fr/)
Anna Bochnakowa – professeure de linguistique romane à l’Université Jagellonne de Cracovie.
Domaines de recherche : lexicologie et lexicographie françaises et polonaises, contacts de langues,
histoire du français. Auteure d’une centaine de publications dont les monographies : Terminy
kulinarne romańskiego pochodzenia w języku polskim do końca XVIII wieku (1984), Le « Nouveau
grand dictionnaire françois, latin et polonois » et sa place dans la lexicographie polonaise (1991),
« Le bon français » de la fin du XXe siècle. Chroniques du « Figaro » 1996-2000, (2005). Rédactrice
scientifique et co-auteure de Wyrazy francuskiego pochodzenia we współczesnym języku polskim
(2012) – étude des mots d’origine française en polonais contemporain.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.10
Joanna Cholewa ń
ń
Uniwersytet w Białymstoku
https://orcid.org/0000-0002-0545-8470
j.cholewa@uwb.edu.pl
Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive
français/polonais
RÉSUMÉ
L’article prend pour objet la construction causative du français faire boire et ses correspondants en
langue polonaise. Dans celle-ci, le prédicat causatif de base, exprimant le mieux ce sens causatif est le
verbe poić, ainsi que ses dérivés préfixaux aspectuels, que l’on peut désigner par le symbole (-)poić.
L’objectif de l’analyse est d’observer les régularités qui se manifestent au niveau du choix du verbe
polonais au moment de la traduction de faire boire. L’analyse démontre que le polonais sélectionne
différents verbes, selon les sens de faire boire, distingués sur la base de leur construction sémanticosyntaxique. Les emplois que l’on peut appeler prototypiques, se référant aux entités animées, sont
traduits en polonais par poić / napoić. Cependant, pour traduire faire boire avec N1 appartenant à la
classe [alcool], le polonais sélectionnera soit napoić (sans excès), soit spoić (excessivement). La
présence du quantifieur en position de N1 bloque entièrement (-)poić. Enfin, la construction passive
se faire boire se traduit par wsiąkać / wsiąknąć, prédicat non causatif.
MOTS-CLÉS – construction causative, prédicat causatif, analyse contrastive, boire, poić
Causative Constructions with the Verb ‘boire’: A French-Polish Contrastive Analysis
SUMMARY
This paper analyses the French causative construction ‘faire boire’ and its equivalents in the Polish
language. The basic causative predicate which translates the sense of faire boire is the verb ‘poić’ and its
prefixal aspectual equivalents. The aim of the analysis is to observe the regularities that occur in the choice
of the Polish verb at the moment of the translation of ‘faire boire’. The analysis shows that, depending
on the meaning of ‘faire boire’ – one distinguished on the basis of a semantic-syntactic construction – the
Polish language selects different verbs. The use that we can call prototypical is translated into Polish with
‘poić/napoić’, referring to both humans and animals. However, if N1 belongs to the class [alcohol], the
Polish language selects either ‘napoić’ (meaning: not excessively), or ‘spoić’ (meaning: in excess). The
presence of the quantifier in position N1 blocks the use of the verb ‘poić’. The French passive construction
‘se faire boire’ can be translated with the predicate ‘wsiąkać / wsiąknąć’, showing no causativity.
KEYWORDS – causative construction, causative predicate, contrastive analysis
[109]
110
Joanna Cholewa
Introduction
Considéré soit comme un semi-auxiliaire, soit comme un auxiliaire, faire
se construit avec de nombreux verbes, créant ainsi des constructions appelées
causatives ou factitives. Comme le constate Shyldkrot1, la différenciation entre
les uns et les autres n’est ni univoque ni communément admise. D’après Riegel,
il est appelé ‘auxiliaire causatif’ et sa construction avec un verbe à l’infinitif
– construction ‘causative’ ou ‘factitive’. Le sujet de faire dans cette construction
est actif et représente la cause du procès exprimé par la structure infinitive. Le
classement de faire dans le groupe des auxiliaires se justifie de la façon suivante :
« On les enregistre comme auxiliaires dans la mesure où, comme être et avoir, leur
sémantisme se réduit à une indication grammaticale (à la différence de verbes de
sens « plein ») et où la construction auxiliaire + infinitif semble bien parallèle à la
construction avoir / être + participe passé »2. Riegel distingue aussi la construction
se faire + infinitif, où se faire est un auxiliaire de passivation, mais garde sa valeur
causative, en impliquant de la part du sujet un certain degré de responsabilité3.
Grevisse maintient la distinction traditionnelle entre être et avoir d’une part (qu’il
nomme auxiliaires) et les autres verbes comme laisser, faire, paraître, sembler,
risquer, savoir (les semi-auxiliaires). Selon lui, faire est un semi-auxiliaire qui
« sert à former une périphrase factitive, de sens causatif »4.
Ponchon5 considère faire comme auxiliaire de causation, en expliquant la
différence entre les constructions infinitives avec ce verbe et avec d’autres, par
exemple entendre de la façon suivante. Si l’on compare deux phrases : Max fait
chanter Luc et Max entend chanter Luc, on s’aperçoit que, dans la deuxième, il
existe deux actions concomittantes, indépendantes : Max entend et Luc chante.
Or, dans la première, où Max est sujet, fait verbe prédicatif et chanter Luc objet
(dans lequel Luc est sujet de l’auxilié infinitif chanter), il existe une relation de
dépendance du second groupe complément par rapport à faire. Nous avons affaire
à une subordination des actions. La construction de deux phrases indépendantes
Max fait et Luc chante est impossible.
Pour Gross6, les constructions faire + infinitif sont une combinaison de
l’opérateur causatif, appliqué à une phrase élémentaire :
1
2
3
4
5
6
H. Bat-Zeev Shyldkrot, « Présentation. Les auxiliaires : délimitation, grammaticalisation et
analyse », Langages, no 135, 1999, p. 3.
M. Riegel, Grammaire méthodique du français, Paris, Presses Universitaires de France, 1994,
p. 451.
Ibid., p. 742-743.
M. Grevisse, Le Bon usage, Louvain-la-Nauve, Duculot, 1993, p. 1234.
T. Ponchon, Sémantique lexicale et sémantique grammaticale : le verbe ‘faire’ en français
médiéval, Genève, Droz, 1994, p. 185-186.
M. Gross, « Les bases empiriques de la notion de prédicat sémantique », Langages, 1981, no 63,
p. 24.
Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais
111
Max fait dormir Luc → Max fait # Luc dort
Max fait boire du vin à Luc → Max fait # Luc boit du vin.
En polonais, la causativité peut s’exprimer à l’aide des constructions analytiques
avec des verbes opérateurs7, par exemple nadawać / nadać giętkość (‘ajouter de la
souplesse’), powodować / spowodować zmęczenie (‘causer la fatigue’). Il existe aussi
des prédicats causatifs, comme par exemple ujędrnić (‘rendre ferme’), utwardzić
(‘rendre dur’). La présente analyse prendra pour objet la construction faire boire, ainsi
que le verbe polonais poić et certains de ses dérivés. Ce verbe est un prédicat causatif
que l’on peut, certes, paraphraser par dawać / dać pić, dawać / dać do picia, mais la
possibilité d’une telle paraphrase n’est pas systématiquement possible dans tous les
emplois. Le but de l’analyse est d’observer les régularités qui se manifestent au niveau
du choix du verbe polonais au moment de la traduction de faire boire, utilisé sans
complément ou avec celui-ci, et possédant alors des caractéristiques sémantiques variées.
1. Boire et (-)pić
Pour commencer notre analyse, nous voulons consacrer quelques réflexions
au verbe boire, base de la construction factitive faire boire, et son correspondant
polonais (-)pić, le signe (-) symbolisant chacun des préfixes possibles.
Le verbe transitif boire signifie (selon TLFi8) :
1. avec le sujet désignant une personne ou un animal, ‘avaler un liquide’ :
a) le complément direct est exprimé : boire de l’eau, un verre ;
b) dans l’emploi absolu :
• le complément non exprimé peut désigner toute espèce de boissons :
boire chaud, frais, à longs traits ; boire à sa soif ; boire dans un
verre ; verser à boire ;
• boire du vin ou des boissons alcoolisées ; avoir coutume d’en boire
avec excès, être alcoolique ;
c) par analogie, avec le sujet désignant un corps perméable ou poreux,
‘absorber un liquide ; se laisser pénétrer, imprégner par lui’ ;
2. au sens figuré, avec le sujet désignant généralement une personne :
a) ‘recevoir un bien d’ordre physique, moral ou intellectuel et en jouir ou
en tirer parti intensément’ : C’est à la vraie source de sa vie que son
âme va boire ;
b) ‘surmonter une difficulté’ : Cheval qui boit l’obstacle ‘qui le franchit
très facilement’ ;
7
8
A. Zatorska, « Z problematyki polskich i słoweńskich analityzmów kauzatywnych z parafrazą
przymiotnikową », Studia z Filologii Polskiej i Słowiańskiej, 2015, no 50, p. 237-248.
Trésor de la Langue Française informatisé, http://atilf.atilf.fr/.
112
Joanna Cholewa
c) ‘supporter quelque chose de pénible, d’humiliant’ : Boire l’amertume,
un affront, la honte.
Le dictionnaire Les Verbes français (LVF9) délimite et divise différemment les
sens de boire. Il en distingue quatre, dont un est un emploi passif :
boire 1 – ‘chopiner, zinguer’ : On boit de l’eau, Ce vin se boit facilement, On
boit beaucoup l’été ;
boire 2 – ‘se soûler’ : On boit depuis l’adolescence, On boit de l’alcool ;
boire 3 – ‘s’imbiber, s’imprégner’ : Cette éponge boit bien, Le buvard boit
l’encre ;
boire 4 (être bu) – ‘être ivre’ : On est bu après cette réunion.
Nous pouvons constater que LVF fait la différence entre ‘boire un peu,
n’importe quelle boisson’ (boire 1) et ‘boire excessivement, en parlant de l’alcool,
se soûler’ (boire 2), emplois qui sont confondus dans TLFi. Par contre, LVF
confond les emplois avec le complément d’objet direct exprimé et les emplois
absolus, qui figurent à part dans TLFi.
Le correspondant polonais de boire est le verbe imperfectif pić, auquel
s’ajoutent de nombreux préverbés perfectifs : wypić, podpić, upić, napić się,
spić, dopić, sélectionnés en fonction de la valeur aspectuelle que l’on voudrait
exprimer. Dans les langues slaves, l’adjonction d’un préfixe entraîne, en général,
le changement de l’aspect grammatical du verbe de base10, un verbe imperfectif
devient perfectif. À cela s’ajoutent les variations dites aspectuelles : « Il s’agit de
la façon dont le procès se déroule, dont il occupe le temps »11. C’est ce dernier
sens que prend le mot ‘aspect’ par rapport à la langue française. Les variations
aspectuelles sont souvent exprimées par le préfixe du verbe polonais, qui n’a pas
que la fonction de perfectivation.
Pić s’utilise dans les sens suivants (WSJP12) :
1. ‘nabierać płyn do ust i połykać go’ (‘prendre du liquide dans sa bouche et
l’avaler’) : pić herbatę, kawę; wódkę, piwo (‘boire du thé, du café ; de la vodka,
de la bière’) ;
2. ‘spożywać alkohol, zwłaszcza w nadmiarze’ (‘consommer de l’alcool,
surtout excessivement’) : mąż, ojciec pije ; pić w barze, w pracy ; pić z kolegami
(‘le mari, le père boit ; boire dans un bar, au travail ; boire avec des copains’) ;
3. ‘wciągać płyn do wnętrza’ (‘absorber du liquide’) : kwiaty, rośliny piją
(‘les fleurs, les plantes boivent’) ;
9
Les Verbes français de Jean Dubois et Françoise Dubois-Charlier (Version LVF+1), http://rali.iro.
umontreal.ca/rali/?q=fr/lvf.
10
D. Stosic, « Le rôle des préfixes dans l’expression du déplacement. Eléments d’analyse à partir
des données du serbo-croate et du français », Cahiers de Grammaire, 2001, no 26, p. 207-228,
<halshs-00272879>, consulté le 21.05.2018.
11
O. Ducrot et J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,
Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 691.
12
Wielki Słownik Języka Polskiego, http://www.wsjp.pl/.
Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais
113
4. ‘być zbyt ciasnym lub niewygodnym’ (‘être trop étroit ou incommode’) :
marynarka pije; buty piją; pić pod pachami (‘le veston est trop serré, les chaussures
font mal, qch serre les aisselles’) ;
5. ‘książk. robić aluzje’ (littéraire, ‘faire des allusions’).
2. Faire boire et (-)poić
Dans la construction faire boire, boire apparaît dans presque tous ses sens,
y compris figurés, à l’exception du sens ‘absorber un liquide’, où le sujet est
inanimé. Faire boire se traduit en polonais par plusieurs verbes et locutions
verbales. La solution la plus évidente est d’utiliser le verbe causatif poić. Le
dictionnaire WSJP en propose les définitions suivantes :
1) ‘przygotowywać i podawać napój’ (‘préparer et servir une boisson’) : poić
dziecko, chorego ; zwierzęta ; poić alkoholem, herbatą, mlekiem (‘faire boire
l’enfant, le malade ; les animaux ; faire boire de l’alcool, du thé, du lait’) ;
2) ‘książk. odczuwać przyjemność, odbierając jakieś bodźce’ (littéraire
‘ressentir un plaisir, en captant des stimuli’) : poić oczy, uszy ; poić ciszą (faire
boire les yeux, les oreilles ; faire boire du silence) ;
3) sprawiać, że ktoś w nadmiarze spożywa alkohol (‘faire que quelqu’un
consomme trop d’alcool) : poić piwem, wódką (‘faire boire de la bière, de la vodka’).
Les définitions du dictionnaire PWN13 ne sont pas identiques :
1) ‘dawać komuś, czemuś pić, aż do ugaszenia pragnienia’ (‘donner à boire
à quelqu’un jusqu’à assouvir sa soif’) ;
2) ‘dawać komuś do picia alkohol’ (‘donner à quelqu’un à boire de l’alcool’) ;
3) ‘zmuszać kogoś do wypicia czegoś’ (‘forcer quelqu’un à boire quelque
chose’) ;
4) ‘wywoływać w kimś jakieś uczucie’ (‘provoquer en quelqu’un un sentiment
quelconque’).
Rien que sur la base de ces deux dictionnaires, nous remarquons une
incertitude, voire une confusion des sens de poić. D’un côté, WSJP met ensemble,
dans le sens 1 (‘préparer et servir une boisson’), toutes sortes de liquides (eau, lait,
thé, alcool), alors que PWN distingue un sens à part si le complément d’objet est
l’alcool (sens 2 : ‘donner à quelqu’un à boire de l’alcool’). En revanche, quand
PWN met ensemble les emplois avec le complément ‘toutes sortes de liquides’
(sens 1), il y ajoute en plus ‘à sa soif’. Ce dictionnaire distingue encore ‘forcer
à boire’ (sens 3), et un sens figuré se référant aux sentiments (sens 4).
Le verbe poić, tout comme pić, forme également des préverbés, dont chacun
à un sens spécifique, par exemple spoić se réfère uniquement à l’alcool (PWN :
‘upić kogoś’ – ‘soûler qqn’), alors que napoić est beaucoup plus général (PWN :
13
Słownik Języka Polskiego PWN, https://sjp.pwn.pl/.
114
Joanna Cholewa
‘dać komuś coś do picia’ – ‘donner à boire à quelqu’un’). Il est bien visible que
chacune de ces formes perfectives se réfère à un autre sens de l’imperfectif poić :
spoić au sens 2 et napoić au sens 1. Le fait que différents préverbés perfectifs se
réfèrent à des sens particuliers de poić a été probablement à la base de la distinction
faite par PWN des sens 1 et 2. Nous avons ainsi des couples imperfectif / perfectif
poić / napoić (pour le sens 1 de poić) et poić / spoić (pour le sens 2).
Notre objectif sera maintenant de voir quels verbes sélectionne la langue
polonaise pour traduire différents emplois de faire boire.
3. Structures avec faire boire
a. X fait boire + N1[liquide] à Y
La première structure envisagée est X fait boire + N1[liquide] à Y. Le correspondant
polonais le plus évident de ce sens de faire boire est le couple poić / napoić, où la
première forme exprime l’inachèvement et la deuxième, préfixale, l’achèvement.
Les deux traduisent le verbe faire boire, utilisé avec le nom massif, précédé de
l’article partitif, défini ou indéfini. Ainsi :
(1)
une villageoise qui lui faisait boire pour les poumons de l’eau de pluie au goût de résine
(F14) – ‘wieśniaczka, która poiła go, na płuca, wodą deszczową o smaku żywicy’,
(2)
Je nous revois tous ensemble au lit, ma mère nous faisant boire de la bourrache (F)
– ‘Wyobrażam sobie znowu, jak wszyscy leżymy w łóżku, a matka poi nas ziółkami’,
(3)
elle nous fit boire une infusion (F) – ‘napoiła nas herbatką ziołową’,
(4)
le philtre d’amour que la servante, par mégarde, leur a fait boire... (F) – napój miłosny,
którym niechcący napoiła ich służąca...’.
Un cas qu’il faut mettre à part est faire boire utilisé avec N1 [alcool]. L’emploi
de poić à l’imperfectif est possible, même si d’autres constructions verbales
s’imposent parfois, telles par exemple dawać / dać + N[liquide] ou dawać / dać do
picia + N[liquide], surtout quand on veut marquer que ‘faire boire de l’alcool’ n’est ni
excessif, ni régulier, comme dans les exemples (5) – (7) ci-dessous :
14
(5)
à l’époque, on jugeait sain de faire boire du vin aux enfants (F) – ‘Sądzono wówczas, że
zdrowo jest poić dzieci winem / dawać dzieciom (do picia) wino’,
(6)
Un barman [...] me faisait boire du cognac (F) – ‘Barman [...] poił mnie koniakiem’,
(7)
il y a une méthode pour juger si le whisky est bon à être bu ou pas : on fait boire du
whisky et on demande à celui qui vient de le boire... (F) – ‘jest metoda, żeby sprawdzić,
czy whisky jest dobra do picia, czy nie : ?poimy whisky / dajemy do (wy)picia whisky
i pytamy tego, kto wypił…’.
Base textuelle Frantext, https://www.frantext.fr/.
Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais
115
Il est à noter que pour les exemples (5) – (7), il est possible de créer deux
formes perfectives : napoić et spoić, mais le sens de chacune est différent. Napoić
signifiera ‘faire boire à sa soif’ et spoić ‘faire boire à l’excès’. Ainsi : il a fait boire
du vin aux enfants – ‘napoił / spoił dzieci winem’, Un barman m’a fait boire du
cognac – ‘Barman napoił / spoił mnie koniakiem’, On m’a fait boire du whisky
– ‘Napojono / spojono mnie whisky’.
b. X fait boire Y[animé]
Poić/napoić s’utilise aussi avec le sujet non animé :
(8)
il y avait un abreuvoir où ils [...] faisaient boire les cinq chevaux (F) – ‘był wodopój, gdzie
poili wszystkie pięć koni’,
(9)
C’est moi qui ai fait boire le veau tout à l’heure, dit Delphine (F) – ‘to ja napoiłam przed
chwilą cielaka – powiedziała Delphine’.
c. Y fait boire Y
Le même couple imperfectif / perfectif polonais (poić / napoić) est utilisé quand
faire boire apparaît dans son emploi absolu. Pourtant, d’autres formes peuvent
être sélectionnées dans ce cas, notamment dawać / dać pić. Le complément non
exprimé peut désigner toute espèce de boissons mais nous avons remarqué que
ceux qui ne se réfèrent pas à l’alcool sont rares :
(10) ...comme on soutient une nuque, un ami alité qu’on veut faire boire... (F) – ‘... tak jak
podtrzymuje się głowę chorego przyjaciela, którego chcemy ?napoić / któremu chcemy
dać pić,
(11) Elle me fit boire, essaya de me donner un peu de bouillon froid, puis elle s’assit près de
la fenêtre (F) – ‘?napoiła mnie / dała mi pić, spróbowała dać mi trochę zimnego bulionu,
a potem usiadła przy oknie’.
L’emploi de poić / napoić oscille vers le sens 1 donné par PWN, soit ‘donner
à boire à quelqu’un jusqu’à assouvir sa soif’, alors que dać pić sous-entend plutôt
une petite quantité de liquide.
Concernant les emplois absolus où le complément non exprimé est un alcool,
le verbe perfectif napoić semble exclu. En effet, il signifierait ‘boire à sa soif’.
Par contre, spoić kogoć (‘faire boire quelqu’un jusqu’à le soûler’) est acceptable,
à côté des autres solutions comme dać (komuś) alkoholu / wódki :
(12) Il avait voulu faire boire l’enfant, qui s’y était refusée (F) – ‘Chciał ją *napoić / dać jej
alkoholu / wódki, ale dziewczynka odmówiła’,
(13) l’homme, qu’on essayait de faire boire pour le faire changer d’avis (F) – ‘mężczyzna,
którego usiłowaliśmy *napoić / spoić, żeby zmienił zdanie’,
(14) Alors j’ouvrirais la bouteille de Champagne, pour le faire boire (F) – ‘Otworzyłbym
butelkę szampana, *żeby go napoić / żeby go spoić / ?żeby (sobie) wypił’.
116
Joanna Cholewa
d. faire boire + quant. + N1[liquide]
L’ajout après faire boire d’un quantitatif bloque l’emploi de poić / napoić /
spoić en polonais. La solution la plus naturelle est alors de traduire la construction
causative du français par dawać / dać (wy)pić / do (wy)picia) (‘donner qqc. à boire).
Les quantitatifs qui apparaissent se réfèrent soit à une quantité assez précise, comme
par exemple un verre, un demi-verre, une gorgée, une goutte, le reste, un bol :
(15) Lalla lui fait boire un verre d’eau (F) – ‘Lalla daje jej / mu (wypić / do (wy)picia) szklankę
wody’ (*poi ją / go szklanką wody),
(16) notre mère […] me fait boire un bol de bouillon (F) – ‘nasza matka […] daje mi (do (wy)
picia) kubek bulionu’ (?poi mnie kubkiem bulionu),
(17) Puis il me fit boire trois gorgées de la mixture (F) – ‘Potem dał mi (do wypicia) trzy łyki
mikstury’ (*napoił mnie trzema łykami mikstury),
soit à une quantité imprécise :
(18) Tu me fais boire trop de vin blanc (F) – ‘Dajesz mi za dużo białego wina’.
Après avoir vérifié s’il existe, dans le corpus NKJP15, des emplois du verbe
poić avec les expressions de quantité, nous avons constaté un manque total
d’occurrences pour poić + kubek (un bol), poić + kieliszek (un verre à pied), poić
+ łyk (une gorgée) et poić + kropla (une goutte). Nous avons trouvé une seule
occurrence pour poić + szklanka (un verre) :
(19) każesz go może nawet poić szklanką mleka (NKJP) – ‘tu lui fais peut-être boire un verre
de lait’,
et une pour poić + butelka, mais ce syntagme a un sens particulier, figé, et signifie
‘donner un biberon à un bébé’ :
(20) Może pojenie butelką oducza małego ssania piersi (NKJP) – ‘Il est possible que donner un
biberon fait oublier le sein au bébé’.
e. faire boire + N1[métonymie]
Le blocage de poić / napoić / spoić est encore plus fort quand faire boire est utilisé
par métonymie avec N1[quantitatif] pour parler de la substance, du liquide, la métonymie
étant « la figure consistant à remplacer un nom par un autre nom en raison d’un
rapport qui lie les référents de l’un et de l’autre dans la réalité »16. Polguère17 parle
dans ce cas de la contiguïté des concepts et dit qu’« une lexie L2 est liée par un lien
15
16
17
Narodowy Korpus Języka Polskiego, http://nkjp.pl/.
M. Riegel, op. cit., p. 954.
A. Polguère, Lexicologie et sémantique lexicale, Montréal, Les Presses de l’Université de
Montréal, 2008, p. 198.
Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais
117
sémantique de métonymie à un copolysème L1 si elle dénote un concept qui est perçu
comme contigu au concept dénoté par L1 ». En effet, alors que le verbe polonais pić
se construit avec des quantitatifs par métonymie comme correspondant de boire : pić
/ wypić szklaneczkę, kieliszek, filiżankę, kubek, butelkę (‘boire un verre, une tasse, un
bol, une bouteille’), poić / napoić / spoić s’avère impossible avec les expressions de
quantité : *(na)poić szklaneczką, kieliszkiem, filiżanką, kubkiem, butelką (‘faire boire
un verre, une tasse, un bol, une bouteille’). La solution qui reste est la traduction par
dawać/dać (do wypicia) ou bien par un verbe non causatif wypić :
(21) Pour le calmer, on lui fit boire le reste de la bouteille (F) – ‘Żeby go uspokoić, daliśmy mu
(do wypicia) resztę butelki’,
(22) La bouteille que t’as fait boire à Doudou (F) – ‘Butelka, którą wypiła Doudou / Butelka,
którą dałeś Doudou (do wypicia)’,
(23) mais je l’en supplie, qu’il ne me serve pas le verre qu’il veut me faire boire ! (F) – ‘Ale
błagam go, niech nie podaje mi szklanki, którą mam wypić / którą chce, żebym wypił’.
f. N0[inanimé] + se faire boire
Le verbe boire dans le sens d’absorber un liquide’ (TLFi), ‘s’imbiber, s’imprégner’
(LVF) peut entrer dans une construction causative se faire boire. Mais, alors que boire
avec le sujet inanimé peut correspondre à pić en polonais : Le buvard boit l’encre
– ‘Bibuła pije wodę’ (sans complément exprimé, ceci n’est plus évident : Cette éponge
boit bien – ‘Ta gąbka dużo ?pije’), la construction factitive ne se traduira pas en
polonais par poić, mais par wsiąkać, qui n’est pas un verbe causatif :
(24) Quelques gouttes dévalent le long du goulot et viennent se faire boire par le bois blanc
(F) – ‘Kilka kropli spływa z butelki i wsiąka w białe drewno’.
Conclusion
1) Des conclusions qui s’imposent, l’essentielle concerne l’emploi de faire
boire avec un quantitatif. En effet, ce dernier bloque en polonais le verbe (-)poić,
alors qu’en français, il est tout à fait naturel de l’utiliser avec faire boire. Ainsi,
la construction X + faire boire + N1[liquide] + à Y, correspond à X + (-)poić + Y +
N1[liquide] :
tu me fais boire du vin blanc – poisz mnie białym winem
elle lui fait boire du café – poi ją / go kawą
mais l’ajout d’un quantitatif bloque automatiquement (-)poić :
tu me fais boire une gorgée de vin blanc
*poisz mnie łykiem białego wina
dajesz mi łyk białego wina
118
Joanna Cholewa
elle lui fait boire une tasse de café
*poi ją / go filiżanką kawy
daje jej / mu filiżankę kawy
Bien sûr, le même blocage intervient dans les cas d’emploi métonymique, car
un quantitatif est utilisé par métonymie comme N1[liquide].
2) Le couple des verbes causatifs polonais poić / napoić sert à traduire faire
boire avant tout dans l’emploi que nous pourrions appeler ‘prototypique’, c’est-àdire quand faire boire s’utilise avec N1[liquide] : X + faire boire + N1[liquide] + à Y → X
+ poić / napoić + Y + N1[liquide], soit :
Luc fait boire de l’eau à Marc – Luc poi Marca wodą
Luc a fait boire de l’eau à Marc – Luc napoił Marca wodą
3) L’exception est faite de cette règle quand N1[liquide] est un alcool.
À l’imperfectif, poić s’utilise à côté de dawać (do (wy)picia). Au perfectif, la
situation se complique et fait apparaître deux sens distincts, l’un marqué fortement
de la propriété ‘excès’. À ces deux sens correspondront deux verbes préfixés,
napoić (ou dać do (wy)picia) et spoić :
Luc fait boire du vin à Marc →
Luc a fait boire du vin à Marc →
Luc poi Marca winem / Luc daje Marcowi wina
Luc napoił Marca winem [sans excès]
Luc spoił Marca winem [excès]
Ainsi :
N0[humain] + faire boire + N1[liquide, non alcool] → poić / napoić
N0[humain] + faire boire + N1[alcool] →
poić / napoić, dawać / dać do picia [sans excès]
poić / spoić [excès]
Utilisé dans son emploi absolu, faire boire se traduit en polonais par les mêmes
verbes, suivant qu’il y a une idée d’excès ou non.
4) Faire boire utilisé avec N0[animé non humain] se fait correspondre en polonais
poić / napoić, comme son emploi prototypique :
Luc fait boire les chevaux → Luc poi konie
Luc a fait boire les chevaux → Luc napoił konie
soit :
N0[humain] + faire boire + N1[animé non humain] → N0[humain] + poić / napoić + N1[animé non humain]
5) Enfin, à la construction causative passive se faire boire correspond en
polonais le verbe non causatif wsiąkać / wsiąknąć.
Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais
119
Bibliographie
Base textuelle Frantext, https://www.frantext.fr/
Bat-Zeev Shyldkrot, Hava, « Présentation. Les auxiliaires : délimitation, grammaticalisation et
analyse », Langages, 1999, no 135, Paris, Armand Colin, p. 3-7
Ducrot, Oswald et Schaeffer, Jean-Marie, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du
langage, Paris, Editions du Seuil, 1995
Grevisse, Maurice, Le Bon usage, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1993
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Joanna Cholewa – Maître de conférences à l’Université de Białystok (Pologne), HDR en linguistique, auteure de deux monographies et de nombreux articles. Ses travaux de recherche s’inscrivent
dans le domaine de la sémantique, et portent essentiellement sur la conceptualisation et l’expression
du mouvement et des relations spatiales.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.11
Małgorzata Izert ń
Université de Varsovień
https://orcid.org/0000-0002-0212-3966
m.izert@uw.edu.pl
Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de
quelques quantifieurs nominaux marquant une petite quantité
RÉSUMÉ
Dans cet article nous analysons des collocations qui constituent la suite DET N1 de N2 et servent
à exprimer habituellement une (très) petite quantité ou une quantité minime de liquide. Les paraphrases
de ce type de collocations données par les dictionnaires de langue comme ‘petite quantité de N’, ‘un
peu de N’ ne renvoient qu’à une partie du sens apporté par ces quantifieurs nominaux dont le sens exact
est beaucoup plus complexe et nuancé. Par exemple, une pointe de whisky indique non seulement une
petite quantité d’alcool mais désigne aussi une intensité faible de son goût. De même, la combinatoire
de ces collocatifs attestée par les dictionnaires de langue n’est pas aussi large que celle confirmée par
l’usage écrit récent dans les textes provenant des données numérisées. Ces données permettent de
distinguer quelques types de N2 d’après la nature des objets de référence qu’ils désignent (cf. toutes
sortes de boissons (y compris les alcools) ou toutes sortes de produits liquides mais aussi les produits
massifs alimentaires ou non alimentaires et les idées abstraites – sentiments, émotions, etc. et même,
ce qui peut paraître surprenant, les styles musicaux).
MOTS-CLÉS – collocation, quantification, quantifieur nominal, quantité, intensité
Une larme de cognac and un soupçon de lait: About Some of the Nominal Quantifiers That
Indicate Small Quantity
SUMMARY
In this paper, I wish to present the analysis of collocations DET N1 ‘de’ N2 in French, which is usually
used to denote small or minimal amounts of a liquid. Dictionary paraphrases of the collocation referring
to a ‘small amount of N’ (fr. ‘petite quantité de N’) or ‘some N’ (fr. ‘un peu de N’) do not always describe
the meaning and value of these expressions accurately. For example, ‘une pointe de whisky’ indicates
not only a very small amount of alcohol, but also a delicate touch of taste and, thus, a low degree of its
intensity. Also the connectivity of DET N1 ‘de’ with N2 described in dictionaries differs from the one
found in the actual contemporary text use. DET N1 ‘de’ connects not only with nouns that mean different
types of drinks (including alcohol/alcoholic) or liquids, but also with nouns denoting non-countable
solids or abstract concepts referring most often to feelings and emotions as well as, surprisingly, music.
KEYWORDS – collocation, substantive quantifier, quantity, intensity
[121]
122
Małgorzata Izert
Introduction
L’objectif de cette étude sera d’analyser les collocations qui constituent la
suite DET N1 de N2 et servent à exprimer principalement une (très) petite quantité
ou une quantité minime de liquide. Dans ce type de collocations le premier nom
– N1 est associé aux noms sans déterminant – N2 (étant bases de collocation) et
fonctionne comme un marqueur de quantité plus ou moins déterminée (cf. une
goutte de jus d’orange, 3 gouttes de probiotique, une gorgée d’eau, un doigt de
vin) ou s’interprète comme un marqueur de quantité indéterminée (cf. une larme
de porto, un soupçon de crème, un nuage de lait).
Nous essayerons aussi de répondre à quelques questions fondamentales : Estce que les paraphrases ‘petite quantité de N’ ou ‘un peu de N’ sont suffisantes
pour exprimer le sens apporté par ce type de collocations ? Ne perdent-elles pas
de leurs traits connotatifs ? Est-ce qu’il y a des traits communs à certains types
de collocatifs quantifieurs ? Est-ce qu’on peut substituer chacun de ces collocatifs
par un autre collocatif, par exemple un nuage de par une larme de pour le nom
de base lait ? Est-ce que ce sont uniquement les noms de liquides qui privilégient
ce type de quantifieurs ? Et enfin, pourquoi les mêmes pensées nous paraissentelles beaucoup plus vives et en même temps précises quand elles sont exprimées
par une figure plutôt que par des locutions toutes simples comme ‘un peu de’ ou
‘petite quantité de’?
1. L’objet d’étude et les sources d’investigation
L’inventaire des quantifieurs nominaux que nous avons sélectionnés pour
cette étude comporte huit groupes nominaux tels un doigt de (ex. un doigt de
rhum), une gorgée de (ex. une gorgée de café), une goutte de (ex. une goutte de
jus de citron), une larme de (ex. une larme de cognac), un nuage de (ex. un nuage
de lait), une pointe de (ex. une pointe de vinaigre), un soupçon de (ex. un soupçon
de crème), une trace de (ex. une trace d’alcool).
Comme source d’investigation nous avons choisi, pour le corpus préliminaire
le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi) et pour le corpus d’analyse
des emplois un gros volume textuel sur un support électronique qui est le Web
français1 permettant d’effectuer des études centrées sur de nouvelles associations
de lexèmes (leurs formes et leurs sens) non enregistrées par les dictionnaires
mais comportant un nombre important d’occurrences, sur leurs régularités, leur
fréquence et leur contexte d’emploi – impossible à observer dans les dictionnaires
de langue.
1
Consulté entre le 6.05.2018 et le 31.05.2018.
Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de quelques quantifieurs...
123
2. Quelques généralités et précisions terminologiques
Préalablement, nous exposerons brièvement les choix terminologiques et les
principales caractéristiques de ce type d’associations d’éléments lexicaux.
2.1. Définition : quantifieurs nominaux
La suite : DET N1 de est couramment appelée déterminant nominal (Dessaux,
1976; Leroy, 2005), déterminant nominal quantifieur (Buvet, 1993), substantif
quantificateur (Benninger, 1999) ou quantifieur nominal (Maingueneau, 1994 ;
Asnès, 2008 : 82) ou encore quantifieur d’origine nominale (Gaatone, 2013 :
43). Nous appelons ce type de constructions quantifieurs nominaux (Izert, 2018)
et nous les définissons comme marqueurs formels d’amplification des objets de
référence désignés par les noms auxquels ces marqueurs sont adjoints.
2.1.1. Marqueurs de quantité plus ou moins déterminée
Trois quantifieurs nominaux qui font l’objet de cette étude servent à exprimer une
quantité déterminée, cf. une goutte d’arôme naturel de bergamote ou une quantité plus
ou moins déterminée, cf. une gorgée de thé tiède, un doigt de vin mais non précise
quant à la quantité exprimée en unités de mesure / de volume (quantité en millilitres).
2.1.2. Marqueurs de quantité indéterminée
Cinq quantifieurs nominaux marquent une quantité indéterminée, c’est-à-dire
la quantité qui ne peut pas être mesurée et qui n’est donc pas exprimée par un
nombre précis, cf. une larme de scotch, un nuage de lait, une pointe de vinaigre,
un soupçon de crème, une trace d’alcool.
2.1.3. Marqueurs de petite quantité / de quantité faible
Tous ces quantifieurs nominaux, aussi bien ceux qui marquent d’habitude
une quantité plus ou moins déterminée que ceux qui marquent une quantité
indéterminée, désignent une quantité qui est au-dessous de la norme et un peu
au-dessus de zéro ou tend vers zéro, ils marquent une très petite quantité (quantité
très faible) ou une quantité minime.
2.2. Collocatifs figuratifs ou métaphoriques
Les expressions construites avec ces quantifieurs constituent les collocations,
c’est-à-dire « les cooccurrences lexicales privilégiées de deux éléments linguistiques
entretenant une relation syntaxique »2 (Mel’cuk, 1984 ; Haussman, 1989). Certains
2
Définition étroite largement privilégiée parmi les lexicologues et les lexicographes.
Małgorzata Izert
124
parmi les collocatifs quantifieurs sont figuratifs (cf. une larme de cognac, un doigt
de vin, un soupçon de lait, etc.) parce qu’ils « ne fonctionnent jamais comme
quantifieurs en dehors de leur emploi figuré » (Blanco, 2002 : 69) ou ils peuvent
acquérir une valeur métaphorique, quand ils s’écartent de l’usage ordinaire, habituel
de la langue (cf. une goutte de lait, une gorgée de thé) pour donner une signification
et une expressivité particulières au propos (cf. une goutte d’amour, une gorgée de
liberté).
3. Analyse de la combinatoire des collocatifs quantifieurs
On peut distinguer deux sous-classes de collocatifs quantifieurs dans lesquelles
les DET N1 de sont regroupés selon leurs traits sémantiques et leur combinatoire
avec les noms qui privilégient ce type de quantifieurs : collocatifs « liquides » et
collocatifs « alimentaires » ou « non alimentaires ».
3.1. Collocatifs « liquides »
Trois quantifieurs collocatifs : une gorgée de, une goutte de, une larme de
ayant un trait spécifique [+liquide] marquent avant tout une (très) petite quantité ou
encore une quantité minime de liquide, c’est-à-dire une quantité faible de boissons,
y compris de boissons alcoolisées, et de produits alimentaires liquides, par exemple :
(1)
(2)
(3)
Et je me penchai pour avaler une gorgée de soupe sous son regard attentif.
Sur chaque palourde, disposer : un peu de cerfeuil, une goutte de jus de citron vert, une
goutte d’huile de Cumbavas. Servir de suite !
Au cas où le résultat serait trop acide pour le bébé ( ), vous pouvez ajouter une larme de
sirop d’agave.
Un doigt de, bien qu’il n’ait pas de trait spécifique [+liquide] s’emploie avant
tout avec des noms désignant les boissons, par exemple :
(4)
Une façon délicieuse de finir un bon repas. Ajoutez tout simplement un doigt de whisky
irlandais et un nuage de Bailey’s dans un bon café, et voilà, le tour est joué !
(5)
A servir très frais, en apéritif, avec un doigt de sirop de pamplemousse ou nature pour
accompagner les plats de votre été : salade, sushis, spécialités...
Les traits lexicaux communs pour tous les noms N2 qui acceptent les collocatifs
« liquides » sont donc [+concret] [+massif] [+liquide]. Les définitions de ces
collocatifs ainsi que les exemples d’emploi qu’on trouve dans les dictionnaires de
langue3 et dans les textes provenant du Web français le confirment.
3
une goutte de : A. – Très petite quantité de liquide de forme arrondie (TLFi). une gorgée de :
A. – [Constr. avec un compl. prép. de désignant un liquide] Quantité de liquide avalée en un seul
Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de quelques quantifieurs...
125
3.2. Collocatifs « alimentaires » ou « non alimentaires »
D’après les définitions dictionnairiques quatre quantifieurs collocatifs : un
nuage de, une pointe de, un soupçon de et une trace de4 marquent, entre autres,
une petite quantité ou une quantité minime de liquide (cf. une pointe de vinaigre,
un soupçon de lait, un nuage de crème, une trace d’alcool) mais ils peuvent
également indiquer une très petite quantité d’autres produits massifs alimentaires
ou non alimentaires (cf. une pointe de poivre, un soupçon de rouge à lèvres, un
nuage de poudre, une trace d’or), par exemple :
(6)
Si vous supportez mal la caféine et que vous voulez réussir à dormir paisiblement, c’est ce
qu’il vous faudra commander. Il s’agit en fait d’une tasse de lait agrémenté d’un nuage de
café.
(7)
Une nouvelle recette pour la gamme Velours de Crème à base d’Oignons, un des légumes
incontournable de notre Sud. Mais pour ne pas le laisser seul, et pour surprendre vos
papilles, le voici en compagnie d’une pointe de piment fort, et pour adoucir les angles un
nuage de miel.
(8)
Le destinataire goûte les chocolats, qui contiennent un soupçon de lait, de caramel, de
noix, de fruits, de fleurs, de vanille et de cacao.
(9)
Ce pinceau court, aux poils ultra-doux, est parfait pour balayer un soupçon de poudre de
façon homogène sur le visage.
(10) Pour dynamiser la digestion ou soulager des nausées, faire de même ou mettre une trace
d’huile pure sur la langue.
Pourtant la combinatoire de ces collocatifs attestée par les dictionnaires de langue
n’est pas aussi large que celle confirmée par l’usage écrit récent dans les textes
provenant des données numérisées. Ces données ont permis de distinguer quelques
types de N2 d’après la nature des objets de référence qu’ils désignent. Ce sont :
• des noms de boissons et de produits alimentaires liquides, par exemple :
un doigt de sirop, une gorgée de bouillon, une goutte de jus de citron, une larme de sirop,
un nuage de lait, une pointe de vinaigre, un soupçon de miel, une trace d’huile de coco, etc.
4
mouvement de déglutition (TLFi).
une larme de : III. P. anal. A. – Petite quantité, goutte de liquide (TLFi).
un doigt de : II. – P. méton. Unité de mesure grossièrement évaluée à l’épaisseur d’un doigt. […]
P. ext. En petite quantité (TLFi).
un nuage de : Petite quantité se répandant en évoquant un peu la légèreté d’un nuage. Synon.
soupçon (de). Nuage de poudre, de crème, de lait (TLFi).
une pointe de : D. – 1. a) Petite quantité d’un condiment à saveur piquante (TLFi).
un soupçon de : Quantité minime de quelque chose. […] (pop. et fam.). Soupçon de crème, de
poivre, de thym. (TLFi).
une trace de : Très faible taux d’une substance que l’on découvre, à l’analyse, dans une autre
substance (TLFi).
126
Małgorzata Izert
• des noms de boissons alcoolisées, par exemple :
un doigt de vin, une goutte d’armagnac, une larme de porto, un nuage de gin, une gorgée
d’absinthe, une pointe de kirsch, un soupçon de whisky, une trace de rhum, etc.
• des noms de produits alimentaires massifs non liquides5, par exemple :
une soupçon de sel, une pointe de persil, un nuage de sucre, une trace de chocolat, etc.
• des noms de produits non alimentaires plus ou moins liquides, par exemple :
une larme de cire chaude, une goutte de poix, un soupçon de sang, une trace de boue, un
nuage de bave, une pointe de peinture, une gorgée d’huile de paraffine, etc.
• des noms de produits non alimentaires plus ou moins solides, massifs, par
exemple :
un nuage de poudre, un soupçon de rouge à lèvre, une trace d’or, un doigt de potasse, une
pointe d’air, une gorgée de fumée, une larme de feu, etc.
• des noms de termes abstraits, tels les sentiments, les émotions, les états
d’âme, etc.6, par exemple :
un doigt de bon sens, une gorgée d’optimisme, une goutte de magie, un nuage de tendresse,
une pointe de jalousie, un soupçon de joie maligne, une trace d’espoir, etc.
• des noms de style musical, par exemple :
une larme de pop rock, un nuage de punk, un soupçon de métal, une pointe / une
goutte/un doigt de jazz, une pincée de pop, une trace de rock gothique, une gorgée
de jazz et de soul, une larme de pop, etc.
• des noms propres (noms de vins ou de domaines), par exemple :
(11) Château Minuty, une gorgée de Saint-Tropez. Ce n’est pas du vin, c’est du rosé !
(12) Une gorgée de Géorgie ? En 2011, Stéphane Bannwarth devenait le premier vigneron
français à vinifier dans des jarres en terre cuite de Géorgie.
Les données provenant des pages Web ont fait émerger de nouvelles bases
de collocation qui enrichissent le stock dictionnairique. Les mêmes données ont
permis de vérifier la combinatoire de ces collocatifs. Cinq d’entre eux peuvent être
5
6
À l’exception des collocatifs dits liquides (une goutte de, une gorgée de, une larme de).
Le collocatif une larme de / des larmes de suivi de nom marquant un sentiment ou une émotion
comme bonheur / joie / regret / tristesse n’a pas de valeur intensive.
Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de quelques quantifieurs...
127
substitués l’un par l’autre pour des bases de collocation N2 aussi bien [+concret]
[+massif] [+liquide] que [+concret] [+massif] [-liquide] ou encore [+abstrait]. Les
collocatifs une goutte de, une gorgée de, une larme de ne sont jamais acceptés par
les N2[+massif] [-liquide] à cause des contraintes sémantiques de sélection : *une
larme de poivre, *une gorgée de sucre, *une goutte de sel, etc.
4. La valeur sémantique de DET N1 de marquant une petite quantité
Six quantifieurs sont issus du transfert figuratif, cf. une larme vs une larme de
cognac, un nuage vs un nuage de lait, un doigt vs un doigt de sirop, un soupçon
vs un soupçon de liqueur, etc., deux quantifieurs d’un transfert métaphorique, cf.
une goutte d’eau vs une goutte d’amour, une gorgée de soupe vs une gorgée de
liberté. Le figement sémantique des collocations construites avec ces quantifieurs
n’est que partiel : un seul élément, DET N1 de (collocatif), acquiert un sens figuré
/ métaphorique, l’autre, le N2 (base de collocation), nom [+concret] [+massif]
à quantifier ou nom [+abstrait] à intensifier, s’emploie au sens propre.
Tous les collocatifs quantifieurs peuvent être approximativement paraphrasés
par ‘un peu de N’ ou ‘une (très) petite quantité de N’ mais ces paraphrases ne
sont pas toujours suffisantes pour exprimer le sens apporté par les collocations
construites avec ces quantifieurs.
Premièrement, la paraphrase ‘une petite quantité de N’ qu’on trouve d’habitude
dans les dictionnaires de langue n’est pas trop précise. Un peu de lait ou une
petite quantité de lait peuvent signifier, selon les contextes, ‘un verre de lait’, ‘une
cuillerée de lait’, ‘une gorgée de lait’ ou ‘une goutte de lait’, etc. Dans le cadre
de la sémantique évaluative, un peu de ou une petite quantité de posent, d’une
part, l’existence d’une certaine quantité indéterminée et présente celle-ci comme
faible, elle est située au-dessous de la norme mais au-dessus de la quantité nulle.
De même, tous les collocatifs qui font l’objet de notre étude servent à marquer une
quantité qui dépasse faiblement le niveau zéro. Il s’agit d’une petite quantité ou
d’une toute petite quantité : ‘un tout petit peu’(cf. une gorgée de, un doigt de, par
ex. Donnez-moi du vin mais je n’en veux qu’un doigt) ou d’une quantité minime
(cf. une goutte de, une larme de, un nuage de, une pointe de, un soupçon de, une
trace de). Dans certains contextes d’emploi la quantité exprimée par ce type de
collocatifs peut être jugée insuffisante, par ex. Elle a bu une gorgée de bouillon
et a mangé une bouchée de pain, c’est-à-dire qu’elle a bu et a mangé très peu ou
trop peu ou, au contraire, suffisante : Versez une larme de vodka dans votre café et
vous vous réchaufferez. Une goutte d’amour dans un océan de haine, et le monde
peut être sauvé.
Deuxièmement, ‘un peu de’ ou ‘une petite quantité de’ ne renvoient qu’à une
partie du sens apporté par certains collocatifs quantifieurs. Leur sens exact est
plus nuancé et ne se réduit pas seulement à l’idée de quantité. Leur interprétation
128
Małgorzata Izert
sémantique dépend à la fois de la nature et de la classe d’appartenance sémantiques
de N2 et des nuances de sens spécifiques véhiculées par chaque collocatif.
Dans un soupçon de lait / de thé, un soupçon de marque ‘une quantité minime
de lait / de thé’ presque non perceptible au goût, dans un soupçon d’accent étranger
– une apparence légère, faiblement perceptible à l’oreille et dans un soupçon de
moustaches une apparence faiblement perceptible à l’œil. Les collocations avec
une trace de (cf. une trace d’alcool dans une boisson, une trace de poivre dans un
plat, une trace d’accent étranger, etc.) prennent les mêmes nuances de sens. Elles
expriment une quantité à peine décelable dans une autre substance.
Un nuage de lait désigne une très petite quantité de lait qui se répand en
évoquant un peu la légèreté d’un nuage (cf. un café nappé d’un nuage de crème
fraîche, un thé avec un nuage de miel, etc.).
Une pointe de whisky indique à peu près la même quantité qu’une goutte de
whisky – une toute petite quantité ou une quantité minime mais ce collocatif peut
aussi désigner une intensité faible de goût d’un liquide ou d’un produit alimentaire
(cf. confiture de framboises avec une pointe de whisky, une gourde avec une pointe
de menthe, etc.).
Une gorgée de soupe renvoie à une petite quantité de liquide avalée en un seul
mouvement de déglutition.
Un doigt de vin ou de sirop semble marquer non seulement une très petite
quantité de boisson mais aussi une épaisseur faible (du doigt) indiquant le niveau
dans le verre.
Troisièmement, toutes les collocations où le collocatif est suivi de N2 [+abstrait]
ne peuvent être interprétées que de manière non quantitative. Le collocatif indique
une intensité faible d’une propriété par rapport à son état neutre, une norme (cf. un
soupçon de joie maligne, une pointe de jalousie, une goutte de bonheur, un nuage de
gaieté, etc.) ce qui n’est pas mentionné par les dictionnaires de langue.
Il nous reste encore à répondre à la dernière question posée au début de
cette étude : pourquoi exprimons-nous une quantité de liquide par un collocatif
quantifieur, souvent figuratif ou métaphorique, au lieu de dire ‘un peu de’ ou ‘un
tout petit peu de’ ? Pourquoi « un petit café made in Guadeloupe, agrémenté d’une
larme de lait de coco » paraît-il plus attrayant qu’un petit café avec un peu de
lait ou une petite quantité de lait ? Pourquoi s’en sert-on lorsqu’on parle d’une
quantité de termes abstraits ? Pourquoi quelqu’un invite à « une soirée avec un
doigt de jazz, une pincée de pop, un zeste de rock » au lieu d’inviter à ‘une soirée
avec un peu de jazz, un peu de pop, un peu de rock’ ?
Paradoxalement ou non, nous avons recours aux collocations lorsque nous
voulons que nos pensées paraissent plus concrètes et en même temps soient plus
précises. Et elles le paraissent plus quand elles sont exprimées par les collocatifs
quantifieurs tels que une goutte de, une larme de, un doigt de, etc. que si elles étaient
renfermées dans des locutions ordinaires comme ‘une petite quantité de’ ou ‘une
quantité minime de’, bien que toutes les deux désignent une quantité faible.
Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de quelques quantifieurs...
129
Cela résulte du fait qu’au sens usuel hérité d’Aristote la quantité est une
notion abstraite. Les quantifieurs comme un kilo de, un mètre de, un litre de, etc.
sont directement issus de l’abstraction. Les collocatifs qui font l’objet de cette
étude sont occasionnellement quantifieurs. Ils correspondent, à l’origine, à des
noms de choses véritables ou de phénomènes communément connus comme une
larme, un doigt, une goutte, une trace, une gorgée, une pointe, etc. Ils bénéficient
d’une autonomie référentielle, ce qui nous permet d’imaginer et d’exprimer, par
référence à une réalité concrète, la notion abstraite qui est la quantité.
En guise de conclusion
Cette étude n’est pas exhaustive. Elle exige d’autres recherches encore plus
approfondies et pertinentes mais nous semble avoir le mérite de bien montrer
la combinatoire des collocatifs marquant une petite quantité (le plus souvent de
liquide) en français actuel tout en précisant la valeur sémantique de ces collocatifs.
Nous pouvons en tirer quelques conclusions.
Contrairement aux quantifieurs marquant une grande quantité indéterminée,
tels une avalanche de (courriels), un flot de (voitures), un bataillon de (fourmis),
une forêt de (bras levés), etc., ils n’acceptent pas de noms concrets comptables ;
ils privilégient les noms concrets massifs non comptables mais quantifiables (cf.
vin, poudre, miel, etc.) et les noms abstraits par définition non comptables et non
quantifiables (cf. jalousie, tristesse, peur, jazz, rock, etc.).
Certains d’entre eux remplissent la fonction de collocatifs figuratifs (cf.
une larme de porto, un doigt de vodka), d’autres la fonction de collocatifs
métaphoriques lorsqu’ils sont combinés avec des noms abstraits (cf. une goutte
d’amour, une gorgée de liberté, une trace d’espoir, une pointe de jalousie, etc.).
Ils acquièrent deux valeurs sémantiques fondamentales, soit une valeur
quantitative (cf. une larme de porto, un nuage de lait), soit une valeur intensive
(cf. un soupçon de jazz, une goutte de bonheur). Ils fonctionnent donc ou bien
comme des quantifieurs marquant une petite quantité d’objets concrets massifs
ou bien comme des intensifieurs (atténuateurs) marquant une intensité faible de
la propriété.
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Małgorzata Izert – est maître de conférences habilitée à diriger les recherches au Département de
linguistique à l’Institut d’Études Romanes, Université de Varsovie. Elle enseigne la linguistique
générale, la sémantique, la lexicologie et la lexicographie, la grammaire descriptive et la grammaire
historique de la langue française. Ses travaux de recherche portent sur le lexique, la phraséologie
et les analyses linguistiques sur corpus. Depuis sa thèse de doctorat (2002) : Les Expressions Adj.
comme SN et intensification de la propriété elle analyse les différents moyens linguistiques servant
à exprimer l’intensité, entre autres les adjectifs, les adverbes, les syntagmes binominaux : N1 N2, les
collocations Adj./N/V à SVinf, le suffixe -issime et les préfixes intensifieurs qui ont fait l’objet de sa
thèse d’habilitation (2015) : La Construction préfixale de forte intensité en français contemporain,
Łask, LEKSEM. Elle a participé au projet international : « Les comparaisons et l’intensification »
dans le cadre du Programme Hubert Curien « Polonium 2015-2016 ».
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.12
Małgorzata Posturzyńska-Bosko
ń
ń
Université Marie Curie-Skłodowska,
Lublin
https://orcid.org/0000-0002-1919-0065
m.posturzynska-bosko@poczta.umcs.lublin.pl
Analyse lexicale du vocabulaire concernant le fait de boire du
vin d’après le Dictionnaire comique de Ph.-J. Le Roux (1786)
et le Dictionnaire de l’Académie Française (1798)
RESUMÉ
Le but de cet article est de montrer et d’analyser un répertoire des termes relatifs aux habitudes de boire
du vin des Français à la fin du XVIIIe siècle. L’analyse des données lexicales de deux dictionnaires de
différentes conceptions lexicographiques, à savoir Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque,
libre et proverbial de Philibert-Joseph Le Roux de 1786 et Dictionnaire de l’Académie Française de
1798 (5e éd.), montre à quel point boire du vin était une distraction préférée, indépendamment du statut
social. On trouve dans ces dictionnaires une surprenante richesse des termes décrivant la culture de la
boisson, les types de vin, les rituels qui l’accompagnent, qui sont, dans la plupart des cas, des activités
peu subtiles. Cette image précieuse est complétée par les expressions à l’aide desquelles on peut préciser
le degré d’ivresse, les effets causés par le vin ; on y trouve aussi une panoplie de comportements après
la consommation, une kyrielle de noms pour des vins de catégorie plutôt inférieure.
MOTS-CLÉS – culture de boire, dictionnaires du XVIIIe siècle, vin
An Analysis of the Vocabulary Relating to Wine Drinking as Based on Dictionnaire comique
by Philibert-Joseph Le Roux (1786) and Dictionnaire de l’Académie Française (1798)
SUMMARY
The purpose of this article is to present and analyse the terms found in two dictionaries published in
the twilight of the 18th century, namely Dictionnaire comique by Philibert-Joseph Le Roux (1786)
and Dictionnaire de l’Académie Française (1798), both of which relate to the way that wine is
drunk by the French. The plenitude of terms describing the drinking culture, the words for good
and bad wine, the effects following wine consumption, the stages of alcohol intoxication, the names
for persons consuming alcohol, and the rituals and drinking-related activities is accompanied by
the socio-economic panorama. The two dictionaries have different lexicographical assumptions, i.e.
while the Le Roux dictionary contains language material which often contradicts the principles of
bel usage, the Academy’s dictionary promotes the purity and correctness of the French language.
Nonetheless, in most cases they give the same terms and expressions with regard to drinking.
KEYWORDS – drinking culture, dictionaries from the late 18th century, wine
[131]
132
Małgorzata Posturzyńska-Bosko
Dans cet article, nous voulons présenter et analyser le vocabulaire contenu
dans le Dictionnaire comique de Ph.-J. Le Roux et le Dictionnaire de l”Académie
Française (5e éd.) concernant la culture de boire des Français à la fin du XVIIIe
siècle. Notre objet est avant tout de comparer la façon de présenter des mots
et des expressions décrivant cette activité dans les dictionnaires de différentes
conceptions lexicographiques. Dans le panorama lexicographique du XVIIIe siècle,
le Dictionnaire comique de Le Roux occupe une place prééminente en tant que
répertoire de la langue non conventionnelle qui répugne au bel usage. On y observe
une insistance particulière sur les plaisirs de la vie, et sans doute, il est le plus riche en
termes de gueule et de débauche assortis de commentaires piquants et amusants qui
ont trait à l’action de boire, surtout du mauvais vin. Dans l’Avertissement l’auteur
définit son public : son dictionnaire est pour tout le monde, il prône en quelque sorte,
la démocratie de la lecture. Par contre, le but du Dictionnaire de l’Académie est de
chercher à préserver en l’état la langue française, telle qu’elle devrait être écrite et
parlée. Selon Y. Giraud (1983 : 79, 85-86) :
On voit que le lexicographe se laisse souvent entraîner par une verve bavarde, voire lyrique
et qu’il dépasse largement la sèche définition pour s’étendre sur la glose [...] Ainsi, on
trouve réellement de tout dans ce Dictionnaire, à commencer par ce qu’on ne s’attend pas
à rencontrer dans un ouvrage de cette sorte. Ce qui fait à la fois sa faiblesse et son intérêt.
Car la lecture en est plaisante, et jamais fastidieuse ; on voit que Le Roux ne résiste pas
au plaisir de développer certains commentaires satiriques de son cru. [...] C’est aussi un
livre d’une lecture instructive, qui restitue un peu du parler de la conversation courante,
qui est un répertoire fort précieux des habitudes de langage de deux ou trois générations.
Il montre la richesse de la création verbale, aussi bien dans le monde populaire que dans
la société raffinée, et il collectionne une foule de termes disparus depuis. C’est enfin un
dictionnaire d’une lecture fort utile, « aux étrangers et aux Français mêmes », car il permet
de comprendre ou de préciser le sens des tournures employées par les auteurs comiques,
« réalistes » ou familiers [...].
Deux dictionnaires de conceptions lexicographiques différentes ne sont pas
aussi ifférents que Le Roux le voulait. L’analyse du matériau montre qu’à peu
près 80% du vocabulaire proposé par Le Roux est présent dans le Dictionnaire
de l’Académie. Cependant, dans ce dernier, plusieurs explications des mots et des
expressions diffèrent, elles sont atténuées pour la bienséance des lecteurs, le niveau
de langue est précisé par les informations telles que : populaire, proverbialement,
style familier, bas, injurieux, vulgaire, ce qui n’est pas présent dans le dictionnaire
de Le Roux, sauf quelques rares exemples. Des centaines de mots et d’expressions
(plus de 180 dans le dictionnaire de Le Roux sur plus de 1200 pages) et environ 140
occurrences trouvées dans le Dictionnaire de l’Académie sur 1544 pages) utilisés
aussi bien dans le milieu populaire que dans la société raffinée, une collection
enivrante et fastidieuse d’occurrences pour décrire les habitudes à table des bons
vivants, qui jouissent de la vie en buvant surtout du vin de mauvaise qualité et
dans des endroits qu’il ne faut pas fréquenter.
Analyse lexicale du vocabulaire concernant le fait de boire du vin d’après...
133
Dans le Dictionnaire de l’Académie sous le terme vin, on trouve les
informations de type encyclopédique, telles que le genre du vin (rouge, blanc),
souches (muscat), leur origine (vin de Champagne), les récipients utilisés lors du
processus de production et de consommation du vin (muid, quartaut), les activités
décrivant les étapes de la production et de la conservation du vin (entonner). La
plupart des occurrences décrivent la qualité, le bouquet, la couleur, le goût du vin,
au total 89 pour décrire ces propriétés du vin, p. ex. : vin couleur d’œil de perdrix,
sophistiqué, qui peche en couleur. En parlant de l’âge du vin, on disait : vin de
deux feuilles, trois, quatre, etc. du vin qui a deux, trois, quatre ans respectivement.
Le dictionnaire de Le Roux ne comporte pas ce type d’informations.
Nous avons classé le matériau recueilli en quelques groupes thématiques :
1. Action de boire
Boire est une action collective, inscrite dans un rituel social indépendemment
de l’âge, de la position sociale, c’est une partie de l’identité des Français
au XVIIIe siècle. Tout d’abord, boire est un plaisir, ce qui est plus ou moins
explicitement exprimé dans les commentaires. Parmi les descriptions neutres
de l’action de boire, on trouve : allumer la lampe ‘verser du vin dans le verre
de quelqu’un’, brûler le fagot ‘aller boire ensemble une bouteille au cabaret’,
amboire ‘boire’, lever le coude, mettre le pied dans la vigne du Seigneur (dans
A1 pour ‘être ivre’), faire la Saint-Martin, à cause des foires pour la vente du
vin vers la Saint-Martin, le 11 novembre, ce qui signifiait ‘boire à l’occasion des
foires’.
2. Plaisir de boire
Le Roux présente quelques expressions dont l’explication met en valeur le
plaisir de boire qui d’ailleurs rime très souvent avec excès : grenouiller ‘ivrogner,
être enfoncé dans un cabaret à buvailler comme grenouille dans l’eau’ ; l’auteur
explique cette expression : ‘barboter dans l’eau comme une grenouille’ ; de ce
fait l’expression barboter dans le vin veut dire ‘s’ivrogner tout le long de la
journée dans un cabaret’ (A grenouiller ’ivrogner’, pop.). Le verbe gobeloter est
expliqué comme suit : ‘grenouiller dans un cabaret’ (sous le terme gobelotter,
nous lisons dans A : ‘boire à plusieurs petits coups’). Les trois expressions fioler,
mesurer son vin et ramponer sont accompagnées de ‘s’enivrer à plaisir’. Le
phraséologisme caresser la bouteille ‘boire ou l’action de boire’ a des connotations
sensuelles, même sexuelles (il est absent dans A).
1
Dans la suite de notre article nous utilisons l’abréviation A pour désigner le Dictionnaire de
l’Académie, et l’abréviation LR – pour le dictionnaire de Le Roux.
134
Małgorzata Posturzyńska-Bosko
3. Action excessive de boire
Plus de 25 mots et expressions dans LR sont expliqués par : ‘boire trop’ :
souffler la bougie, souffler la linotte, boire en lancement, à tire larigot, comme
une éponge, comme un trou (‘boire excessivement, à l’image d’un trou n’ayant
pas de fond’). L’Académie précise ce dernier ‘boire excessivement’ prov. ; comme
synonymes, on a : à (en) tire larigot, comme un Templier, comme une éponge,
s’enivrer, faire emplette de vin (‘pour s’enivrer, boire plus que de raison’, il est
intéressant que dans A, cette expression signifie ‘achat des marchandises’, il
n’y a aucune mention s’appliquant à l’action de boire du vin). Les expressions entrer
en vin, flaconner, vuider les bouteilles et les flacons, hausser le gobelet, vuider
les pots, fluter (‘avaler du vin à pleins verres’, ce que A explique en ces termes :
pop. ‘boire’ sans préciser l’intensité), fouetter (‘boire hardiment, beaucoup’), ce
terme est accompagné des synomymes tels que lamper (A ‘boire avidement’,
pop.), sabler (A ‘avaler tout d’un trait’, style fam.), entonner (‘boire avec avidité
sans apprécier le goût du vin’, d’après A, d’un homme qui boit beaucoup),
envermilloner, fouetter les poulets, poules, griser (A ‘faire boire quelqu’un pour
le rendre demi ivre’), s’humecter le pectoral, humetter, ausser le tems (A ‘boire en
débauche’), crapuler (A être dans la crapule ‘vilain excès de boire et de manger’,
et l’expression : vivre dans la crapule ‘se livrer sans choix et sans modération aux
plaisirs de l’amour, de la table et du jeu’), pantagruéliser. Un verbe est défini dans
LR comme vulgaire : chopiner (A ‘boire du vin fréquemment’, vulg.). Ce dernier
verbe est à l’origine de l’expression : boire chopine sur chopine (‘boire sans
cesse’), mais A en donne la définition suivante : ‘faire débauche de vin’. D’autres
verbes, tels que : beuvailler (‘boire avec excès, ivrogner, grenouiller’), beuvasser
(‘boire sans discontinuer comme font des ivrognes de profession’) complètent la
liste des expressions indiquant l’excès de boire. Deux expressions, d’après LR,
viennent de la langue allemande : faire carousse ‘avaler tout’ de l’expression
trinken gar aus ‘s’enivrer’, ce que A explique : ‘faire débauche, style fam., vieilli’.
Le verbe suivant : trinquer, de l’all. Trinken, signifie ‘boire avec excès’.
4. Personnes buvant de l’alcool
Ivrogne et ivre sont les plus fréquents pour nommer quelqu’un qui s’adonne
à cette distraction (A définit ivrogne comme suit : ‘qui est sujet à s’enivrer ou
à boire avec excès’ ; cette distraction n’est pas étrangère au sexe féminin, à côté
du terme masculin, on trouve ivrognesse ‘femme sujette à s’ivrogner’) ; les mots
suivants complètent cette liste : biberon, biberonne (l. fam. A : ‘celui qui aime le
vin, et qui en boit volontiers’). Des termes mentionnés : imprimé, pochillateur,
fesse pinte, gavache, gotzi, imbriaque (de cette série, ce dernier imbriaque est dans
A ‘mot pop. pour un homme, qui pour avoir trop bu, a perdu la raison’), rébus,
Analyse lexicale du vocabulaire concernant le fait de boire du vin d’après...
135
vineux (dans A, cet adjectif s’applique plutôt à la force du vin, le goût, l’odeur, la
couleur, et non à une personne s’adonnant à boire), vadele, averlant : tous ces mots
sont accompagnés dans LR du mot ivre, les termes suivants ont des explications
supplémentaires : piffre ‘ivre, qui n’est jamais sou, goulu’ (d’après A, ce terme est
bas et injurieux pour des personnes excessivement grosses). Les termes : rissole
‘sobriquet qu’on donne à un ivrogne’ (A ‘sorte de menue patisserie’), frere de
jubilation veut dire ‘un homme gai, un ivrogne, un buveur, un homme sans souci’,
d’après A : ‘réjouissance, bonne chère’, ne signifient pas être ivre. La comparaison
des expressions nous donne les conclusions suivantes : celui qui a bien bu – ‘en
a autant qu’il lui en faut, être dans les broussailles’, c’est la même chose que :
être complet, dessous, être imbu du vin, être sac à vin, être dans les vignes. Le
Roux explique aussi qu’une personne ivre ou boite, généralement, est en état
moins grave qu’une personne enivrée ou chopine parce que les premiers signifient
quelqu’un qui a la raison brouillée, les suivants signifient que le vin lui fait perdre
la raison. Ivre comme une soupe, ivre mort signifient ‘être extrêmement ivre’.
Dans ce dictionnaire, à côté des expressions définissant l’état d’une personne qui
boit, on trouve encore celles qui renvoient à la mythologie et au culte ancien de
Bacchus : être Bacchus, disciple ou enfant de Bacchus, Dieu de vin ou suppôt de
Bacchus. Elles définissent l’amateur des boissons, et barbe fleurie, de Bacchus,
c’est ‘un buveur à rouge trogne qui à force de boire a la face fleurie et enluminée’.
Deux syntagmes nominaux désignent les amateurs de boissons à valeur neutre,
sans les nommer ivrognes : chevalier de la coupe ‘celui qui aime boire pendant des
débauches honnêtes’ (but : pour oublier les ennuis) ; l’expression être en pointe
de vin signifie quelqu’un qui a ‘un peu de vin dans la tête’, est ‘un peu échauffé
par le vin’. Sous le terme vin dans A, on trouvera aussi la gradation, en quelque
sorte, de l’état des amateurs de boissons après la consommation : un homme est en
pointe de vin pour que le vin commence à le mettre en gaîté (LR), il est chaud de
vin pour dire qu’il commence à être ivre, il est pris de vin qu’il est déjà ivre et il est
entre deux vins qu’il approche de l’ivresse. D’un grand ivrogne on dit qu’il est sac
à vin (LR), et d’un homme qui est extrêmement ivre : le vin lui sort par les yeux.
5. Vin – caractéristique
Avant tout le vin est une boisson préférée, chérie ; quant aux autres boissons
alcoolisées, il n’y a que peu d’occurrences autres que le vin : biere qui apparaît
dans un jeu de mots : Les ivrognes disent qu’ils ne veulent point mettre leur
corps en biere pour dire : boire de la biere au lieu de vin (A ‘espèce de boisson
forte, qui se fait de blé, d’orge ou de houblon’), et coco ‘eau de vie à la base
du vin’, ce que A précise : ‘liqueur bonne à boire’. En France, la culture de
boire du vin s’inscrivait dans la tradition chrétienne, elle en était un élément
indissociable, alors accepté jusqu’à tel point que quelqu’un qui buvait de l’eau
136
Małgorzata Posturzyńska-Bosko
était considéré comme homme froid (buveur d’eau ‘homme froid’). D’ailleurs,
ivrogne, il ne hait rien tant que l’eau. Celui qui mange sans boire, mange le
repas de brebis. On attribue au vin des propriétés bienfaisantes : un verre de vin
avise bien un homme, un ivrogne dit du vin, après Dieu, voilà mon sauveur ; Le
Roux cite d’après le roi d’Arragon, Alphonse le Sage : il n’y a rien de meilleur
que d’avoir du vieux bois pour brûler, du vin vieux pour boire, des vieux amis
pour faire société et de vieux livres pour lire et le reste n’est que babioles, de
plus, le vin donne de la force : du vin n’a que l’épée et la cape ‘qui a peu de vin,
peu de force’ A.
Le vin en termes génériques, c’est : eau bénite de cave, souveraine gomme,
jus de Bacchus, jus de la grappe, jus d’octobre, jus de la vigne (A), jus du bois
tortu, liqueur bachique, pianche, piot (A terme dont on se sert en plaisanterie),
lait des vieillards. Pour exprimer la bonne qualité du vin, on dit : vin qui rappelle
à boire, vin à fendre des pierres, vin d’une oreille mais vin de deux oreilles était
au contraire un mauvais vin (A vin d’une oreille et de deux oreilles sont définis
comme fam., sans préciser la qualité du vin).
Le nombre d’occurrences pour nommer le mauvais vin n’est pas symétrique
par rapport aux locutions pour le bon vin. Cette inégalité, peut être, confirme
que la fréquence de boire de ce premier était beaucoup plus élévée : on buvait
mauvais vin, méchant vin (A ‘qui ne vaut rien dans son genre’), ripopé (‘mélange
que font les Cabaretiers de différens restes de vin’), guinguet, chasse-cousin (A
‘méchant vin’), casse-tête, racle-boyau (A. d’un vin trop vert), vin de Bretigny
(selon LR, le pire en France : on disait c’est du vin de Bretigny qui fait danser
les chèvres), vin de gargote à quatre sols la bouteille (A gargoter ‘hanter les
méchants petits cabarets’), pissotiere (A ‘une fontaine qui jette peu d’eau’). On
disait aussi pour s’excuser de la consommation du mauvais vin : le vin trouble
ne casse point les dents. La mauvaise qualité du vin très souvent est due aux
actions malhonnêtes des taverniers qui avaient l’habitude de : baptiser le vin
‘mettre de l’eau dans le vin’. On a même institué des contrôleurs – rats de cave
– pour vérifier si le vin n’était pas aqueux (A ‘commis des aides qui visitent le
vin dans les caves’).
6. Effets après la consommation
Une série d’expressions ‘animalières’ du vin définit les effets consécutifs
à la consommation : après avoir bu du vin de singe on est gai et de bonne
humeur, vin d’âne assoupit les sens, vin de cerf rend mélancolique et provoque
les larmes, vin de lion rend querelleur, vin de pie rend agité, bavard, vin de
porc fait vomir, vin de renard rend fourbe et fin. Une expression décrit aussi
un effet particulier, quand le vin sort par les narines, c’est du vin de Nazareth.
Pour les effets causés par le vin, A précise : ‘on dit figurément d’un homme
Analyse lexicale du vocabulaire concernant le fait de boire du vin d’après...
137
qui devient querelleur quand il a bu : il a le vin mauvais, qui est triste ou gai,
c’est celui qui : a le vin triste ou gai respectivement. La liste des effets après
la consommation excessive est longue : étourdissement, maladie vineuse, mal
ou maladie S. Martin, celui qui a trop bu fait des esses, il va en serpentant à la
maniere d’un S. (A ‘on chancelle’), il a un soupir d’ivrogne, une haleine vineuse,
il arrive qu’il vomisse : écorche le Renard (A bas), rend gorge (A), dégobille
(A bas), joue à la corbette ; pour guérir la gueule de bois, il doit prendre du poil
de la bête ‘boire un verre’ (A ‘il faut chercher son remède dans la chose même
qui a causé le mal’). L’excès du vin affecte la beauté, parce que la personne qui
boit a le nez : d’un ivrogne, de pompettes, à boire au baril, fleuri, enluminé, de
betterave (ce dernier est aussi présent dans A).
7. Rituels et habitudes
Avant de boire, on carillonne, on choque les verres, on tinte (A ‘faire tinter
un verre, lui faire rendre un son en le frappant’), on toque (A), en buvant, on
criait vive la joie, à brum, huzza. Celui qui voulait remercier, faisait raison (A
‘lorsqu’un homme boit une santé qu’on lui a portée’). Le Roux décrit un rituel
appelé faire rubis sur l’ongle, qui ‘se pratiquait en débauche’ : après avoir ‘bu une
rasade à la santé d’une personne de la compagnie, ou d’une autre qui est absente
ou qu’on aime ou estime, on renverse la dernière goutte qui demeure dans le
verre sur l’ongle du pouce, et ensuite on lèche cette même goutte, pour marquer
l’attachement qu’on a pour la personne’ (A mentionne ce rituel, sans en expliquer
les raisons). Le dernier verre bu à la fin de la rencontre, c’était coup de l’étrier (A
‘le vin que l’on donne au départ, lorsque quelqu’un est prêt à monter à cheval’).
Les deux dictionnaires contiennent l’expression : cuver son vin dont l’acception
est ‘dormir afin de laisser passer son ivresse’.
Conclusion
Le dictionnaire de Le Roux montre la richesse de la création verbale, aussi
bien dans le monde populaire que dans la société raffinée, et il collectionne une
foule de termes qu’on peut trouver également dans le dictionnaire de l’Académie,
classés vieillis, familiers, vulgaires, proverbiaux. Si le second explique aux
lecteurs les règles de ce fameux concept du bon usage, le premier lui donne la
joie de découvrir des mots et des tournures si vivants et gais, mais en même temps
authentiques sans les proscrire ni les déterminer négativement, et son intérêt est
de permettre au lecteur de savourer cette richesse, de se plonger dans ce monde
linguistique sans remords. Il est opportun de constater que le dictonnaire de
l’Académie, s’il n’estime pas cette création, il la fait voir.
138
Małgorzata Posturzyńska-Bosko
Bibliographie
Dictionnaire de l’Académie françoise, 5e éd., Paris, 1798, http://artfl.atilf.fr/dictionnaires/academie/
cinquieme/cinquieme.fr.html, consulté : 29.05.2008
Giraud, Yves, « Le Dictionnaire comique de Le Roux (1718) », Cahiers de l’Association
internationale des études francaises, 1983, no 35, p. 69-86
Le Roux, Joseph-Philibert, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial,
vol. 1-2, Pampelune (Paris), 1786
Małgorzata Posturzyńska-Bosko – docteure habilitée, professeure adjointe à l’Institut de la
Philologie Romane de l’Université Marie Curie-Skłodowska à Lublin. Thèse de doctorat : Les
Anaphores associatives dans les textes politiques de Christine de Pizan (2004), thèse d’habilitation :
La Dynamique du système des pronoms personnels en moyen français : exemple des textes de
Christine de Pizan (2017). Domaines de recherche : linguistique diachronique, ancien et moyen
français, littérature médiévale, anciens dictionnaires.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.13
Łukasz Szkopiński ń
Université de Łódź ń
https://orcid.org/0000-0002-0486-600X
lukasz.szkopinski@uni.lodz.pl
« Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent
les princes des ténèbres
RÉSUMÉ
La Vampire, ou la vierge de Hongrie (1825) d’Étienne-Léon de Lamothe-Langon (1786-1864)
fait partie d’un groupe fort hétérogène de romans gothiques, genre particulièrement fécond à la
fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Le but principal de la présente étude est d’analyser le rôle
joué par le sang dans l’ouvrage en question. Afin de mieux développer cet aspect du roman, nous
esquisserons d’abord l’avènement du concept de vampire en Europe occidentale au XVIIIe siècle, en
mettant particulièrement l’accent sur le rôle de Dom Augustin Calmet (1672-1757) et de son Traité
sur les apparitions des esprits et sur les vampires (1751) dans ce processus. Par la suite, nous nous
pencherons sur la manière dont Lamothe-Langon explore les traits typiquement vampiriques en
construisant le personnage principal de son ouvrage, la démoniaque Alinska.
MOTS-CLÉS – littérature française, Lamothe-Langon, vampire, roman gothique, sang
“The Foundation of a Frightful Existence”, or What Princes of Darkness Drink
SUMMARY
La Vampire, ou la vierge de Hongrie [The Vampire, or the Hungarian Virgin] (1825) by ÉtienneLéon de Lamothe-Langon (1786-1864) belongs to a very heterogeneous field of Gothic fiction,
a genre which was particularly popular in the late 18th and the early 19th centuries.
The main purpose of the present study is to examine the role played by blood in the analysed
work. In order to demonstrate this aspect of the novel more successfully, it will be preceded by
a general overview of the gradual popularisation of the vampire as a concept in the 18th-century
Western Europe, with a particular emphasis placed on the role of Dom Augustin Calmet (16721757) and his Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires [Treatise on the Apparitions
of Spirits and on Vampires] (1751) in this process.
Thereafter, a more detailed consideration will be given to the way in which Lamothe-Langon
explores the typical vampiric traits while portraying the main character of his book, namely the
demonic Alinska.
KEYWORDS – French literature, Lamothe-Langon, vampire, gothic novel, blood
[139]
140
Łukasz Szkopiński
L’immense succès du roman gothique de la fin du XVIIIe siècle et l’avènement
du romantisme encouragent une nouvelle génération d’écrivains français à essayer
leurs forces dans le genre terrifiant, toujours très à la mode en Europe au début du
XIXe siècle. Parmi les résultats de ces tentatives, souvent médiocres et communs,
nous trouvons des ouvrages qui, sans pouvoir prétendre au rang de chef-d’œuvre
de la littérature française dans le sens classique du terme, constituent des exemples
intéressants et originaux du roman noir de cette période.
La Vampire, ou la vierge de Hongrie, publié en 1825 par Étienne-Léon de
Lamothe-Langon (1786-1864), appartient sans doute à cette catégorie. Le roman
raconte l’histoire d’une paysanne hongroise, Alinska, qui tombe amoureuse
d’Édouard Delmont pendant le séjour de ce dernier en Hongrie avec l’armée
napoléonienne. Le soldat partage les sentiments de la jeune femme et il promet de
l’épouser. Afin de se prouver mutuellement leur ardeur amoureuse, les jeunes gens
font un pacte de sang. Or Delmont doit revenir à Paris pour régler ses affaires,
et ses sentiments pour Alinska s’altèrent progressivement. Enfin, il en épouse
une autre, Hélène, et il devient père de deux enfants. C’est déjà sous une forme
vampirique qu’Alinska vient en France pour assouvir sa vengeance.
Dans le premier temps de la présente étude, nous examinerons brièvement
l’apparition progressive du concept de vampire dans l’Europe occidentale
du XVIIIe siècle et le rôle de Dom Augustin Calmet dans ce processus. Nous
passerons ensuite à la présentation des traits vampiriques d’Alinska pour, enfin,
nous concentrer sur le motif du sang dans le roman analysé.
1. Le progrès du mythe vampirique au XVIIIe siècle
Un demi-siècle après la publication du roman, l’étymologie du mot vampire
posait encore quelques problèmes. Le Dictionnaire étymologique de la langue
française usuelle et littéraire (1863) d’Adolphe Mazure affirme à tort que « le
mot et la fiction des vampires viennent des pays scandinaves, par l’Allemagne »1.
Dix ans plus tard, Émile Littré, dans son Dictionnaire de la langue française
(1873), semble préférer ne pas entrer dans des détails polémiques, en affirmant
qu’il s’agit d’un « mot venu d’Allemagne, mais non d’origine germanique »2.
Enfin, le Dictionnaire d’étymologie française (1873) d’Auguste Scheler offre
aux lecteurs la définition la plus proche de celle la plus répandue aujourd’hui,
indiquant notamment que le mot est effectivement venu d’Allemagne mais qu’il
est d’origine serbe3.
1
2
3
A. Mazure, Dictionnaire étymologique de la langue française usuelle et littéraire, Paris, Belin,
1863, p. 527-528.
É. Littré, Dictionnaire de la langue française, t. IV, Paris, Hachette, 1873, p. 2419.
A. Scheler, Dictionnaire d’étymologie française d’après les résultats de la science moderne,
Bruxelles / Londres, 1873, p. 455.
« Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent les princes des ténèbres 141
La Serbie n’apparaît pas dans ce contexte sans raison. C’est bien à Kisilova4,
sur le territoire de la Serbie contemporaine à cette époque-là sous domination
autrichienne, en 1725, qu’on recensa l’un des premiers cas bien documentés et
très médiatisés de vampire présumé. Un compte rendu de l’incident de Petar
Blagojević5 fut d’abord publié dans le Wiennerisches Diarium, le 21 juillet 1725,
et immédiatement repris par d’autres journaux et revues. Un cas semblable,
celui d’Arnold Paole, fut cité en 1727 à Medveđa, en Serbie actuelle, avec une
enquête officielle et un procès-verbal rédigé à Belgrade en 1732. La publication
de nombreux témoignages et de rapports liés à ces deux histoires se trouve
à l’origine des premières occurrences du mot vampire6 et de la diffusion rapide
de ce sujet sous la forme de différents traités. Margherita Botto remarque, à juste
titre, qu’il s’agit dans ce cas d’un « processus de transtextualisation du discours
administratif, ethnologique et des ‘médias’ au discours ‘scientifique’ »7. Parmi les
premiers traités sur les vampires, on mentionnera en premier lieu De masticatione
mortuorum in tumulis [De la mastication des morts dans leurs tombeaux] (1728)
de Michael Ranft et Dissertatio de Vampyris Serviensibus [Dissertation sur les
vampires serbes] (1733) de Johann Heinrich Zopfius.
Cependant, c’est un bénédictin français, Dom Augustin Calmet (1672-1757),
qui propose l’analyse la plus détaillée des vampires dans son ouvrage Dissertations
sur les apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants
et vampires de Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie, publié en 1746.
Cinq ans plus tard, Calmet en propose une nouvelle édition, revue et augmentée,
intitulée Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenants
de Hongrie, de Moravie, etc. Dans son ouvrage, Calmet décrit et examine de
multiples récits d’apparitions prétendues de vampires ainsi que leur origine, tout en
soulignant leur caractère fictif. Néanmoins, la réception du traité fut fort négative.
Louis de Jaucourt, dans son article de l’Encyclopédie consacré au vampire (1765),
observe que « le p. Calmet a fait sur ce sujet un ouvrage absurde dont on ne l’aurait
pas cru capable, mais qui sert à prouver combien l’esprit humain est porté à la
superstition »8, tandis que Voltaire, dans Le Dictionnaire philosophique (1764),
remarque à propos des vampires : « Calmet enfin devint leur historiographe, et
4
5
6
7
8
Aujourd’hui, ce village correspond probablement à Kisiljevo.
Ce nom serbe est souvent rapporté sous la forme « Plogojowitz » dans la presse et dans la littérature.
Quelques récits isolés portant sur le phénomène du vampirisme furent publiés à la fin du XVIIe
siècle en Angleterre et en France, mais tantôt ils n’emploient pas de terme concret en se référant
à la créature en question, tantôt ils utilisent un mot autre que vampire pour la désigner (par exemple
le mot polonais upiór ou des termes semblables, comme upyr). Cf. K.M. Wilson, « The History of
the Word ‘Vampire’ », Journal of the History of Ideas, Vol. 46, no 4, (Oct.-Dec.) 1985, p. 577-583.
M. Botto, « Le palimpseste du vampire », L’Intertextualité, éd. Nathalie Limat-Letellier et Marie
Miguet-Ollagnier, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 637, 1998, p. 165-192.
L. de Jaucourt, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1765,
t. 16, p. 828.
142
Łukasz Szkopiński
traita les vampires comme il avait traité l’Ancien et le Nouveau Testament, en
rapportant fidèlement tout ce qui avait été dit avant lui »9. Il se peut que les auteurs
de ces commentaires n’aient pas compris les véritables motivations de Calmet, ou
qu’ils n’aient pas lu son traité de manière assez attentive, mais il nous semble plus
probable que le sujet même de l’ouvrage était de nature à lui attirer leur moquerie
méprisante10. Malgré cette réception froide de la part des philosophes, l’influence
de Calmet sur le développement du thème vampirique en France fut considérable.
La pénétration rapide du mot vampire dans la langue française constitue la
meilleure illustration de cette thèse. Le Dictionnaire universel françois et latin
(Dictionnaire de Trévoux), dans son édition de 1752, c’est-à-dire dans sa première
édition après la parution de l’ouvrage de Calmet, contient déjà une entrée vampire,
quoiqu’elle se limite à un renvoi au terme stryge11 (« voyez stryge : c’est la même
chose »). Dans l’édition suivante (1771), nous observons un renversement des
rôles puisque la même définition est appliquée au mot stryge (avec une note
supplémentaire « Voy. vampires, qui signifie la même chose »), tandis qu’une
entrée beaucoup plus détaillée est consacrée au terme vampire.
Grâce à l’ouvrage de Calmet, « le vampire devient une forme universelle
de l’imaginaire »12, pour reprendre l’expression de Florent Montaclaire. Une
« forme », ajoutons-le, qui, sous l’influence du roman terrifiant et de l’imagination
frénétique du romantisme naissant deviendra un des grands mythes de la culture
populaire.
2. Les traits vampiriques d’Alinska
Non seulement le Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires était
parfaitement connu de Lamothe-Langon, mais il eut une influence considérable
sur son roman. Il suffit d’observer que l’auteur remplit presque treize pages de sa
préface avec les citations exactes de l’ouvrage de Calmet pour se rendre compte
que la base théorique de l’écrivain concernant les traditions vampiriques repose
entièrement sur le traité en question. Par conséquent, il est peu surprenant que
la définition d’un vampire proposée par Lamothe-Langon correspond tout à fait
à celle de Calmet :
9
10
11
12
Voltaire, Œuvres complètes, vol. VI, Paris, Renouard, 1819, p. 449.
Une critique d’autant plus facile que Calmet ne pouvait plus y répondre, étant mort en 1757.
L’assimilation de ces deux termes est sans doute due à Calmet qui compare le concept du
vampire, à l’époque presque complètement inconnu au lecteur français, à celui, plus familier,
de la stryge. Comme l’observe Florent Montaclair, « [t]out en reconnaissant la spécificité du
vampire comme manifestation d’Europe orientale, il [Calmet] le compare à la strige (ou stryge)
qui, dans l’imaginaire de l’époque, fortement marqué par la latinité, est signifiante » (Le Vampire
dans la littérature romantique française 1820-1868, Presses universitaires de Franche-Comté,
2010, p. 9).
Ibid., p. 10.
« Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent les princes des ténèbres 143
Les Vampires sont principalement célèbres dans la Hongrie, la Moravie, l’Épire, et les îles
de la Grèce. Là, on croit fermement à l’existence de ces Êtres mystérieux, n’appartenant
ni à la mort ni à la vie, et tenant néanmoins à l’une et à l’autre ; à ces cannibales du
tombeau, qui, prenant, lorsque la pierre sépulcrale les recouvra, des goûts affreux qu’ils
ne possédaient pas auparavant, viennent sucer le sang humain pour contenter une soif
effroyable, et porter même au sein de leur famille l’épouvante et la désolation (I, viii-ix)13.
Le critère géographique de cette définition joue un rôle important dans le
roman : d’une part, les origines hongroises d’Alinska sont souvent mises en relief
pour lui donner l’attrait d’un certain exotisme14 ; d’autre part, elles contribuent
à créer une juxtaposition stéréotypée entre sa culture, présentée comme fruste,
sauvage et pétrie de toute sorte de superstitions, et une France civilisée et moderne.
Raoul, le domestique préféré du colonel, résume à merveille cette vision quand
il affirme : « en Hongrie, passe, ce sont des barbares, mais en France le diable
a perdu ses droits » (I, 115).
Quant à la manière de présenter Alinska, Lamothe-Langon insiste d’une façon
particulière sur un autre élément qu’il mentionne déjà dans sa préface, à savoir la
nature ambiguë des vampires en tant qu’êtres se trouvant entre les deux mondes,
comme en témoigne le passage suivant :
En parlant ainsi, la belle étrangère semblait ne point appartenir à la terre ; ses formes
hautes et sveltes tout à la fois, la vague incertitude qui éclatait dans son regard, les marques
de l’indignation empreintes dans ses traits, et qui donnaient à sa bouche une expression
terrible, pouvaient la faire prendre pour une de ces intelligences redoutables, intermédiaires
entre l’homme et la divinité, et que celle-ci investit quelquefois d’une portion de sa toutepuissance, pour le châtiment de la perversité humaine (I, 91).
Cela est vrai aussi pour son vieux domestique dévoué, Ladislas, « si cassé, si pâle,
si défait, qu’il ressemble moins à un vivant qu’à un habitant de l’autre monde »
(I, 49).
Cette dualité déconcertante renforce aussi l’ambiance énigmatique et
insaisissable qui entoure la jeune Hongroise. Elle devient « la belle, la mystérieuse
dame » (I, 61) ou « la mystérieuse Alinska » (I, 78), et l’on nous assure que :
[...] il y avait dans tous ses traits quelque chose d’incompréhensible, des rapports
indéfinissables, qu’on ne pouvait se lasser d’examiner sans jamais parvenir à se
rendre compte à soi-même si c’était du plaisir qu’ils procuraient, ou une terreur bien
extraordinaire (I, 142).
13
14
Toutes les citations de l’ouvrage proviennent de l’édition suivante : Étienne-Léon de LamotheLangon, La Vampire, ou la vierge de Hongrie, Paris, Mme Cardinal, 1825. Le volume et la page
sont indiqués entre parenthèses après chaque citation.
D’ailleurs, le fait que le nom d’Alinska fasse penser à un patronyme polonais plutôt que hongrois
montre assez que Lamothe-Langon, au lieu d’insister sur la réalité sociolinguistique, voulait offrir
au lecteur français une connotation vaguement liée à l’Europe de l’Est.
144
Łukasz Szkopiński
Enfin, Alinska incarne « l’odieux mélange d’une céleste douceur et d’une
vivacité redoutable » (I, 144). Ce contraste omniprésent qui la caractérise tout
au long du roman revêt parfois une forme physique, il devient palpable. Tel est le
cas lors de sa rencontre avec Raoul qui « ressentit, à l’endroit où Alinska l’avait
frappé, une commotion extraordinaire ; il lui sembla passer rapidement du milieu
d’une fournaise ardente, dans un océan de glace ; mais ce sentiment disparut
aussitôt que la main qui l’enfantait se fut retirée » (I, 93).
3. Le sang et ses fonctions dans le roman
Élément incontournable de l’univers vampirique et composante fréquente
du genre terrifiant, le motif du sang joue un rôle extrêmement important dans
l’ouvrage. D’un point de vue biologique, il devrait être d’abord considéré comme
une boisson nutritive15. Quoique les habitudes alimentaires d’Alinska soient
à peine mentionnées dans le texte, on y trouve quelques passages fort évocateurs.
La présence du sang dans ce contexte n’est parfois qu’implicite, surtout au début.
À titre d’exemple, dans la scène du dîner au château, le narrateur observe :
« vainement la pressait-on de manger davantage, elle refusait obstinément les
meilleurs mets ; se contentant d’un peu de viande, qu’elle suçait, car elle paraissait
ne point aimer les végétaux » (II, 101). Dans un autre fragment, Raoul « vit, ou
crut voir le vieux serviteur [Ladislas], penché sur elle, verser dans sa bouche une
liqueur rouge » (I, 199-200). En revanche, dès que le lecteur perd toute illusion
quant aux intentions atroces d’Alinska, le rythme de l’action s’accélère et son
besoin de sang devient beaucoup plus explicite : « elle pose sa bouche fétide sur la
bouche pure de l’enfant, et semble boire à longs traits le sang qu’elle aspire de la
poitrine de cet être infortuné » (II, 132-133). L’intensification de sa soif atteint son
apogée dans la scène finale, quand Alinska déclare : « J’ai soif, grande soif !! »,
ajoutant : « Ce ne sont pas des refraîchissements que je demande ! il me faut du
sang ! et le tien, Édouard !! » (III, 247).
Or, le sang ne constitue pas uniquement la nourriture physique des vampires :
c’est leur essence vitale, la condition sine qua non de leur survie. Ce type de
références semble particulièrement lié à l’état intermédiaire entre la vie et la mort
de « ces larves de la chrétienté » (I, 171), concept déjà signalé dans la section
précédente. Par conséquent, à maintes reprises ces deux aspects apparaissent
ensemble au sein d’un même passage. Ainsi nous assure-t-on que, « dans l’ombre
des nuits, [les vampires] vont chercher dans les veines d’un malheureux, dont ils
15
Joëlle Prungnaud propose dans ce contexte une comparaison intéressante entre le sang et le lait
maternel (« [i]l faut souligner l’importance de la nature liquide de cette nourriture, qui peut de
ce fait être associée au lait maternel, substance nourricière », « Le non-vieillir et la fable du
vampire », Figures du vieillir, éd. A. Montandon, Presses Universitaires Blaise Pascal, Cahiers
de recherches du CRLMC, 2005, p. 48).
« Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent les princes des ténèbres 145
sucent le sang, le fondement d’une affreuse existence qui n’est point entièrement la
vie, et qui néanmoins s’éloigne du trépas » (I, 172). Raoul quant à lui insiste sur le
fait que « ces êtres, qui ne sont ni morts ni vivants, [...] sucent sans relâche un sang
nécessaire à soutenir leur odieuse existence » (II, 12). Le processus d’absorption
du sang par les vampires et son influence sur leurs victimes révèle encore un signe
distinctif de ces êtres diaboliques, à savoir leur nature parasitique. Vers la fin du
premier volume, Alinska déclare : « mon sang ne peut couler, car je n’ai plus de
sang, il y a longtemps qu’il s’est épuisé jusqu’à la dernière goutte ; celui qui le
remplace ne me manquera pas, je sais où le renouveler » (I, 197). En lisant ces
paroles, on pourrait avoir l’impression que le sang humain constitue une source
inépuisable, pour ne pas dire « renouvelable ». Et pourtant, ce constat n’est vrai
que pour les vampires, lesquels ont un nouveau « donneur » toujours à leur portée.
Pour les êtres humains, au contraire, ce parasitage sanglant mène inévitablement
à la mort. Citons l’exemple d’Hélène qui, peu à peu, commence à soupçonner
qu’elle est victime d’un vampire. Elle note que pendant les visites nocturnes de
son persécuteur « la substance de [sa] vie disparaît par degré » (III, 89-90) et met
clairement en relation son « plus haut degré d’épuisement » avec les attaques du
« démon insatiable qui, goutte à goutte, buvait son sang » (III, 151).
Le sang dans le roman possède une autre signification notable. Étant une
représentation matérielle de l’existence humaine, il symbolise l’engagement le
plus sacré, inviolable, dont la force dépasse la mort même. C’est justement un tel
pacte qu’Édouard et Alinska signèrent en Hongrie :
un soir, après une journée tout entière passée dans les plus délicieux plaisirs, il se perça
le bras avec un fer aigu, et du sang tiré de cette légère plaie, il écrivit une promesse de
mariage qu’il confia à la loyauté de son amie. Entraînée par cette action, elle se hâta de
l’imiter. Le double pacte, suivant l’antique usage de la contrée, fut déposé durant cinq
nuits sous la pierre d’un sépulcre ; et dès lors, l’engagement dut être ratifié dans le ciel.
On ne doute point, dans la Hongrie, que, par une action semblable, deux amants ne soient
liés irrévocablement l’un à l’autre : toute union qui ne serait pas contractée entre eux
ne pourrait être heureuse. Enfin, la fille vierge, fiancée de cette façon, peut soulever la
tombe qui la couvre après sa mort, pour tourmenter, en manière de Vampire, le perfide qui
l’a abandonnée (II, 68-69).
La violation de cet acte sacré par Édouard provoquera le suicide et la
vengeance consécutive de la Hongroise pour qui leur pacte restait toujours en
vigueur. Alinska n’arrive pas à comprendre comment son bien-aimé a pu se croire
en mesure de le rompre. « N’est-ce pas avec le sang de ses veines qu’il signa
la promesse de n’aller jamais à l’autel qu’avec moi ? » (I, 89), se demande-telle. Selon Alinska, leur engagement mutuel, de nature divine, avait une nette
prééminence sur les lois terrestres qui régissaient son mariage avec Hélène. Une
dérogation à leur engagement éternel lui paraît tout à fait inconcevable : « Ai-je
repris la promesse qu’à mon tour je signai de mon propre sang ? n’est-elle pas
146
Łukasz Szkopiński
encore au pouvoir d’Édouard ? Est-il époux légitime selon les lois du ciel ? » (I,
90). Qui plus est, elle semble convaincue qu’elle-même ne peut pas révoquer leur
pacte quand elle assure Édouard que sa vengeance ne dépend plus d’elle, mais de
« celui qui punit tous les parjures » (II, 238).
Finalement, le sang représente dans l’ouvrage une molécule de l’humanité
qui persiste chez Alinska malgré sa transformation en vampire. Bien qu’elle
affirme que le sang ne coule plus dans ses veines, la jeune femme n’en est pas
complètement dépourvue : Raoul aperçoit, « au-dessous du sein gauche de la
Hongroise, une blessure de laquelle s’échappaient quelques gouttes de sang » (I,
195-196). Au premier abord, elle cache les circonstances qui entourent cette plaie
mystérieuse et se contente de dire que « [sa] blessure passée saigne encore, et
le temps [...] a perdu le droit de la cicatriser » (I, 88). C’est vers le dénouement
de l’histoire que le lecteur découvre la vérité, la blessure étant la conséquence
sanglante du suicide d’Alinska causé par l’infidélité d’Édouard. Ainsi, sous cette
forme sanglante, le passé tragique continue à tourmenter la jeune femme même
après sa mort, jusqu’à son anéantissement définitif quand le sang abandonne enfin
d’une manière profondément symbolique le corps de cette créature démoniaque16.
***
L’incorporation du concept de vampire dans l’imaginaire occidental constitue
un cas curieux : presque complètement inconnu au début du XVIIIe siècle,
après seulement cent ans il s’est converti en un thème littéraire en vogue pour
prendre finalement une place importante et définitive dans la culture populaire
contemporaine. Force est de noter que le Traité sur les apparitions des esprits et
sur les vampires de Dom Augustin Calmet contribua largement à ce phénomène.
La Vampire, ou la vierge de Hongrie s’inscrit parfaitement dans le processus qui
va de la découverte et de l’épanouissement du mythe vampirique à son adaptation
aux besoins artistiques du XIXe siècle. Le roman de Lamothe-Langon associe
d’une manière très visible deux grandes sources d’inspiration. D’un côté, il puise
aux premiers ouvrages romantiques consacrés aux vampires, tels que Le Vampire
de John William Polidori (1819) et ses traductions et adaptations françaises. De
l’autre, il repose fermement sur le fondement théorique exposé par Calmet.
La connaissance approfondie de cette base permet à Lamothe-Langon de
peindre chez Alinska de nombreux traits typiques d’un vampire, comme son
caractère énigmatique et souvent contradictoire, élément essentiellement lié à son
état intermédiaire entre la vie et la mort. L’exploration du motif du sang dans
l’ouvrage joue un rôle capital pour cette présentation de l’univers vampirique.
16
« Le cadavre de la Hongroise venait de tomber sur le plancher, et de trois blessures alors r’ouvertes
s’épanchaient les flots d’un sang impur et corrompu » (III, 251-252).
« Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent les princes des ténèbres 147
La forme liquide du sang le transforme en une boisson doublement énergétique :
il constitue une source d’alimentation, dans le sens physique du terme, tout en
procurant une force surnaturelle et immatérielle. Il convient aussi de souligner la
dimension symbolique du sang qui incarne la part humaine d’Alinska ainsi qu’une
garantie sacrée et irrévocable de son pacte avec Édouard.
Bibliographie
Botto, Margherita, « Le palimpseste du vampire », L’intertextualité, éd. Nathalie Limat-Letellier
et Marie Miguet-Ollagnier, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 637, 1998
Calmet, Augustin, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenants de
Hongrie, de Moravie, etc., Paris, Debure l’aîné, 1751
Jaucourt, Louis de, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers,
t. 16, 1765
Lamothe-Langon, Étienne-Léon de, La Vampire, ou la vierge de Hongrie, Paris, Mme Cardinal, 1825
Littré, Émile, Dictionnaire de la langue française, t. IV, Paris, Hachette, 1873
Mazure, Adolphe, Dictionnaire étymologique de la langue française usuelle et littéraire, Paris,
Belin, 1863
Montaclair, Florent, Le Vampire dans la littérature romantique française 1820-1868, Presses
universitaires de Franche-Comté, 2010
Prungnaud, Joëlle, Figures du vieillir, éd. Alain Montandon, Presses Universitaires Blaise Pascal,
Cahiers de recherches du CRLMC, 2005
Scheler, Auguste, Dictionnaire d’étymologie française d’après les résultats de la science moderne,
Bruxelles / Londres, 1873
Voltaire, Œuvres complètes, vol. VI, Paris, Renouard, 1819
Wilson, Katharina M., « The History of the Word ‘Vampire’ », Journal of the History of Ideas,
Vol. 46, no 4, 1985, p. 577-583
Łukasz Szkopiński – est maître de conférences à l’Institut d’Études romanes de l’Université de
Łódź. Ses recherches portent principalement sur la littérature française de la fin du XVIIIe et du
début du XIXe siècle. Il est auteur du livre L’Œuvre romanesque de François Guillaume DucrayDuminil (Paris, Classiques Garnier, 2015) ainsi que de nombreux articles concernant, entre autres,
la littérature révolutionnaire en France, la correspondance de la reine Marie-Antoinette et l’argot
français. Łukasz Szkopiński est directeur de la revue scientifique e-Scripta Romanica.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.14
Dávid Szabó
ń
ń
Université ELTE Budapest
https://orcid.org/0000-0002-3123-514X
davi.szabo@gmail.com
Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage
d’Aristide Bruant
RÉSUMÉ
Dans ce travail, nous présenterons la terminologie relative aux boissons dans le langage du
chansonnier, écrivain et lexicographe Aristide Bruant (1851-1925) telle qu’on la trouve dans son
dictionnaire L’Argot au XXe siècle (1901, avec Léon Drouin de Bercy) et dans les paroles de ses
chansons qui constituent un document particulièrement précieux pour ceux intéressés par le français
argotique et populaire au tournant des XIXe et XXe siècles. Le dictionnaire de Bruant et de Bercy
peut être critiqué à juste titre du point de vue de la lexicographie de notre époque, mais ses points
forts indéniables en font un dictionnaire particulièrement important pour son époque, sans oublier
qu’avec les textes des chansons il constitue un corpus d’argot ancien d’une valeur inestimable.
Selon notre hypothèse, ce lexique comprend, d’une part, les noms argotiques et populaires des
différentes boissons et, d’autre part, des éléments lexicaux ayant diverses significations dont on doit
la formation – par des procédés sémantiques – à l’imagerie alimentaire relative à la notion de boire.
MOTS-CLÉS – argot de la nourriture, argot de la boisson, français populaire, argot dans la chanson,
lexicographie argotique
The Vocabulary of Drinking in the Language of Aristide Bruant
SUMMARY
In this paper, I will analyse slang terms related to different types of drinks in the lyrics of songs
and in the French-argot dictionary (with Léon Drouin de Bercy) by famous French singer, writer,
and cabaret owner Aristide Bruant (1851-1925). Although their dictionary can be criticised from
the point of view of today’s lexicography, its undeniable advantages – such as the number of slang
equivalents, the abundance of quotes, etc. – make it an important dictionary of its time. Bruant’s
work, including his songs, can be considered as a corpus particularly appealing to linguists interested
in the 19th-century Paris slang. According to my hypothesis, this vocabulary can be divided into two
groups, namely slang terms for different types of drinks as well as words with various meanings
created with the help of semantic processes based on the imagery of drinking.
KEYWORDS – French drinking slang, French food slang, colloquial French, slang in French
songs, slang lexicography
[149]
150
Dávid Szabó
Introduction
Les noms des boissons et les mots relatifs à l’acte de boire constituent sans
nul doute une thématique majeure en argot. La richesse ou la pauvreté des
thèmes pouvant être identifiés dans le lexique d’une variété de type argotique en
disent long sur le quotidien et la vision du monde des utilisateurs du langage en
question1. Le Lexique français-argot en annexe au dictionnaire d’argot français le
plus complet de nos jours2 distingue 23 équivalents argotiques de « eau », 68 mots
et expressions signifiant « vin », 112 argotismes voulant dire « ivre » – pour ne
pas oublier les conséquences de la consommation de certaines boissons – mais il
ne cite aucun mot d’argot pour dire « sobre ».
Dans ce travail, qui complète en quelque sorte celui présenté en novembre 2017
au colloque d’argotologie de Leipzig3, nous nous intéresserons à la terminologie
relative aux boissons dans le langage de Bruant, telle qu’on la retrouve dans le
dictionnaire L’Argot au XXe siècle (1901, avec Léon de Bercy) et dans les paroles
de certaines de ses chansons.
1. Quelques remarques critiques
Dans notre communication de Leipzig consacrée au lexique de la « bouffe »
dans l’œuvre de Bruant4, nous nous sommes montré particulièrement indulgent
envers le dictionnaire français-argot signé Aristide Bruant tout en critiquant le
chansonnier pour avoir oublié de mentionner dans le volume son coauteur, voire
le véritable auteur5, Léon Drouin de Bercy6.
Cette indulgence s’explique en majeure partie par le fait qu’il serait injuste
d’avoir les mêmes exigences envers un dictionnaire rédigé il y a plus d’un siècle
que vis-à-vis d’un travail élaboré à notre époque7. Au tournant des XIXe-XXe
1
2
3
4
5
6
7
Cf. par ex. V. Zolnay, M. Gedényi, A magyar fattyúnyelv szótára [Dictionnaire de la langue bâtarde
hongroise], Budapest, manuscrit, 1945-1962, p. XXVI. Les auteurs constatent que les principaux
thèmes des argots hongrois et français sont les mêmes.
J.-P. Colin, J.-P. Mével, Chr. Leclère, Grand dictionnaire de l’argot et du français populaire, Paris,
Larousse, 2006, p. 889-955.
D. Szabó, « La ‘bouffe’ dans le langage d’Aristide Bruant », XIe Colloque International
d’Argotologie, Université de Leipzig, 4 novembre 2017.
Un article issu de cette communication est inclus dans S. Bastian, U. Felten, J.-P. Goudaillier (éd.),
Cultures et mots de la table, Berlin, Peter Lang, 2019, p. 287-295.
Cf. J. Cellard, Anthologie de la littérature argotique des origines à nos jours, Paris, Mazarine,
1985, p. 313.
Par ailleurs, de Bercy n’est pas tout à fait oublié, il est souvent cité tout au long de l’ouvrage.
Nous lisons par ex. chez Kis – T. Kis, « A magyar szlegszótárakról [Sur les dictionnaires de l’argot
hongrois] », in D. Szabó, T. Kis (éd.), Szleng és lexikográfia [Argot et lexicographie], Debrecen, Debrecen
University Press, 2012, p. 19 – que les raisons de copier des dictionnaires plus anciens n’étaient pas les
mêmes il y a cent ans que de nos jours et que les jugements relatifs à cette pratique ont également évolué.
Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant
151
siècles, la théorie comme les pratiques lexicographiques étaient bien éloignées
de leur état actuel, sans oublier qu’à l’époque de Bruant et de Bercy, l’idée même
de l’existence de ces outils lexicographiques incroyablement précieux que sont
Internet ou les vastes corpus numérisés, était inconcevable.
Denis Delaplace, auteur de l’étude la plus complète consacrée au dictionnaire
de Bruant, a sans aucun doute raison en critiquant l’emploi de l’astérisque
(marquant les mots désuets) ou les problèmes de la définition du domaine (c’est-àdire de l’argot)8. Dans notre précédent travail sur ce sujet, nous avons, au contraire,
considéré le fait de marquer les argotismes désuets par un astérisque comme un
point fort de l’œuvre de Bruant et de Bercy. Mais cela ne signifie pas que nous
ne soyons pas d’accord avec Delaplace qui pense que les éléments désuets n’ont
pas leur place dans un dictionnaire se voulant moderne. Simplement, à notre avis,
l’utilisation d’astérisques comme une sorte de mise en garde pouvait être considérée,
compte tenu de l’époque, comme un pas important vers une lexicographie plus
moderne et notamment plus informative. Nous pouvons faire la même remarque
quant à la définition du domaine visé, une des questions fondamentales de la
lexicographie (argotique)9. Les équivalents argotiques proposés par Bruant et son
coauteur sont certainement très hétérogènes, non seulement d’un point de vue
diachronique, mais aussi de celui des niveaux de langue : tel ou tel mot était-il
vraiment de l’argot, ou plutôt du jargon, du langage familier, voire du français
usuel à l’époque ? Par exemple, lunch10 avec la signification de « goûter », était-ce
vraiment de l’argot au tournant des XIXe-XXe siècles ? Ou boule11 pour dire « pain
de troupe » ne serait-il pas plutôt du jargon ou simplement du français usuel ?
Cependant, cette hétérogénéité du matériel non conventionnel du dictionnaire
de Bruant ne nous a pas frappé outre mesure, étant donné que la difficulté de
distinguer l’argotique du familier, voire de l’usuel restera, jusqu’à nos jours, une
des faiblesses des dictionnaires dits d’argot.
Delaplace reproche aussi aux auteurs de L’Argot au XXe siècle d’avoir pillé
les travaux de leurs prédécesseurs et notamment ceux de Hector France et de
Delesalle12. En dehors de ces sources contemporaines, Bruant et de Bercy auraient
également utilisé des sources anciennes comme de Ruby ou Chéreau13. Sans
vouloir contester ces critiques, nous insistons – en rappelant la remarque de
T. Kis évoquée ci-dessus – sur le fait que la pratique de puiser dans des ouvrages
8
D. Delaplace, Bruant et l’argotographie française, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 61 et 93-96.
T. Kis, « A magyar szlegszótárakról [Sur les dictionnaires de l’argot hongrois] », in D. Szabó,
T. Kis (éd.), Szleng és lexikográfia [Argot et lexicographie], Debrecen, Debrecen University Press,
2012, p. 14-19.
10
Cet anglicisme est attesté en français depuis 1820 selon J. Dubois, H. Mitterand, A. Dauzat,
Dictionnaire étymologique et historique du français, Paris, Larousse, 1993.
11
Boule de pain pour nommer un certain type de pain rond est depuis longtemps courant en français.
12
D. Delaplace, op. cit., p. 24-27 et 34.
13
Ibid., p. 90.
9
152
Dávid Szabó
antérieurs était sans doute plus facilement pardonnable à l’époque de Bruant que
de nos jours ou dans un passé relativement récent.
Dans nos travaux antérieurs, nous avons commis l’erreur d’accepter sans
vérification l’estimation de Cellard14 et l’information tapageuse sur la couverture
de la réédition de 1993 du dictionnaire de Bruant15, qui promettent (environ)
cinquante mille argotismes. Cette question mériterait une analyse plus approfondie,
mais l’estimation de Delaplace, qui fait baisser le chiffre à environ quinze mille
argotismes16, paraît raisonnable, compte tenu notamment du fait que le même terme
argotique est souvent proposé comme équivalent de plusieurs mots vedettes17. Il
faut noter cependant que même avec quinze mille argotismes, le Bruant reste un
des dictionnaires d’argot français de loin les plus riches.
Lors du colloque de Leipzig, nous avons insisté sur le fait que contrairement
à la plupart des dictionnaires d’argot (français), celui de Bruant et de Bercy est un
dictionnaire français-argot. « Tous les dictionnaires qui paraissent à l’époque (ou
presque) sont des ‘versions’. C’est-à-dire dans le sens argot-français », écrit Pierre
Merle dans l’introduction à la réédition chez Fleuve Noir18. Pourtant, Delaplace a tout
à fait raison de rappeler que les dictionnaires dans le sens français-argot n’étaient pas si
rares à la fin du XIXe siècle en soulignant notamment l’importance de la partie françaisargot du dictionnaire de Delesalle parmi les sources d’inspiration de Bruant19. Citons
aussi un autre dictionnaire français-argot non moins connu et également mentionné
par Delaplace, celui de Lermina et Lévêque20, antérieur de quatre ans à l’œuvre de
Bruant et de Bercy. Par contre, il suffit de comparer le dictionnaire de Lermina et
Lévêque avec ce dernier pour constater la richesse de L’Argot au XXe siècle. Alors
que chez Bruant, il y a environ cinq mille mots vedettes, chez Lermina et Lévêque,
il n’y en a qu’un peu plus de 1500… sans oublier que, contrairement à la richesse en
citations du Bruant, l’autre dictionnaire français-argot ne contient que quelques rares
exemples. Pour terminer, il est important de noter ici que même si le sens françaisargot ne fait pas de l’œuvre de Bruant et de Bercy un travail unique en son genre, c’est
un des plus importants parmi les dictionnaires français-argot largement minoritaires
dans l’histoire de la lexicographie argotique française.
Évidemment, en examinant le dictionnaire de Bruant et de Bercy avec les
exigences méthodologiques de la lexicographie contemporaine, on pourrait
critiquer aussi, et à juste titre, la macro- et la microstructure de l’ouvrage. Pour ne
citer qu’un exemple relatif à la structure des articles, ni la catégorie grammaticale
14
15
16
17
18
19
20
J. Cellard, op. cit., p. 314.
A. Bruant, L’Argot au XXe siècle, Paris, Fleuve Noir, 1993.
D. Delaplace, op. cit., p. 86.
Par ex., le terme argotique bectance est donné comme équivalent d’aliment et de nourriture.
A. Bruant, op. cit., p. IV.
D. Delaplace, op. cit., p. 34.
J. Lermina, H. Lévêque, Dictionnaire français-argot, Paris, Les Éditions de Paris, 1991 (1re éd.
1897).
Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant
153
ni le genre (dans le cas des noms) des mots vedettes ne sont indiqués (ce qui par
ailleurs n’est peut-être pas très grave s’agissant d’un vocabulaire français très
connu), ni la catégorie grammaticale ou le genre des équivalents argotiques (ce
qui est bien plus problématique).
En conclusion, malgré tous ses défauts – parmi lesquels certains sont
excusables, d’autres beaucoup moins – le dictionnaire français-argot d’Aristide
Bruant et Léon Drouin de Bercy reste un des dictionnaires majeurs de son temps
– avant tout grâce à sa richesse en équivalents argotiques et ses exemples sous la
forme de citations – et constitue indiscutablement un thème de recherche et une
« base de données » particulièrement précieux pour les argotologues de notre
époque. D’où l’intérêt de l’analyser ici.
2. Les noms des boissons chez Bruant
Après cette analyse critique, longue mais nécessaire, de la principale source
de ce travail, nous entamons la deuxième partie, la présentation du vocabulaire
argotique et populaire relatif à la notion de boire et avant tout aux boissons tel
qu’on le retrouve dans l’œuvre du chansonnier lexicographe Aristide Bruant. Le
corpus brièvement analysé sera essentiellement le matériel du dictionnaire étudié
ci-dessus, mais nous commencerons la présentation par quelques exemples tirés
des chansons de Bruant :
En vieillissant a gobait l’vin, / Et quand j’la croyais au turbin, / L’soir, a s’enfilait d’la vinasse,
/ A Montpernasse. // Pour boire a m’trichait su’ l’gâteau, / C’est pour ça qu’j’y cardais la
peau / Et que j’y ai crevé la paillasse, / A Montpernasse (A. Bruant, A Montpernasse21).
Et pis, mon p’tit loup, bois pas trop, / Tu sais qu’t’es teigne, / Et qu’quand t’as un p’tit coup
d’sirop, / Tu fous la beigne ; / Si tu t’faisais coffrer, un soir, / Dan’ eun’bagarre, / Y a pus
personn’ qui viendrait m’voir / A Saint-Lazare (A. Bruant, A Saint-Lazare22).
Y a ben des chanc’s pour que mon père / Il ay’ jamais connu ma mère / Qu’a jamais connu
mon daron, / Mon daron qui doit l’avoir eue, / Un soir de noc’, qu’il était rond, / Dans la
rue (A. Bruant, Dans la rue23).
Dans ces trois extraits de chansons bien connues d’Aristide Bruant, parmi
lesquelles la chanson éponyme de son célèbre recueil de chansons et monologues,
nous trouvons des synonymes non conventionnels de vin comme vinasse ou sirop,
des équivalents de boire parmi lesquels s’enfiler et un adjectif, qui reste fréquent
de nos jours, relatif aux conséquences de la consommation excessive de boissons
alcoolisées : rond.
21
22
23
A. Bruant, Dans la rue I, Plan de la Tour, Éditions d’aujourd’hui, 1976, p. 41.
Ibid., p. 63.
A. Bruant, Dans la rue II, Plan de la Tour, Éditions d’aujourd’hui, 1976, p. 12.
154
Dávid Szabó
Par la suite, nous proposons une analyse plus détaillée des principaux
articles en rapport avec les boissons du dictionnaire L’Argot au XXe siècle. Nous
commençons par l’article « boisson » :
Boisson. Guable*, Piarde*, Pictance, Pie*, Pience*. V. Bière, Café, Cidre, Eau, Eau-devie, Vin, etc. // « – C’est tout c’qu’il y a comme pictance, d’la flotte24 ? »
Cet article illustre bien un défaut déjà évoqué du dictionnaire. Bien que
l’indication des mots désuets par un astérisque puisse être considérée comme un
signe de professionnalisme rare à l’époque, on peut s’interroger sur la légitimité
de la présence de quatre termes désuets à côté d’un seul considéré comme actuel
par les auteurs : pictance, formé à partir de piquette25. Signalons aussi que même
si un des points forts du dictionnaire est constitué par la fréquence de citations
avec indication de l’auteur, celle illustrant l’article en question est anonyme.
Les articles (relativement) importants du Bruant contiennent généralement des
renvois, celui-ci nous propose d’aller voir des hyponymes de boisson, ainsi, nous
continuerons par « bière » :
Bière. (Boisson.) Blonde ou Huile blonde, Cercueil (jeu de mot), Moussante, Pommard*.
// « Pour moi, c’est du pive ! La moussante, ça m’court, ça a pas d’montant et ça vous
empêche d’ête aimable avec les gonzesses. » // Bière inférieure. Bibasse, Bibine, Pissat
d’âne.
L’article qui n’a pas été recopié ici dans son intégralité témoigne non seulement
d’une prédilection pour les procédés sémantiques26, mais illustre aussi la volonté
– certes pas du tout généralisée – des auteurs d’expliquer certains procédés de
formation (voir l’indication jeu de mot à cercueil). Le prochain article examiné
sera celui de « café » :
Café. (Boisson.) Cahoua, Cahouah, Caoudji, Demi-deuil (arg. des écoles), Kahoua,
Kahouah, Kahoudji, Kaoudji. // « Cécile a pas voulu qu’on suce aut’ chose que du cahoua. »
// Café additionné d’eau-de-vie. Bistouille, Champoreau, Deuil ou Grand deuil (arg. des
écoles). // Café débordant de la tasse et emplissant la soucoupe. Bain de pied. // Mauvais
café. Cafiot, Eau chaude, Jus de chapeau, Jus de chique, Pissat d’âne, Roupie de singe.
Il faut rappeler ici que tous les articles n’ont pas été reproduits en leur
intégralité, pour « café », par exemple, nous n’avons pas repris toutes les citations
pour des raisons d’économie. Signalons que cet article est particulièrement riche
en synonymes créés par des procédés morphologiques, c’est-à-dire agissant sur la
24
25
26
Tous les articles cités sont issus d’A. Bruant, op. cit.
Pour les explications étymologiques, nous nous sommes appuyé essentiellement sur J.-P. Colin,
J.-P. Mével, Chr. Leclère, op. cit.
De ceux que Guiraud regroupait sous l’appellation épithète et métaphore de nature (P. Guiraud,
L’Argot, Paris, PUF, 1958, p. 54-56).
Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant
155
forme du mot. Nous voyons aussi que Bruant et de Bercy – probablement surtout
le dernier – indiquaient parfois le milieu d’origine à partir duquel le mot s’était
diffusé (voir demi-deuil), mais ils ne le faisaient pas de manière très systématique.
L’article suivant sera celui de « cidre » :
Cidre. Pie fantoche*, Gaulée, Purée. // « Ho ! Tôlier, file-nous du pive et du bath ! Nous
avons mare de ton gaulé ! C’est d’la purée bonne pour les gerces ».
L’article que nous présentons maintenant concerne une boisson peu connue
dans certains milieux, l’eau :
Eau. Agoua, Agout*, Ance*, Anse*, Anisette, ratafia ou sirop de barbillon, de goujon, de
grenouille, Bouillon, Bouillon de canard, Château-la-Pompe, Flotte, Goua, Jus, Lagout*,
Lance, Lancequine, Lansque, Lansquine, Limonade, Litarge, Plate, Pousse-Moulin, Sirop
de parapluie, Vase, Vasinette, Wallace. // « … nous, j’préférons Boire d’la flott’ tout’ not’
semaine. / Parguié, j’l’aimons aussi l’bon vin, / Mais j’en boirions jamais eun’ goutte / Si
fallait fair’ pousser l’raisin » (A. B.).
On constate ici une richesse synonymique particulière et une variation
intéressante en ce qui concerne les procédés de formation. Les initiales A. B. à la
fin de la citation sont naturellement celles de Bruant. Et nous allons continuer par
« eau-de-vie » :
Eau-de-vie. Camphre, Casse-gueule, Casse-poitrine, Chien ou Sacré-chien, Chnick,
Consolation, Cric, Crick, Crik, Crique, Dur, Eau d’af, d’aff ou d’affe, Elixir de hussard,
Fil, Fil-en-quatre, Paf, Paff, Pétrole, Poivre, Possédé*, Raide, Rude, Schnaps, Schnick,
Train*, Tripoli, Victoire*, Vitriole. // « Vous nous râperez le gosier avec le trois-six et le
sacré-chien dans toute sa pureté » (Théophile Gautier). // « Bon, il entre dans le débit de
consolation ! » (Eugène Sue)
Nous voilà rassuré : l’article « eau-de-vie » égale pratiquement celui relatif
à l’eau. Notons que les citations qui l’illustrent sont signées Théophile Gautier et
Eugène Sue. Le dernier article présenté dans ce travail sera celui de « vin » :
Vin. Bluchet*, Fil en double*, Jus, Pichenet, Picton, Pihonais*, Piot*, Pive, Pivois, Pivre,
Sirop, Tortu, Vinasse. // Vin rouge. Bleu, Pivois de Rougemont. // Vin rouge léger. Petit
bleu, Picolo. // « Du picolo ! / V’là mon lolo ; / J’en bois quand j’ai mal à la tête… » (A. B.)
Cet article est particulièrement riche en blocs sémantiques, chacun
correspondant à une spécialisation du sens du mot vedette (cette richesse en
« sous-vedettes » constitue par ailleurs un des points forts du dictionnaire) :
Vin blanc. Pivois savonné. // Vin blanc nouveau. Blanquette, Macadam. // Vin aigrelet.
Briolet*, Ginglard, Jinglard, Reginglard, Reginglet. // Vin ordinaire. Omnibus, Vin du
broc, Pive au Kil. // Vin en bouteilles. Cacheté. Bouteille de vin vieux. Rouillarde. // Vin
de champagne. Champe, Coco épileptique.
156
Dávid Szabó
Pas aussi largement que dans le dictionnaire récent de Colin et ses coauteurs
cité au début de ce travail, mais la richesse synonymique relative au vin dépasse
chez Bruant aussi celle liée à l’eau. Pour différentes raisons sans doute, mais les
deux boissons étaient ainsi (et le restent) importantes pour les argotiers.
3. Des termes argotiques issus de l’imagerie relative aux boissons
Nous arrivons à la fin d’une partie de notre travail dans lequel nous nous
sommes intéressé aux différents noms non conventionnels de certaines boissons
pouvant être considérées comme importantes à l’époque d’Aristide Bruant. Dans
la dernière partie de cet article, nous tâcherons d’illustrer par quelques exemples le
rôle de l’imagerie relative aux boissons dans les procédés sémantiques de formation
du vocabulaire argotique. Certains des mots ainsi formés sont des boissons dont le
nom vient par glissement de sens de celui d’une autre boisson : ainsi anisette signifie
« eau », eau chaude « mauvais café », limonade « eau » ou sirop « vin ». Mais les
mots de la boisson peuvent aussi être à l’origine de termes dont le sens n’a rien
à voir avec la notion de boire. Citons par exemple cognac avec la signification
« gendarme », gâcher de l’eau pour dire « uriner », lolo à la place de « sein » ou
lance voulant dire « urine ». Notons cependant que le rôle de l’imagerie relative aux
boissons dans la formation par glissement de sens d’éléments appartenant à d’autres
champs sémantiques semble chez Bruant nettement moins important que celui de
l’imagerie de la « bouffe ».
En guise de conclusion
Dans ce travail, nous avons étudié une (petite) partie du vocabulaire non
conventionnel (argotique, populaire, familier, etc.) relatif aux boissons, tel qu’il
apparaît dans l’œuvre d’Aristide Bruant. Nous n’avons pris que quelques exemples
dans les paroles des chansons de Bruant, et nous nous sommes concentré avant tout
sur les articles liés aux principaux types de boissons dans le dictionnaire françaisargot intitulé L’Argot au XXe siècle élaboré par Aristide Bruant et (surtout) Léon
Drouin de Bercy.
Mais avant de passer en revue les articles en question, nous avions le sentiment
qu’il était nécessaire de nous interroger sur les qualités lexicographiques du
travail de Bruant et de Bercy. Du point de vue de la lexicographie de notre
époque, ce dictionnaire présente bien des défauts : domaine (celui de l’argot)
mal défini, « pillage » de dictionnaires plus anciens, grand nombre de mots
désuets, imprécisions au niveau de la macro- et microstructure, et nous pourrions
continuer… sans oublier le fait d’avoir « oublié » de mentionner le nom – sauf
pour les citations dans les articles – du principal auteur, Léon de Bercy. Par contre,
vu les pratiques, exigences et possibilités lexicographiques au tournant des XIXe-
Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant
157
XXe siècles, le dictionnaire de Bruant et de Bercy mérite d’être considéré comme
un travail lexicographique appréciable, surtout si l’on tient compte de sa richesse
exceptionnelle en équivalents argotiques (environ quinze mille argotismes selon
les estimations de Delaplace), en blocs sémantiques correspondant à autant
d’exemples de spécialisation du sens du mot vedette ou en citations littéraires
illustrant l’utilisation des argotismes. Il faut noter aussi que – quoique de manière
contradictoire ou pas assez systématique – les auteurs tâchent d’apporter des
précisions lexicographiques rares pour l’époque comme l’indication des mots
désuets, de certains procédés de formation ou, parfois, de l’origine sociologique.
Notons avant de terminer que ce travail n’avait pas l’ambition de recenser et
d’analyser en profondeur tous les aspects de ce vaste domaine dans l’œuvre de
Bruant, par exemple les argotismes relatifs à l’acte de boire n’ont pratiquement
pas été examinés. Compte tenu des limites auxquelles nous devions faire face,
nous avons préféré concentrer notre attention sur certains articles pouvant être
considérés comme particulièrement caractéristiques du dictionnaire.
Aristide Bruant n’avait peut-être été qu’un écrivain mineur, comme le pensait
Guiraud27, mais c’est une figure importante de l’histoire de la chanson française
et de la culture populaire parisienne. Ses chansons et son dictionnaire (écrit avec
Léon de Bercy) restent une source particulièrement importante de l’argot de la fin
du XIXe siècle. Analyser une partie de son œuvre était aussi un moyen de le faire
revenir un peu parmi nous.
Bibliographie
Bruant, Aristide, Dans la rue I-II, Plan de la Tour, Editions d’aujourd’hui, 1976 (1re éd. 1889 et 1895)
Bruant, Aristide, L’Argot au XXe siècle, Paris, Fleuve Noir, 1993 (1re éd. 1901)
Cellard, Jacques, Anthologie de la littérature argotique des origines à nos jours, Paris, Mazarine, 1985
Colin, Jean-Paul, Mével, Jean-Pierre, Leclère, Christian, Grand dictionnaire de l’argot et du français
populaire, Paris, Larousse, 2006 (1re éd. 1990)
Delaplace, Denis, Bruant et l’argotographie française, Paris, Honoré Champion, 2004
Dubois, Jean, Mitterand, Henri, Dauzat, Albert, Dictionnaire étymologique et historique du français,
Paris, Larousse, 1993 (1re éd. 1964)
Guiraud, Pierre, L’Argot, Paris, PUF, 1958 (1re éd. 1956)
Kis, Tamás, « A magyar szlegszótárakról [Sur les dictionnaires de l’argot hongrois] », in Szleng és
lexikográfia [Argot et lexicographie], éd. D. Szabó, T. Kis, Debrecen, Debrecen University
Press, 2012, p. 7-53
Lermina, Jules, Lévêque, Henri, Dictionnaire français-argot, Paris, Les éditions de Paris, 1991
(1ère éd. 1897)
Szabó, Dávid, « La ‘bouffe’ dans le langage d’Aristide Bruant », in, Cultures et mots de la table,
éd. S. Bastian, U. Felten, J.-P. Goudaillier, Berlin, Peter Lang, 2019, p. 287-295.
Zolnay, Vilmos, Gedényi, Mihály, A magyar fattyúnyelv szótára [Dictionnaire de la langue bâtarde
hongroise], Budapest, manuscrit, 1945-1962
27
P. Guiraud, op. cit., p. 112.
158
Dávid Szabó
Dávid Szabó – linguiste, lexicographe, traducteur, maître de conférences HDR à l’Université
Eötvös Loránd de Budapest, directeur du Centre Interuniversitaire d’Études Françaises et de la
Revue d’Études Françaises, professeur invité à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm (2017),
ancien maître de conférences à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle (1996-1999), a soutenu sa
thèse sous la dir. de J.-P. Goudaillier à l’Université Paris Descartes en 2002 (L’Argot des étudiants
budapestois, Paris, 2004) et son habilitation à diriger des recherches sur Argot et lexicographie
à l’Université Eötvös Loránd en 2012, a (co)organisé et publié plusieurs colloques internationaux
d’argotologie, (co)édieur et (co)auteur de plusieurs dictionnaires hongrois-français / françaishongrois.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.15
Agnieszka Woch ń
Uniwersytet Łódzki ń
https://orcid.org/0000-0003-0559-9166
agnieszka.woch@uni.lodz.pl
L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé
d’Alain Mabanckou
RÉSUMÉ
Le roman Verre Cassé, publié en 2005 par l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou, a été traduit
en polonais par Jacek Giszczak sous le titre de Kielonek en 2008. L’action du récit se déroulant dans
un bar, le champ lexical de l’alcool y est omniprésent. Pour cette raison, nous nous pencherons sur
la traduction des termes et des expressions liés à cet univers, entre autres ceux désignant des objets
(comme « verre » ou « bouteille »), des types de boissons, des dénominations relatives à une personne
qui s’enivre, des mots et expressions suggérant un état de dépendance et des verbes et des expressions
verbales renvoyant à l’action de boire. Nous examinerons les choix du traducteur, tels que le recours
à la traduction littérale, au calque, au changement de ton et de registre et à la sur-traduction. Nous
réfléchirons à la richesse lexicale du français et du polonais dans ce domaine et nous nous concentrerons
sur le registre des termes employés dans le texte de départ et dans le texte d’arrivée.
MOTS-CLÉS – Traduction, alcool, analyse de discours, Verre Cassé, Alain Mabanckou, littérature
francophone
A Contrastive Analysis of Alcohol-Related Terms in Broken Glass by Alain Mabanckou
and Its Polish Translation
SUMMARY
The novel Broken Glass (2005) by a Franco-Congolese writer Alain Mabanckou was translated into
Polish by Jacek Giszczak under the title Kielonek in 2008. The plot of the novel is set in a bar, hence the
richness and omnipresence of the lexical field related to alcohol. The present article performs a contrastive
analysis between the original version and the Polish translation of terms and expressions related to the
alcohol universe. The aim is to examinee the translator’s choices, such as the use of literal translation,
calque, or tone, as well as to recognise changes and over-translation. As mentioned, the analysis focuses
on the translation of terms and expressions related to alcohol, including designating objects (e.g. a ‘glass’
or a ‘bottle’), types of drinks, names that describe drunk persons, words and expressions that suggest
a state of alcohol dependence, and verbs and verbal expressions that refer to the action of drinking itself.
The article looks into the lexical richness of the French and Polish languages in this particular semantic
field, and examines the register of terms used in the source text and the target text.
KEYWORDS – Translation, alcohol, speech analysis, Broken Glass, Alain Mabanckou, French literature
[159]
160
Agnieszka Woch
Introduction
En 2005, l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou publie aux éditions du
Seuil le roman intitulé Verre Cassé. L’ouvrage remporte plusieurs prix littéraires,
dont, en 2005, le Prix Ouest-France / Étonnants Voyageurs, le Prix des Cinq
Continents de la Francophonie et le Prix du livre RFO (Réseau France Outremer). En 2012, il est désigné par le quotidien anglais The Guardian comme l’un
des dix meilleurs livres africains contemporains1.
L’action du roman se déroulant dans un bar, le champ lexical de l’alcool y est
omniprésent, ce qui nous a permis de constituer un corpus de 236 occurrences.
Ainsi, nous nous pencherons sur la traduction des termes et des expressions
liés à l’univers de l’alcool dans l’ouvrage Verre Cassé. Nous examinerons les
choix et les techniques du traducteur, nous réfléchirons à la richesse lexicale du
français et du polonais dans le domaine et nous étudierons le registre des termes
employés.
1. Présentation de l’auteur et du roman
Alain Mabanckou, écrivain et professeur de littérature francophone, naît
à Pointe-Noire le 24 février 1966 dans la République du Congo. « Le petit
Congo » ou Congo Brazzaville est d’ailleurs évoqué à plusieurs reprises dans ses
œuvres. Il est auteur non seulement de romans, mais aussi de poésies, d’essais (par
exemple Le Sanglot de l’Homme Noir), d’anthologies et d’ouvrages de littérature
de jeunesse. Il est finaliste de plusieurs prix littéraires, tels que le Man Booker
International Prize (2015) ou le Premio Strega Europeo (2015). Il est également
lauréat du prix Renaudot 2006 pour ses Mémoires de porc-épic, ainsi que du prix
Liste Goncourt : le choix polonais 2015 pour son roman Petit Piment. L’ensemble
de son œuvre est couronné par l’Académie Française en 2012 avec le Grand Prix
de littérature Henri-Gal2, tandis que la Principauté de Monaco lui décerne le prix
littéraire Prince Pierre de Monaco en 20133.
Le roman Verre Cassé est traduit en plusieurs langues, y compris en polonais
en 2008. Le traducteur Jacek Giszczak se charge de cette traduction polonaise,
tout comme pour les autres ouvrages de Mabanckou4. Tous ses livres sont publiés
par la même maison d’édition : Karakter. Le site internet de l’auteur permet de
comprendre la trame du roman :
1
2
3
4
https://www.theguardian.com/culture/gallery/2012/aug/26/africa (20/11/2018).
http://www.academie-francaise.fr/alain-mabanckou (20/11/2018).
http://www.seuil.com/auteur/alain-mabanckou/4027 (20/11/2018).
Jacek Giszczak est non seulement traducteur de littérature française, mais il est aussi compositeur
ainsi qu’auteur de romans et de textes de chansons (www.kulturalna.warszawa.pl/pi/46382_1.pdf
(27/11/2018).
L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain Mabanckou
161
L’histoire « très horrifique » du Crédit a voyagé, un bar congolais des plus crasseux,
nous est ici contée par l’un de ses clients les plus assidus, Verre Cassé, à qui le patron
Escargot entêté a confié le soin d’en faire le geste en immortalisant dans un cahier de
fortune les prouesses étonnantes de la troupe d’éclopés fantastiques qui le fréquentent
(www.alainmabanckou.com/oeuvres.htlm, 28/09/2018).
Verre Cassé était auparavant un enseignant exemplaire, qui a pourtant été
chassé de son établissement scolaire après avoir fait goûter à ses élèves du vin
de palme. Entre deux verres de vin, il porte un regard critique sur le monde et
raconte, dans un style truculent et pittoresque, les histoires des autres clients du
bar « Le Crédit a voyagé ». Le roman possède deux particularités : il est riche en
références littéraires provenant du monde entier et un signe de ponctuation en est
totalement absent : le point.
2. Le champ lexical de l’alcool dans le Verre Cassé
Le titre représente d’emblée un premier défi pour le traducteur. Son choix s’est
porté sur un mot familier : kielonek5, qui désigne en polonais un petit verre de
vodka. Ainsi, il a omis l’adjectif « cassé » qui fait référence au destin du narrateur,
détruit par la boisson.
Tous les termes relevés peuvent être répartis en cinq catégories. La première
englobe les substantifs désignant les noms des boissons, tels que vin (40
occurrences) et ses dérivés vin de palme (15), vin rouge (de la Sovinco) (9),
Sovinco (1), le liquide rouge de la Sovinco (1). Le substantif général alcool (8)
s’y trouve également, ainsi que whisky (1) et bière, cette boisson étant représentée
par deux marques : Flag et Primus (2). La deuxième catégorie regroupe des lexies
désignant des objets utiles pour la consommation de l’alcool comme verre (25)
et bouteille (48). Ensuite il s’agit des dénominations relatives à une personne qui
s’enivre, notamment soûlard (12), ivrogne (5), buveur (2), (vieille) éponge (1),
alcoolo (1), ivre (5) et ivre mort (3). La quatrième catégorie se compose de mots
et d’expressions suggérant un état de dépendance : alcoolisme (1), penchant pour
l’alcool (1), culte immodéré pour l’alcool (1), culte de la bouteille de vin (1),
ivresse (1). En dernier lieu, les verbes et les expressions verbales renvoyant
à l’action de boire ont été divisés en quatre catégories thématiques :
• L’action et la manière de boire (70 occurrences) : boire et ses dérivés (d’un
trait, un bon coup, un petit verre, comme une éponge), prendre son pot, avaler une
gorgée / des gorgées de rouge, vider son verre, consommer de l’alcool, savourer
son vin, se soûler, éventrer les bouteilles, inspecter la croupe des bouteilles de
rouge, ralentir le nombre des bouteilles.
5
Toutes les définitions des termes polonais proviennent du dictionnaire de référence de la langue
polonaise : Słownik języka polskiego PWN [en ligne].
162
Agnieszka Woch
• Arrêter de boire (3) : laisser tomber la bouteille, arrêter le culte de la
bouteille, arrêter de côtoyer les bouteilles.
• (Re)commencer à boire (2) : dire oui à l’alcool, reprendre sa pleine activité.
• D’autres expressions verbales (3), telles que : cuver son vin (familier,
signifie « dissiper son ivresse en se reposant au lit, en dormant »6), avoir soif.
3. Les techniques de traduction employées dans le roman
La première technique employée par le traducteur est la traduction littérale.
Elle est appliquée lorsque le passage d’une langue à l’autre est aisé et que le texte
ne nécessite pas de changements importants. C’est le cas notamment des noms de
boisson : le « vin de palme » est traduit par son équivalent polonais wino palmowe ;
les « bières » Flag et Primus deviennent piwo Flag et piwo Primus ; « le vin rouge
de la Sovinco » prend la forme de czerwone wino (z) Sovinco. Les termes sont
traduits sans donner lieu à des pertes importantes, à l’exception de Sovinco. En
effet, comme l’observent Matulewska et Oh, dans le cas de la traduction aussi bien
spécialisée que littéraire, les dénominations culinaires ou d’origine alimentaire sont
sources de difficulté, puisqu’elles englobent une « terminologie immergée dans une
culture » (Matulewska et Oh, 2016 : 229-230). Ainsi, un lecteur polonais qui lit wino
z Sovinco ou wino sovinco y voit simplement une marque de vin parmi d’autres,
sans comprendre que le terme cache en réalité l’acronyme d’un producteur national
et socialiste, à savoir celui de la Société des Vins du Congo, une sorte de Polmos7
polonais.
Cependant, à plusieurs reprises, la traduction littérale ne suffit pas et
le traducteur décide de changer le registre des termes. Tel est le cas du terme
« verre » qui, en polonais, peut désigner soit szklanka (« un verre à eau »), soit
kieliszek (« un verre à vin »), soit kielonek (familier, « un verre de vodka ») en
fonction du contexte. Comme nous l’avons signalé en expliquant la traduction du
titre du roman, c’est cette dernière acception qui a été employée pour traduire le
nom français. Ainsi, « verre » accompagné du déterminant « petit » prend la forme
synthétique du diminutif polonais szklaneczka. De même, le mot « bouteille » sera
traduit soit par le terme neutre butelka, soit par son équivalent familier flaszka
(« bouteille, surtout de vodka »).
Étudions à présent les dénominations renvoyant aux personnes qui consomment
de l’alcool en excès. En ce qui concerne le substantif familier français « alcoolo »,
le traducteur opte pour le terme standard en polonais, à savoir alkoholik. Dans le
cas de « buveur », le mot est souvent omis dans la traduction polonaise. Quant à
6
7
Toutes les définitions des termes français proviennent du dictionnaire TLFi [en ligne] et ont été
consultées sur le portail du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales CNRTL.
Polmos, acronyme de « Monopole polonais de spiritueux », est une entreprise d’État, fondée dans
les années 1920.
L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain Mabanckou
163
« soûlard » et « ivrogne » (deux termes, l’un populaire, l’autre courant, désignant
une « personne qui a l’habitude de s’enivrer », synonymes de « alcoolique » et
de « buveur »), ils sont représentés par les quatre équivalents polonais suivants :
pijak (« qui boit souvent et beaucoup »), son diminutif pijaczek, le mot péjoratif
pijaczyna et le terme vulgaire et péjoratif moczymorda (littéralement « celui qui
trempe sa gueule »), comme le montrent les extraits de 1 à 4 :
(1)
(2)
(3)
(4)
FR. : « c’est à moi que tu parles comme ça, espèce de soûlard, crève donc, imbécile »
(Mabanckou, 2005, Loc. 1299-1300) ;
POL. : « do mnie to mówisz, ostatni moczymordo, a zdychaj, a zdychaj, kretynie »
(Mabanckou, 2008, Loc. 1403-1404) ;
FR. : « elle me parle du gars qui s’appelait Demoukoussé, un soûlard devant l’Éternel »
(Mabanckou, 2005, Loc. 1471) ;
POL. : « i mówi mi o gościu, który nazywał się Demoukousse, pijaku wobec Wieczności »
(Mabanckou, 2008, Loc. 1592-1593) ;
FR. : « mais il fallait surtout compter avec les soûlards qui sont toujours solidaires
jusqu’à la dernière goutte de vin et qui sont donc passés à l’action » (Mabanckou, 2005,
Loc. 153-154) ;
POL. : « lecz można było liczyć zwłaszcza na pijaczków, którzy zawsze są solidarni do
ostatniej kropli i którzy zabrali się do dzieła » (Mabanckou, 2008, Loc. 66-67) ;
FR. : « l’ivresse n’excuse pas l’imbécillité et vice versa, mutez donc cet ivrogne dans la
brousse et qu’on n’en parle plus » (Mabanckou, 2005, Loc. 1682-1683) ;
POL. : « pijaństwo nie tłumaczy kretyństwa i vice versa, przenieście mi migiem tego pijaka
do buszu i nie chcę o tym słyszeć » (Mabanckou, 2005, Loc. 1836).
En revanche, le terme familier ochlapus (« qui boit souvent et beaucoup »),
provenant du champ sémantique de l’alcool, est employé pour traduire le terme
« loque » (« individu mal habillé » ou « sans énergie ») :
(5)
FR. : « non, qui va accepter une loque comme moi » (Mabanckou, 2005, Loc. 928) ;
POL. : « no nie, kto zechce takiego ochlapusa » (Mabanckou, 2008, Loc. 964).
Parfois le choix du traducteur semble être dicté par l’emploi au pluriel et au
singulier des substantifs polonais. Ainsi pijaczyna est plutôt utilisé au singulier et
pijaczki au pluriel, comme dans le passage ci-dessous :
(6)
FR. : « ‘mon prénom c’est Casimir, pour ceux qui ne le savent pas, rien ne peut m’arrêter, je
suis connu ici et là, je mène la grande vie, sachez-le, si je me suis arrêté ici c’est pour prendre
mon pot, c’est tout, je suis pas un soûlard comme vous autres, moi c’est la grande vie que
je cherche’, et je me suis dit ‘merde alors, c’est qui ce gars qui cause de cette manière-là,
est-ce qu’il réalise quand même dans quel Vietnam il est en train de s’enliser’, et nous avons
alors ressenti de l’antipathie pour ce Casimir qui prétendait mener la grande vie, lui qui nous
traitait tous de soûlards, et pourquoi n’était-il pas allé prendre son pot ailleurs, chez les autres
gars qui mènent la grande vie comme lui » (Mabanckou, 2005, Loc. 963-968) ;
POL. : « ‘mam na imię Kazimierz, jakby ktoś nie wiedział, zmierzam prosto do celu, znają
mnie tu i tam, a żyję na poziomie, żebyście nie myśleli, jeżeli tu wstąpiłem, to tylko na
jednego, nie jestem pijaczyną jak wy, lubię pewien poziom’ i wtedy powiedziałem sobie ‘o,
164
Agnieszka Woch
w mordę, co to za gość, że gada w ten sposób, czy choć pomyślał, jaki tu będzie Sajgon’,
i zaraz poczuliśmy antypatię do tego Kazimierza, który twierdził, że żyje na poziomie, który
nas wszystkich nazwał pijaczkami, czemu nie poszedł napić się gdzie indziej, do gości na
poziomie jak on, hę » (Mabanckou, 2008, Loc. 1005-1011).
Le changement de ton ou de registre est également visible lors de la traduction
de l’expression « ivre mort ». Tandis que « ivre » est traduit par les termes standard
pijany ou upity, « ivre mort » prend non seulement la forme de zapity, mais aussi
celles de zalany w trupa (expression familière, désignant « imbibé d’alcool au
point de ressembler à un cadavre ») et de w trzy dupy zalany (expression familière
et vulgaire, littéralement « imbibé d’alcool *comme trois culs »).
Le traducteur choisit également des équivalents variés dans le cas de l’expression
« prendre un pot ». Là où l’expression « aller prendre son pot ailleurs » est traduite
par la forme perfective du verbe standard « iść napić się gdzie indziej », la phrase
« si je me suis arrêté ici c’est pour prendre mon pot » devient « jeżeli tu wstąpiłem,
to tylko na jednego » (littéralement : « venir en boire un »). Enfin, l’extrait « est-ce
que quand je bois mon pot je provoque quelqu’un » est traduit « czy wychylając
szklaneczkę, komukolwiek przeszkadzam » (littéralement : « soulever son petit
verre afin de le vider »).
La langue polonaise dispose de plusieurs traductions familières du verbe
« boire », entre autres chlać (« se bourrer sans limites »), chlać na umór (« se
bourrer à mort »), ou żłopać (« boire copieusement, pomper »). Elles sont
exploitées dans la traduction, par exemple dans les passages suivants :
(7)
(8)
FR. : « j’avais failli verser des larmes, je ne me souvenais plus de quel écrivain ivrogne
nous avions discuté, de toutes les façons y en avait plusieurs qui buvaient, et y en a qui
boivent à mort parmi les contemporains » (Mabanckou, 2005, Loc. 1917-1918) ;
POL. : « jeszcze moment, a zalałbym się łzami, nie pamiętałem już, o jakim zapitym
pisarzu była mowa, tak czy owak, wielu piło i wielu chla na umór spośród naszych
współczesnych » (Mabanckou, 2008, Loc. 2102-2104) ;
FR. : « Robinette boit plus que moi, elle boit comme les tonneaux d’Adélaïde que les
Libanais vendent au Grand Marché, Robinette boit, boit encore sans même se soûler »
(Mabanckou, 2005, Loc. 933-934) ;
POL. : « Spłuczka pije więcej ode mnie, *żłopie jak te beczki Danaid, które Libańczycy sprzedają
na targu, Spłuczka pije i pije, i nawet się nie upija » (Mabanckou, 2008, Loc. 969-970).
Ces deux extraits ont recours à une sur-traduction, car le traducteur emploie
des hyponymes. Il développe, voire exagère, le message d’origine par l’emploi
d’un terme à la fois plus spécifique dans la langue cible et plus fort, en raison du
changement de registre (pić vs chlać, żłopać).
Il en va de même pour la traduction de l’expression « avoir soif » : « j’avais
plus que jamais soif » est traduit par « tymczasem suszyło mnie jak nigdy dotąd ».
Or, l’expression polonaise et familière suszyć (littéralement « sécher ») signifie
« avoir besoin d’alcool ».
L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain Mabanckou
165
Le verbe français « cuver » représente un défi pour le traducteur. Le terme
prend le sens de « dissiper son ivresse en se reposant au lit, en dormant »,
par exemple « cuver son vin rouge ». Les deux passages « je continuais
à cuver » et « c’est pas ce vin que je cuve qui me ferait oublier ce que j’ai
entrepris tout au long de ma jeunesse » ont été traduits respectivement par
« i dalej trawiłem » et « pomimo litrów przetrawionego wina nie zapomnę, co
zajmowało mnie w latach młodości ». Le traducteur a opté pour le verbe polonais
trawić (« digérer ») en renonçant à trzeźwieć (« dégriser, dessoûler »). Le
premier terme est d’ailleurs présent dans l’expression zapach przetrawionego
alkoholu (littéralement « l’odeur de l’alcool digéré »), pourtant la forme
« i dalej trawiłem » (« et je continuais à digérer ») est surprenante lorsqu’elle
se rapporte à l’alcool.
En ce qui concerne les expressions iconiques ou métaphoriques, caractéristiques
du style mordant et pittoresque de Mabanckou, le traducteur choisit souvent un
calque dont le sens reste transparent pour le lecteur. Ainsi, « mon culte immodéré
pour l’alcool » est traduit par « mój nieumiarkowany kult alkoholu » et « j’arrêterai
le culte de la bouteille de vin » devient « porzucę kult butelki czerwonego wina ».
Cette technique peut être illustrée par deux autres exemples :
FR. : « je jure que j’avais voulu […] arrêter de côtoyer les bouteilles de la Sovinco »
(Mabanckou, 2005, Loc. 182-183) ;
POL. : « przysięgam, że chciałem […] zerwać stosunki z butelkami sovinco » (Mabanckou,
2008, Loc. 1992-1993) ;
(10) FR. :« je devais choisir entre elle ou l’alcool, c’était un choix très cornélien, alors j’ai dit
oui à l’alcool » (Mabanckou, 2005, Loc. 1511) ;
POL. : « muszę raz wreszcie wybrać, muszę dokonać wyboru, ona lub alkohol, był to
wybór godny Corneille’a, więc powiedziałem ‘tak’ alkoholowi » (Mabanckou, 2008, Loc.
1639-1640).
(9)
Pourtant, dans un cas le traducteur recourt à un calque, alors qu’il dispose
d’un équivalent en polonais. Ainsi, pour traduire « boire comme une éponge », il
opte pour une traduction littérale et inexistante en polonais : pił jak gąbka. Certes,
elle reste compréhensible en contexte, mais il existait l’expression polonaise pić
jak szewc (*« boire comme un cordonnier »).
(11) FR. : « je lui avais raconté un jour l’histoire d’un écrivain célèbre qui buvait comme
une éponge, un écrivain qu’on allait même ramasser dans la rue quand il était ivre »
(Mabanckou, 2005, Loc. 2327) ;
POL. : « kiedyś w żartach opowiedziałem mu historię o sławnym pisarzu, który pił jak
gąbka, o pisarzu, którego gdy się upił, trzeba było podnosić z ulicy ») (Mabanckou, 2008,
Loc. 2569-2571).
La traduction des métaphores liées à l’alcool entraîne parfois des pertes
importantes pour le style de l’écrivain. En témoignent les passages suivants :
166
Agnieszka Woch
(12) FR. : « je continuais à cuver, à avaler des gorgées de rouge, à décapiter, à éventrer les
pauvres bouteilles innocentes de la Sovinco » (Mabanckou, 2005, Loc. 1547-1548) ;
POL. : « i dalej trawiłem, wlewałem w siebie hausty czerwonego wina, odkręcałem,
opróżniałem niewinne butelki sovinco » (Mabanckou, 2008, Loc. 1680-1682) ;
(13) FR. : « cette vie et demie qui m’a sans cesse mis en conflit avec le liquide rouge de la
Sovinco, je lui dirais de me pardonner le bonheur que j’ai éprouvé en inspectant sans
relâche la croupe des bouteilles de rouge » (Mabanckou, 2005, Loc. 2340-2342) ;
POL. : « to życie i pół, które kazało mi się wciąż zmagać z czerwonym płynem z Sovinco,
poprosiłbym, by wybaczyła mi szczęście, które mnie przepełniało, gdy kontemplowałem
dno flaszek czerwonego wina » (Mabanckou, 2008, Loc. 2585-2586).
Dans le premier cas, Mabanckou emploie des termes militaires tels que « décapiter »
et « éventrer » qui, dans la traduction polonaise, cèdent la place à des verbes désignant
l’action d’ouvrir et de boire, utilisés au sens propre, comme odkręcać (« ouvrir la
bouteille ») et opróżniać (« vider »). Dans le second passage, la traduction renonce
à l’image féminine de la bouteille dont le narrateur inspecte « la croupe » (c’est-à-dire
la « partie du corps comprenant les lombes et les fesses » [fam. spéc. en parlant d’une
femme]) en optant pour l’expression « contempler le fond des bouteilles ».
Conclusion
Les termes liés à l’alcool, que nous avons classés en cinq groupes, parsèment
le roman et constituent un défi pour le traducteur, puisqu’il s’agit surtout de verbes
et d’expressions verbales iconiques.
Par ailleurs, certains termes qui ne font pas partie du champ lexical de l’alcool
en français changent de catégorie en polonais. Ainsi, le traducteur rend le mot
« loque » par ochlapus et l’expression « À chacun sa merde » par l’équivalent każdy
pije piwo, którego sobie nawarzył (« chacun doit boire la bière qu’il a brassée », ce
qui signifie en polonais qu’il faut assumer les conséquences de ses actes).
La technique de traduction le plus souvent employée est la traduction littérale,
avec parfois le recours à des calques surprenants pour un lecteur polonais, par
exemple « boire comme une éponge » (pić jak gąbka au lieu de pić jak szewc) et
« le culte de la bouteille » (kult butelki).
En outre, nous avons observé un changement constant de ton et de registre
par rapport au texte original. Le traducteur surcharge le texte en recourant au
registre familier et aux termes connotés, là où les termes français sont neutres.
D’une part, cela peut s’expliquer par une tentative du traducteur pour reproduire
le style singulier et truculent de Mabanckou. D’autre part, cela témoigne de la
richesse des termes familiers liés à l’alcool dans la langue polonaise, ce qui laisse
au traducteur le choix entre plusieurs vocables.
En fin de compte, comme l’affirme Meschonnic : « La première et dernière
trahison que la traduction peut commettre envers la littérature est de lui enlever
L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain Mabanckou
167
ce qui fait qu’elle est littérature – son écriture – par l’acte même qui la transmet »
(Meschonnic, 1999 : 87). L’univers de l’alcool présent dans le roman de Mabanckou
est transposé en polonais, de manière à respecter le rythme et le style singulier
de l’écrivain franco-congolais, avec néanmoins quelques pertes, en particulier au
niveau des métaphores.
Bibliographie
Mabanckou Alain, Kielonek, Kraków, Karakter [édition Kindle], 2008
Mabanckou, Alain, Verre cassé, Paris, Éditions du Seuil [édition Kindle], 2005
Matulewska, Aleksandra, Kyong-geun, Oh, « „Szumi w głowie”, czyli o problemie przekładu
nazw koreańskich i polskich alkoholi », in Przyszłość zawodu tłumacza przysięgłego
i specjalistycznego – współczesne wyzwania, éd. M. Czyżewska, A. Matulewska, Warszawa,
Tepis, 2016, p. 229-243
Meschonnic, Henri, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999
www.alainmabanckou.com/oeuvres.htlm (28/09/2018)
www.cnrtl.fr (27/11/2018)
www.sjp.pwn.pl/sjp/online (27/11/2018)
Agnieszka Woch – maître de conférences à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź
(Pologne), docteur en sciences humaines de l’Université de Łódź et de l’Université Paris Descartes
(spécialité : linguistique). Ses principaux domaines d’intérêt scientifique sont l’analyse du discours,
la pragmatique et la sociolinguistique. Ses recherches actuelles portent sur le discours médiatique
et politique. Elle est auteure de deux monographies La persuasion au service des grandes causes.
Une étude comparative des campagnes sociétales contre la discrimination raciste, homophobe et
sérophobe (2018) ; Le slogan électoral français, italien et polonais : analyse formelle et pragmatique
(2010), rédactrice du volume Pratiques langagières périphériques (2015), corédactrice de
l’ouvrage Le Poids des mots. Hommage à Alicja Kacprzak (2018), coauteure du livre Parole d’arte.
Introduzione al linguaggio artistico et auteure de plusieurs articles consacrés à la linguistique.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.16
Alicja Kacprzak ń
Uniwersytet Łódzki ń
https://orcid.org/0000-0002-3113-8534
alicja.kacprzak@uni.lodz.pl
Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots
et le discours de l’absinthe
RESUMÉ
Peu de boissons sont aussi présentes dans la culture française que l’absinthe, ce spiritueux à base
de Artemisia absinthium, autrement nommée herbe de la Saint-Jean. Traitée par les uns comme
fée verte, accusée par les autres « qu’elle rend fou et criminel, fait de l’homme une bête et menace
l’avenir de notre temps » (formulations des ligues de vertu du début du XXe s.), l’absinthe a fourni
un motif largement exploité dans la littérature, dans la peinture, dans la chanson etc. L’usage de
l’absinthe s’est largement popularisé à la fin du XIXe et au début de XXe siècle. Par conséquent,
la boisson a obtenu en français plusieurs appellations informelles, oscillant entre les formulations
mélioratives comme nymphe verte et péjoratives comme poison vert. Dans notre article, il sera
question de présenter le lexique de l’absinthe, standard et non standard, ainsi que la façon dont
différents auteurs français ont parlé de cette boisson dans leurs ouvrages.
MOTS-CLÉS – lexicologie, variation lexical, argot, absinthe
Between poison vert and fée verte : Some Remarks on the Words and the Speech of Absinthe
SUMMARY
Few drinks are as present in French culture as absinthe. This spirit, treated by some as a fée verte
(‘green fairy’), accused by others of “making it mad and criminal”, has provided a motif widely
exploited in literature, painting, song, and so on. The effects of this specific alcohol, its ritual, its
sociality, the addiction it provoked were often addressed in the speech of the great French and world
literature. The use of absinthe was widely popularized in the late nineteenth and early twentieth
century in all social circles. Consequently, the drink obtained in French several informal appellations,
oscillating between the meliorative formulations like fée verte (‘green fairy’) and pejoratives, like
poison vert (‘green poison’). In our article, we discuss the lexicon of absinthe, standard and nonstandard, as well as the way different French authors have spoken about absinthe in their works.
KEYWORDS – lexicology, lexical variation, slang, absinth
[169]
170
Alicja Kacprzak
Introduction
Peu de boissons sont aussi présentes dans la culture française que l’absinthe,
ce spiritueux à base d’Artemisia absinthium, autrement nommée herbe de la SaintJean. Considérée par les uns comme fée verte, accusée par les autres, « parce
qu’elle rend fou et criminel, fait de l’homme une bête et menace l’avenir de notre
temps » (formulations des ligues de vertu du début du XXe siècle), l’absinthe
a fourni un motif largement exploité dans la littérature (Frères Goncourt, Zola,
Hemingway, Remarque), dans la peinture (Degas, Monet), dans la chanson
(Barbara) etc.
En effet, les effets de cet alcool spécifique, son rituel, sa socialité, l’addiction
qu’il provoquait ont souvent été abordés dans le discours de la grande littérature
française et mondiale ; en même temps, l’absinthe, dont l’usage s’est largement
popularisé à la fin du XIXe et au début de XXe siècle, a obtenu en français plusieurs
appellations informelles, oscillant entre les formulations mélioratives comme
nymphe verte et péjoratives comme poison vert.
Dans notre article, après avoir rappelé l’évolution du mot absinthe, nous
soumettrons à l’étude le lexique relatif à la boisson portant ce nom, tel qu’il est
noté dans le TLFi ansi que dans le Dictionnaire du français non conventionnel de
Cellard & Rey (1991) et dans le Dictionnaire de l’Argot & du français populaire
de Colin & Mével (2006).
La vérification de sa présence dans la base Frantext permettra en second
lieu de découvrir différentes façons dont les auteurs français avaient parlé de
l’absinthe dans leurs ouvrages. L’étude des collocations du mot absinthe avec
d’autres termes montrera quels étaient les thèmes clés autour desquels le discours
de l’absinthe était construit.
1. Un bref rappel d’une longue histoire de l’absinthe et de son appellation
Rappelons en premier lieu l’origine du mot absinthe : comme l’indique le TLF,
il s’agit d’un terme emprunté au latin, absinthium ’plante aromatique amère’, étant
. L’appellation botanique de la plante en
à son tour un calque du grec,
question, Artemisia absinthium, faisait honneur à une déesse grecque, Artémis. En
effet, l’histoire de l’absinthe est très longue. Déjà en Égypte ancienne, le Papyrus
Ebers (vers -1600 /-1500) mentionne l’usage médical d’extraits d’absinthe, puis,
en médecine grecque, Hippocrate (460-377 av. J.-C.) parle de l’action de l’alcool
d’absinthe sur la santé et de son effet aphrodisiaque. Enfin à Rome, Lucrèce
(Iᵉʳ siècle av. J.-C.) mentionne les vertus thérapeutiques de l’absinthe dans
l’ouvrage De la nature des Choses.
En France, ces utilisations de l’absinthe étaient aussi connues depuis des
siècles, comme en témoignent différents textes anciens. Ainsi, au XVIe siècle,
Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots...
171
Claude Cotereau, le traductuer des Douze livres des choses rustiques de Lucius
Junius Moderatus Columella, écrit1 :
(1)
« […] tu feras bouillir une livre d’absinthe en trois pintes de vin jusques à la quarte
partie [...] ».
Claude COTEREAU, Les Douze livres… des choses Rusticques, 1551, p. 640.
Dans la phrase citée il est question d’« une livre d’absinthe » bouillie dans du
vin, le mot absinthe se rapporte donc à la plante même, cueillie et utilisée pour
en faire une sorte de boisson médicamenteuse. Son goût amer constituait une de
ses caractéristiques saillantes, si bien qu’assez rapidement le mot a pris aussi un
sens figuré de « sentiment d’amertume », ce que l’on constate dès le XVIe siècle,
notamment dans le poème Complainte sur une absence de Jean Bertaut :
(2)
Or voy-je maintenant qu’Amour a bien semé
Des espines d’ennuy dans son doux labyrinthe :
Et qu’au desir d’un cœur de sa flamme allumé
La longueur d’une absence est bien pleine d’absinthe.
Jean BERTAUT, Recueil de quelques vers amoureux, 1606, p. 39
Le même usage métonymique fait de ce mot est employé par Madame de
Sévigné qui écrit dans une de ses lettres :
« La vie est cruellement mêlée d’absinthe ».
Mme DE SÉVIGNÉ, Correspondance : t. 1 : 1646-1675, 1675, p. 442
À la fin du XVIIIe et au début de XIXe siècle, les médecins conseillent
l’utilisation du vin d’absinthe. Ce terme devient d’usage standard, ce qui est noté
par les manuels de médecine :
(3)
« Un bon remède dans ce cas est l’usage du vin d’absinthe […], dont la personne prendra
trois ou quatre onces avant dîner et avant souper ».
Étienne-Louis GEOFFROY, Manuel de médecine pratique, 1800, p. 241
C’est aussi à cette époque du capitalisme naissant que la première
distillerie d’absinthe est fondée en Suisse ; bientôt, en 1805, ce sera le tour de
celle de Pontarlier, Pernod Fils, qui deviendra par la suite la première marque
de spiritueux français. Le développement rapide de l’industrie de l’absinthe
est en effet lié à sa renommée de médicament efficace, acquise au cours de la
colonisation de l’Algérie par les troupes françaises en 1830, au cours de laquelle
les officiers recommandaient aux soldats son usage pour combattre le paludisme et
la dysenterie. Cette utilisation « bénéfique » s’étant ensuite généralisée en France,
1
Tous les exemples littéraires cités dans l’article proviennent de la base Frantext, consultée en mai 2018.
172
Alicja Kacprzak
quarante ans plus tard l’absinthe représentait déjà 90% des apéritifs consommés
en France, même si le prix de la boisson était assez élevé. Dans les années 1880,
la production d’absinthe a encore augmenté, entraînant une diminution des prix et
une popularité grandissante dans toute la population. Au XIXe siècle, les Français
boivent de l’absinthe et en parlent : le mot absinthe est ainsi employé surtout au
sens de « boisson alcoolisée », y compris dans la littérature, comme en témoignent
les citations des auteurs de l’époque, de Vigny à Hugo :
(4)
« […] il nous parla ainsi, autour de trois verres d’absinthe verte qu’il eut soin de nous
offrir préalablement et cérémonieusement ».
Alfred de VIGNY, Servitude et grandeur militaires, 1835, p. 86
(5)
L’approvisionnement de l’alcool fut complété par le cognac, le rhum, le tafia, le
kirschenwasser, l’absinthe, le curaçao, le gin et l’eau d’or de Hambourg.
Louis REYBAUD, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, 1842, p. 330
Si, dans la première moitié du XIXe siècle, de Vigny (4) mentionne l’absinthe
dans un contexte presque mélioratif (l’alcool est servi « cérémonieusement »), le
fragment (5) le montre comme un alcool parmi d’autres. Or, dans les années 1860,
on commence à parler en France de son usage hors normes (6), ce qui devient peu
à peu une caractéristique des cafés parisiens :
(6)
Messieurs les humains, je vous dis bernique ! C’est à Bruxelles que l’on consomme le plus de
bière, à Stockholm le plus d’eau-de-vie, à Madrid le plus de chocolat, à Amsterdam le plus de
genièvre, à Londres le plus de vin, à Constantinople le plus de café, à Paris le plus d’absinthe.
Victor HUGO, Les Misérables, 1862 [1881], p. 529
Bientôt sont identifiés aussi les effets néfastes de l’absinthe (7) dont l’abus
peut être mortel :
(7)
Tu veux donc te tuer ? – dit Malivoire à Barnier qui se versait un sixième verre d’absinthe.
– Me tuer ? me tuer !... – et Barnier leva dédaigneusement les épaules : ce fut tout ce qu’il
répondit.
Edmond de GONCOURT, Jules de GONCOURT, Sœur Philomène, 1861, p. 273
Dans cette situation, dès 1875, les ligues antialcooliques, avec des autorités telles
que les grands savants Louis Pasteur et Claude Bernard, les médecins hygiénistes,
les syndicats, l’Église catholique et aussi la presse se mobilisent contre « l’absinthe
qui rend fou ». Il faudra cependant attendre quarante ans pour que les résultats de
cette mobilisation prennent vie et, en 1915, l’absinthe sera interdite en France par
une disposition préfectorale2. L’interdiction de l’absinthe arrive donc après des
2
Cette situation durera en France jusqu’en 2011.
Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots...
173
décennies de son usage fréquent pour un bon nombre de Français, parfois presque
rituel dans certains milieux. Il n’est pas étonnant que cette boisson ait acquis
une valeur d’artefact culturel et qu’elle soit en même temps devenue un motif
largement exploité par les artistes, que ce soit en littérature (Frères Goncourt,
Hugo, Zola) ou en peinture (Degas, Van Gogh), etc.
2. Le lexique de l’absinthe
Cette omniprésence de la boisson verte ne saurait rester sans conséquences sur la
langue française, qu’il s’agisse de la phraséologie ou du lexique relatifs à l’absinthe,
vus selon le point de vue de la variation de la langue, au sens donné à cette notion par
Gadet3. Ainsi parmi les expressions figées, citons en premier lieu celle qui concerne le
moment habituel de prendre de l’absinthe dans la journée, appelé l’heure de l’absinthe,
avec ses synonymes, l’heure de l’abs et l’heure verte. Une autre expression, faire son
absinthe, désignait la façon de préparer sa consommation, en versant de l’eau sur
l’absinthe. L’Almanach du Hanneton de 1867 énumère à ce propos quelques noms de
variantes obtenues selon la façon de préparer son verre :
(8)
« Il y a plusieurs manières de faire son absinthe [...] : la hussarde [...], la purée [...],
l’amazone [...], la vichy [...], la bourgeoise (appelée aussi panachée)... ».
Il convient de noter aussi des locutions figurées contenant ce mot, appartenant
à l’argot du XIXe siècle, notamment avaler son absinthe, expliqué par le
TLF comme ‘faire bon visage contre mauvaise fortune’ ou encore renverser
son absinthe, c’est-à-dire ‘mourir’.
Quant aux dérivés du mot étudié, le TLFi en énumère plusieurs, dont trois
termes chimiques relatifs à l’absinthe : absinthol, absinthate, absenthine. Toutes
les autres unités appartiennent au champ notionnel de l’addiction à l’absinthe, ce qui
indique clairement le statut de cet alcool. Ainsi l’absinthage c’est l’habitude de boire
de l’absinthe, alors que s’absinther est le verbe qui désigne l’action de s’adonner
à l’absinthe ; les deux mènent à l’absinthisme, à savoir l’affection chronique résultant
de l’abus de l’absinthe. Un absintheur ou un absinthier, c’est-à-dire buveur d’absinthe,
est une personne absinthique, autrement dit, atteinte par l’absinthisme.
3. Les appellations tropiques du mot absinthe
Du fait de la grande popularité de l’absinthe dans différents milieux sociaux,
d’une part bourgeois et artistiques, d’autre part, populaires, ses appellations non
standard se sont multipliées en français d’une manière significative. Selon le cas, il
3
F. Gadet, La Variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2006.
174
Alicja Kacprzak
est question des noms poétiques ou triviaux, mais qui ont en commun des origines
tropiques. En effet, les tropes, ces procédés de substitution, sont très largement
exploités afin de dénommer de façon indirecte cette boisson aux effets particuliers.
Comme le souligne Robrieux, « le trope apporte [...] nécessairement une plusvalue sémantique à l’énoncé »4, d’où la popularité de cet instrument lexicogénique
aussi dans le domaine de l’alcool en question. Selon Bonhomme, « par delà leurs
procédures interprétatives, les figures [tropiques] possèdent une fonctionnalité non
négligeable, en ce qu’elles rendent les productions langagières plus efficaces »5, et
influent par cela sur le déroulement de la communication entre ses acteurs.
L’iconographie de l’absinthe la représente le plus souvent comme une
silhouette de femme éthérée de couleur verdâtre. Cette image (connue par le
tableau « Le buveur d’absinthe visité par la fée verte » de Viktor OLIVA, peint en
1901) qui donne une appparence humaine à un objet rend compte en même temps
des appellations figurées de la boisson : fée verte, fée aux yeux verts, nymphe
verte, vierge verte, dame verte. Ces personnifications métaphoriques font sans
doute allusion au caractère enivrant, voire envoûtant de l’absinthe, mais l’emphase
de cette appellation est aussi exploitée dans des contextes ironiques, comme le fait
Gérard Genette :
(9)
« […] l’abus de la fée verte le conduisit un peu plus tard à militer dans une association de
tempérance nommée, sans doute par succession chromatique, La Croix bleue ».
Gérard GENETTE, Bardadrac, 2006, p. 81
L’humour de ce fragment est basé aussi sur le jeu de mots désignant les
couleurs, verte et bleue étant les teintes le plus souvent associées avec la boisson
en question.
En revenant encore à la figure rhétorique de la personnification, « figure qui
donne une apparence humaine à une chose inanimée »6, énumérons deux autres
unités de ce type, relevant de la langue populaire, mominnette et demoiselle. Dans
ce cas, il s’agit de la façon de servir l’absinthe dans de petits verres, ce qui évoque
l’image de jeunes filles, de femmes pas mûres par leur taille.
(10) « Sur les comptoirs s’alignaient des verres à bordeaux où l’on versait la mominette ».
Francis CARCO, Équipe, 1919, p.18
Quant au terme suissesse, il résulte de la personnification par une sorte
d’antonomase, où le nom d’un gentilé est attribué à la boisson, pour insister sur
ses origines suisses.
4
5
6
J.-J. Robrieux, Rhétorique et argumentation, Paris, Nathan, 2000, p. 46.
M. Bonhomme, Pragmatique des figures du discours, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 126.
J.-J. Robrieux, op. cit., p.103.
Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots...
175
À côté de la personnification, la métonymie est une figure particulièrement
productive dans la formation de noms tropiques de l’absinthe. Parmi ces
dénominations résultant de la « connexion de l’effet sur la source », selon la
formule de Bonhomme7, la classe de celles qui proviennent d’une couleur est
nombreuse. En premier lieu, il convient de citer les termes provenant directement
des noms de couleurs, surtout la verte et la bleue, comme dans les fragments cidessous :
(11) « – Oh ! C’est rien, un peu d’boisson, […] il a bu deux vertes, pour se donner de l’agitation.
La verte, voyez-vous, ça lui r’fait des jambes, mais ça lui coupe les idées et les paroles ».
Guy de MAUPASSANT, Contes et nouvelles, 1889, p. 1162
(12) « [...] il s’inquiéta de la loi de l’absinthe.
– alors ? ... pus d’bleue ?
– chut ! ... aboule par ici !
L’autre l’emmena dans l’arrière-boutique ».
René BENJAMIN, Gaspard, 1915, p. 124
Quelques autres appellations de cette classe qui renvoient aussi à la couleur,
le font indirectement, par le biais de termes ornithologiques indiquant des oiseaux
de couleur verte, comme c’est le cas des termes argotiques perroquet, perruche
et amazone.
(13) « Il ne voulait qu’un ‘perroquet’. C’est-à-dire une bonne abs...inthe. Pauvre bougre de
Pelloquet ! »
Raoul PONCHON, La Muse au cabaret, 1920, p. 203
Le terme perroquet a d’ailleurs servi aussi à la formation de la locution
étrangler (étouffer, plumer) un perroquet désignant le fait de boire de l’absinthe.
Plusieurs appellations argotiques de l’absinthe résultent de la métaphore,
comme c’est le cas de la série contenant le mot « lait » : lait de chèvre, lait de
panthère et lait de tigre :
(14) « Il s’assit près du comptoir et réclama un lait de tigre ».
Jean-Louis BORY, Mon village à l’heure allemande, 1945, p. 297
Le mécanisme de la métaphorisation, selon le terme employé entre autres
par Kacprzak8, résulte ici de l’analogie de consistance entre le lait et l’absinthe
mélangé avec de l’eau. L’image presque identique d’un liquide ayant une
7
8
M. Bonhomme, op. cit., p. 122.
A. Kacprzak, « La métaphore dans la terminologie médicale », Studia Romanica Posnaniensia,
1997, vol. 22, p. 151-158.
176
Alicja Kacprzak
consistance laiteuse constitue aussi la base des appellations eau de savon et eau
de moule. Par contre bavaroise aux choux, purée de pois, purée verte ou bien
purée tout court insistent sur la couleur verdâtre du mélange d’absinthe et d’eau.
(15) « Tout au plus, en voyant la purée commencée, eut-il un haussement d’épaules ».
Georges COURTELINE, Train de 8h47, 1888, p. 44
Le dernier groupe d’appellations tropiques contient le nom de la ville de
Charenton, qui, dans la mémoire collective des Français, connote un asile
psychiatrique, qui y a existé depuis longtemps. Ainsi les termes évoquant le
voyage pour Charenton comme billet direct pour Charenton, train direct pour
Charenton, omnibus pour Charenton, correspondance pour Charenton font
allusion au stéréotype de « l’absinthe qui rend fou ».
4. Le discours de l’absinthe
Dans la littérature française, l’absinthe en tant que boisson est souvent
mentionnée à partir du XIXe siècle, ce qui n’étonne pas, vu sa popularité
à l’époque. La base de données Frantext contient 720 fragments littéraires dans
lesquels apparaît le mot absinthe. L’analyse de ceux qui se rapportent à la boisson
permet de découvrir que le discours de l’absinthe se concentre autour de quelques
thèmes récurrents.
Le premier d’entre eux comporte des contextes liés à l’odeur de l’absinthe.
Le mot absinthe forme dans ce cas des collocations relevant de la perception
olfactive, avec des termes comme sentir, parfum, odeur, arôme.
(16) « Des garçons en tablier versaient du sable sur des dalles, entre des arbustes verts. On
sentait l’absinthe, le cigare et les huîtres »
Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, 1857, p. 113
(17) Il versait au fond du verre l’absinthe d’où montait aussitôt l’arôme des herbes enivrantes.
Edmond de GONCOURT, Jules de GONCOURT, Sœur Philomène (1861), p. 266
(18) « De toutes les tables du café monte en l’air une odeur alcoolique, un parfum d’absinthe,
avec le bruit et le rire des gens qui discutent les nouvelles du matin ou les plaisirs du soir ».
Edmond de GONCOURT, Jules de GONCOURT, Charles Demailly, 1860, p. 192
(19) « [...] et, tout aussi calme que s’il se fût rendu chez Mignon boire l’apéritif, il flairait,
en passant devant les boutiques des marchands de vin, l’odeur forte et mielleuse de
l’absinthe ».
Francis CARCO, L’Équipe : roman des fortifs, 1925, p. 160
Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots...
177
L’évocation de l’odeur de l’absinthe témoigne de la valeur particulière que
cette sensation avait dans la construction de l’image de la boisson. En même
temps, elle sert à dépeindre l’ambiance des cafés de l’époque, dont ce parfum
constituait l’un des traits typiques et perceptibles.
Un autre thème lié à l’absinthe résulte de la manière dont elle est perçue par la
vue, essentiellement à cause de sa couleur. Dans ce cas il s’agit des collocations du
mot absinthe avec un nom de couleur, souvent obtenues par comparaison avec des
entités du monde réel. Les deux formulations du fragment (20), absinthe couleur
d’opale et couleur de feuillage d’olivier se rapportent à l’aspect du mélange
d’absinthe et d’eau, opalisant et verdâtre à la fois, renvoyant respectivement à la
couleur d’un minéral et d’un arbre.
(20) « Et le cireur se fait alors une bonne absinthe couleur d’opale ; très épaisse ; couleur de
feuillage d’olivier. Il trempe ses petits pains dans l’absinthe. C’est son repas du soir. Ça
lui a fait un estomac de fer ».
Jean GIONO, Noé, 1948, p. 660
(21) « Boisselut, par une pissée d’eau fraîche savamment réglée, troubla la transparence de
son absinthe couleur œil de chat. Il but, s’essuya la bouche du revers de la main ».
Jean-Louis BORY, Mon village à l’heure allemande, 1945, p. 297
Il est à souligner que les comparaisons utilisées pour indiquer la couleur
de l’absinthe ont un caractère mélioratif, grâce au recours à des comparants
connotant la beauté, comme : opale, olivier, œil de chat. Ce type de comparaison
non seulement alimente l’imagination du lecteur, mais aussi projette une manière
positive de percevoir la boisson.
Le troisième thème du discours de l’absinthe concerne les finalités de son
usage. Les collocations récurrentes dans ce cas-là, comme pour oublier, afin
d’échapper à, pour se donner du courage relèvent de différentes manières de
contourner les difficultés de la vie quotidienne, soit de les affronter.
(22) « Parfois, elles se payaient de l’absinthe, les après-midi où elles avaient des chagrins,
pour oublier, disaient-elles ».
Émile ZOLA, Nana, 1880, p. 1297
(23) « Que ce soit en effet de vin, d’absinthe, d’opium ou de haschich, l’essentiel est de
s’imbiber, de s’imprégner de ces poisons, afin d’échapper plus sûrement au regret de la
jeunesse perdue, au remords du foyer détruit ».
Francis CARCO, Nostalgie de Paris, 1941, p. 142
(24) « – Raconte, dis-moi tout de tes folies. Ensuite je te raconterai les miennes. Prenons
une absinthe, pour nous donner du courage ! »
Anne-Marie GARAT, Dans la main du diable, 2006, p. 334
178
Alicja Kacprzak
Ces exemples sont l’illustration d’un stéréotype selon lequel pour tout abus
d’alcool, il y a bien une raison, voire même une justification. Il est intéressant de
noter que ce thème apparaît dans la deuxième moitié du XIXe siècle, notamment
chez Zola (22), c’est-à-dire au moment où la dépendance à l’absinthe commence
à être bien présente en France.
D’une manière logique, dans le discours sur l’absinthe il existe aussi le thème qui
se construit autour des effets néfastes de l’usage de cette boisson. Le mot absinthe
forme dans ce cas les collocations avec des verbes comme ronger, dévorer, tuer :
(25) « […] cette créature dissoute par la débauche […], l’absinthe avait rongé sa chair et son
esprit, elle agissait et parlait dans une sorte de stupeur que traversaient des ricanements
nerveux, des exaltations soudaines ».
Émile ZOLA, Madeleine Férat, 1868, p. 210
(26) « L’absinthe, du reste, le dévorait peu à peu, depuis ses jours de misère, continuant son
œuvre, des infâmes cafés de jadis au cercle luxueux d’aujourd’ hui ».
Émile ZOLA, L’Argent, 1891, p. 186
(27) « C’est superbe, parbleu ! de taper sur la table d’un restaurant de nuit et de crier : ‘Garçon,
une absinthe pure !’, pour faire dire à des provinciaux autour de soi : ‘Il se tue... C’est
pour une femme...’ ».
Alphonse DAUDET, Jack, 1881, p. 419
Une description naturaliste de l’action destructrice de l’absinthe (26) et (27)
est accentuée par la construction de la phrase où le nom d’alcool apparaît en
fonction de sujet.
Citons à la fin de cette section un sonnet intitulé Absinthe, provenant de La
Muse au cabaret, « recueil de rimes » comme l’indique son auteur, Raoul Penchon,
publiant dans la presse de la Belle Époque des chroniques hebdomadaires en vers.
(28) Absinthe, je t’adore, certes !
Il me semble, quand je te bois,
humer l’âme des jeunes bois,
pendant la belle saison verte !
Ton frais parfum me déconcerte.
Et dans ton opale je vois
des cieux habités autrefois,
comme par une porte ouverte.
Qu’importe, ô recours des maudits !
Que tu sois un vain paradis,
si tu contentes mon envie ;
et si, devant que j’entre au port,
tu me fais supporter la vie,
en m’habituant à la mort.
Raoul PONCHON, La Muse au cabaret, 1920, p. 196
Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots...
179
Ce petit poème satirique rassemble toutes les représentations discursives
de l’absinthe, celles découlant de sa perception par le prisme des sens (couleur,
parfum), ainsi que celles liées à son pouvoir « salvateur » et destructeur.
Conclusion
Notre étude du lexique de l’absinthe (comme boisson) a démontré sa présence
particulière dans des textes de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe siècle,
contenus dans Frantext. C’est un vocabulaire très riche du point de vue diasystémique ;
en effet, il comporte, à côté des mots standard, aussi des termes familiers, populaires,
argotiques et techniques, ce qui est lié à la vogue de la boisson à cette époque-là, ceci
dans différents milieux sociaux. Il s’avère aussi que la diminution de sa fréquence
dans des textes postérieurs à 1915 est causée par l’interdiction de la boisson qui est
ainsi moins présente dans l’espace public. Ce fait constitue une parfaite illustration du
lien de la réalité extralinguistique à la langue et son lexique. Ce dernier constitue un
exemple excellent illustrant le concept du « lexique culturel » de Galisson9.
Bibliographie
Bonhomme, Marc, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2005
Cellard, Jacques / Rey, Alain, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991
Colin, Jean-Paul / Mével, Jean-Pierre / Leclère, Christian, Grand Dictionnaire de l’Argot & du
français populaire, Paris, Larousse, 2006
Gadet, Françoise, La Variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2006
Galisson, Robert, De la langue à la culture par les mots, Paris, CLE International, 1991
Kacprzak, Alicja, « La métaphore dans la terminologie médicale », Studia Romanica Posnaniensia,
1997, vol. 22, p. 151-158
Robrieux, Jean-Jacques, Rhétorique et argumentation, Paris, Nathan, 2000
Alicja Kacprzak – professeure de linguistique, elle dirige la section de linguistique à l’Institut
d’Études Romanes de l’Université de Łódź. Sa recherche actuelle se concentre sur les variantes non
standard du lexique et sur la néologie du français. Elle a publié : Terminologie médicale française et
polonaise. Forme et sens (Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2000) ; Standard et périphéries
de la langue (avec J.-P. Goudaillier, LEKSEM, 2009) ; Pluralité des cultures : chances ou menaces ?
Analyses linguistiques et didactiques (avec A. Konowska et M. Gajos, LEKSEM, 2012) ; Emprunts
néologiques et équivalents autochtones en français, en polonais et en tchèque (avec J.-F. Sablayrolles
et Z. Hildenbrand, Éditions Lambert-Lucas, 2016) ; L’Emprunt en question(s). Conceptions,
réceptions, traitements lexicographiques (avec R. Mudrochová et J.-F. Sablayrolles, Éditions LambertLucas, 2019). Une série d’articles récents porte sur la néologie de l’adjectif néologique en français
contemporain, et sera suivie de l’ouvrage La Néologie de l’adjectif en français actuel, à paraître.
9
R. Galisson, De la langue à la culture par les mots, Paris, CLE International, 1991.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.17
Mieczysław Gajos ń
Uniwersytet Łódzki ń
https://orcid.org/0000-0001-7625-9316
mieczyslaw.gajos@uni.lodz.pl
Boire et boissons en classe de FLE
RÉSUMÉ
Le choix du vocabulaire dans le processus d’enseignement et d’apprentissage des langues est l’un
des problèmes clés de la didactique des langues. La compétence lexicale et son développement
sont perçus comme une priorité par les enseignants et les étudiants. Quelle place occupe le champ
sémantique de la consommation de boissons dans les manuels scolaires d’enseignement du français
langue étrangère ? Quel est le choix du vocabulaire lié à ce cercle thématique effectué par les auteurs
des manuels de FLE ? Pour répondre à ces questions, une recherche diagnostique de dictionnaires et
de manuels de FLE publiés entre 1973 et 2016 a été réalisée. Les résultats de la recherche présentés
sous forme de tableaux et d’analyses qualitatives ont montré des moyens de présenter le verbe
‘boire’, les boissons sans alcool et les boissons alcoolisées dans des manuels de français langue
étrangère utilisés dans le système éducatif polonais.
MOTS-CLÉS – boire, boissons, enseignement du vocabulaire, linguistique appliquée, français
langue étrangère
The Verb ‘to Drink’ and the Names of Drinks in French Language Lessons
SUMMARY
The choice of vocabulary in the teaching and language learning process is one of the key problems
of language didactics. Lexical competence and its development are perceived by teachers and
students as a priority. What spot does semantic field regarding drinking beverages occupy in the
French language school textbooks? What is, and what was, the selection of vocabulary related to this
thematic circle made by the authors of school textbooks used in the process of teaching and learning
a foreign language? In order to give answer to above questions, an oblong diagnostic examination of
dictionaries and textbooks for teaching French language published in period 1973-2016 was carried
out. The results of the research presented in the form of tabular summaries and qualitative analyzes
showed ways of presenting the verb “to drink”, soft drinks and alcoholic beverages in materials for
teaching French as a foreign language used in the Polish educational system.
KEYWORDS – drink, drinks, vocabulary teaching, linguistic didactics, French
[181]
182
Mieczysław Gajos
Introduction
À la question : « Que mangent les Français ? » les apprenants polonais
répondent : « des grenouilles et des escargots ». Et à la question : « Que boivent les
Français à table ? », les élèves répondent : « du vin ». Quand on fait découvrir les
habitudes culinaires des Français aux apprenants étrangers, rares sont les manuels
de FLE dans lesquels on servirait les cuisses de grenouilles ou une douzaine
d’escargots de Bourgogne. Et le vin ? Est-il « servi » par les auteurs de manuels
de FLE aux apprenants étrangers ? Lequel ? Comment ? Dans quel contexte ?
Quelles autres boissons consommées en France fait-on découvrir aux élèves et
étudiants étrangers qui apprennent le français ?
Pour répondre à ces questions, nous nous proposons d’analyser quelques
manuels de FLE conçus pour le public scolaire. Notre analyse prendra en compte
les manuels utilisés pour l’enseignement du français dans les lycées polonais,
des manuels élaborés et publiés en Pologne mais aussi ceux conçus à l’étranger.
L’approche diachronique et comparative du problème permettra d’observer les
modalités et les changements dans la façon d’introduire le lexique de boissons
dans les manuels de français.
1. Le boire et la compétence lexicale de l’apprenant
Les noms de boissons, le verbe boire et prendre avec leurs collocations font partie
du vocabulaire de base qui fait l’objet de l’enseignement et de l’apprentissage en
classe de langues vivantes dès le niveau débutant. En effet, c’est un vocabulaire qui
permet aux apprenants de satisfaire et de communiquer leurs besoins fondamentaux.
Développer la compétence lexicale en classe de langue, c’est développer « la
connaissance et la capacité à utiliser le vocabulaire d’une langue »1. C’est ainsi
qu’on définit cette compétence parmi d’autres compétences linguistiques dans le
Cadre européen commun de référence pour les langues.
Pour évaluer le niveau d’acquisition d’une compétence lexicale, les auteurs
du CECR proposent deux échelles relatives à l’étendue du vocabulaire et à la
capacité d’en maîtriser l’usage2.
En ce qui concerne l’étendue du vocabulaire, c’est aux niveaux A1 et A2 que
l’on pourrait placer le vocabulaire concernant les boissons.
Au niveau A1, les auteurs du CECR proposent l’acquisition « d’un répertoire
élémentaire de mots isolés et d’expressions relatifs à des situations concrètes
particulières »3.
1
2
3
Conseil de l’Europe, Un cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre,
enseigner, évaluer, Strasbourg, Division des Langues Vivantes, 2001, p. 87.
Ibid., p. 88-89.
Ibid., p. 88.
Boire et boissons en classe de FLE
183
Au niveau A2 on a prévu :
• Un vocabulaire suffisant pour satisfaire les besoins primordiaux ;
• Un vocabulaire suffisant pour satisfaire les besoins communicatifs
élémentaires ;
• Un vocabulaire suffisant pour mener des transactions quotidiennes courantes
dans des situations et sur des sujets familiers.
Quant à la maîtrise de ce vocabulaire, l’apprenant doit posséder « un répertoire
restreint ayant trait à des besoins quotidiens concrets »4.
Bien que le CECR désigne et définisse assez clairement le type de vocabulaire
à acquérir à chaque niveau de maîtrise de la langue, à aucun endroit du document
le Cadre ne propose de liste concrète de mots à connaître. Alors quel vocabulaire
concernant le besoin d’étancher la soif et de satisfaire l’un des besoins fondamentaux
de l’homme sélectionner et faire apprendre aux élèves étrangers ? L’Adaptation de
« Un Niveau seuil » pour des contextes scolaires5, qui est un document du Conseil de
l’Europe et qui a précédé le CECR, fournit aux auteurs de programmes et de manuels
de langues vivantes le chapitre Objets et notions qui « vise à mettre en place des modes
de classement et de repérage qui permettent de circuler dans la langue en fonction de
la compétence de communication que l’on veut construire chez l’apprenant »6.
C’est dans ce chapitre donc qu’on va trouver quelques suggestions concernant
le choix des mots relatifs aux boissons. Mais, comme l’indiquent les auteurs du
Niveau Seuil, les listes de mots proposés dans ce document « sont seulement des
illustrations, parmi d’autres, et doivent être considérées comme suggestives et pas
du tout comme normatives ou prescriptives »7.
Dans la section III.7.2. Nourriture et boisson, nous pouvons repérer les mots
suivants8 :
vin
apéritif
lait
bière
eau
jus de fruit
café
thé
chocolat
rouge, blanc, rosé
Tu prends l’apéro ! (fam.)
eau minérale
On y trouve également quelques adjectifs qui peuvent qualifier les boissons :
froid, chaud, salé, sucré, fort, léger et ceux qui ont bu trop de boisson alcoolisée :
ivre, saoul, rassasié.
4
5
6
7
8
Ibid., p. 89.
L. Porcher, Adaptation de « Un niveau seuil » pour des contextes scolaires, Paris, Hatier, 1986.
Ibid., p. 7.
Ibid.
Ibid., p. 341-342.
184
Mieczysław Gajos
Dans la section III.7.5. Souhaits et invités à boire, on va trouver quelques
expressions bien utiles à table9 :
boire un verre
prendre / boire un verre / un pot
à votre santé !
à la tienne / nôtre !
Tu viens, on va prendre un pot. (Fam.)
2. Une boisson, la boisson, des boissons, les boissons ?
Avant de passer à l’analyse des manuels de FLE, nous avons essayé de voir
comment les dictionnaires conçus pour les apprenants étrangers introduisent et
expliquent le vocabulaire concernant le boire. Pour réaliser cet objectif, nous
avons comparé les définitions de deux entrées : boire et boisson.
Dans le Premier dictionnaire en images de Pierre Fourré, publié aux éditions
Didier et réédité en Pologne par les Éditions Scolaires de Varsovie (1964), « conçu
pour apprendre rapidement le vocabulaire le plus utilisé du français et pour
permettre de retrouver la signification et la construction de termes précédemment
étudiés »10, on trouve parmi les 1500 mots illustrés six noms de boissons : eau,
vin, thé, café, bière, limonade, et le verbe boire mais le sens de ce verbe n’a pas
été défini.
L’auteur propose uniquement la conjugaison de ce verbe au présent, au passé
composé et au futur simple. Les deux derniers temps ne sont présentés qu’à la
première personne du singulier. Quant au verbe prendre au sens de boire, il n’y est
pas mentionné.
Le Dictionnaire fondamental de la langue française de Georges Gougenheim
(1964) contient environ 3500 définitions rédigées, comme le précise son auteur,
« exclusivement avec les mots du premier degré du français fondamental (l’ancien
français élémentaire). Dans ce dictionnaire, on définit le verbe boire comme suit11 :
boire [bwaR] je bois, nous buvons ;
je buvais ; je bus ; je boirai, que je boive, que nous buvions ; bu), v. trans.
1. prendre du liquide par la bouche : il a bu une tasse de café ; fig., il boit tout ce que
son maître dit, il l’écoute avec beaucoup d’attention ; il y a à boire et à manger dans ce
livre, le bon y est mêlé avec le mauvais. 2. (sans complément) avoir l’habitude de boire
trop de vin : cet homme travaillerait bien s’il ne buvait pas ; il boit comme un trou, il boit
beaucoup. PROVERBE : Qui a bu boira, celui qui a commencé à boire continuera. – n. m.,
il en perd le boire et le manger, il ne pense plus à boire ni à manger.
9
10
11
Ibid., p. 343.
P. Fourré, Premier dictionnaire en images, Warszawa, Państwowe Zakłady Wydawnictw
Szkolnych, 1964.
G. Gougenheim, Dictionnaire fondamental, Państwowe Zakłady Wydawnictw Szkolnych, 1964.
Boire et boissons en classe de FLE
185
Le même dictionnaire donne deux définitions de la boisson :
Boisson [bwasõ], n. f. 1. ce que l’on boit : une boisson agréable. 2. l’habitude de boire trop
de vin : il a été perdu par la boisson ; il est pris de boisson, il a bu trop de vin.
Le Dictionnaire du français. Référence apprentissage12 destiné aux apprenants
adolescents et adultes pour qui « la langue maternelle n’est pas le français et qui ont
des savoirs exprimés dans une autre langue » propose également deux définitions
de la boisson. Avant de les citer, précisons que contrairement aux dictionnaires cités
ci-dessous, l’ouvrage de Josette Rey-Debove (éd.) contient 22000 entrées et que
tous « les mots retenus appartiennent à trois registres linguistiques d’expression
actuelle : neutre, familier ou recherché »13. Il est à noter que les auteurs du
Dictionnaire du français « ont tenu compte du développement spectaculaire des
mots tronqués en les mettant à la nomenclature »14. Certains comme l’apéro ou le
resto semblent beaucoup plus courants que les mots complets.
Regardons donc de près comment on définit le mot boisson dans ce dictionnaire
destiné aux apprenants étrangers adolescents et adultes.
Boisson [bwasõ] n.f.1. UNE BOISSON : liquide qui se boit. « Et comme boisson, que
prendrez-vous ? De l’eau, du vin, du jus d’orange ? » L’hiver on apprécie les boissons
chaudes. 2. LA BOISSON : l’alcool, quand il est consommé en trop grande quantité. Il
a renoncé définitivement à la boisson. Alcoolisme.
Quant au verbe boire, quatre sens en sont expliqués :
BOIRE [bwaR] 1. Avaler un liquide. Les bébés boivent du lait. Bois ça, c’est bon ! Nous
buvons généralement de l’eau à table. Il a bu son verre d’un seul coup. Nous boirons
l’apéritif sur la terrasse. 2. Absorber beaucoup d’alcool. Il ne faut pas que tu boives autant,
c’est mauvais pour la santé. Quand il a bu, il devient violent. 3. BOIRE LES PAROLES de
qqn : écouter ce qu’il dit avec attention et admiration. Dans la salle d’audience, le public
buvait les paroles du célèbre avocat. 4. (qqch.) Absorber un liquide. Le buvard boit l’encre.
3. Les boissons dans les manuels de FLE hier et aujourd’hui
Dans les manuels de FLE contemporains, ceux issus de l’approche
communicative ou de l’approche par tâches, les verbes boire et prendre ainsi que
les noms de boissons apparaissent en général assez tôt. Leur nombre et le contexte
dans lequel on les introduit diffèrent d’un manuel à l’autre, mais en principe, c’est
dans les manuels pour débutants qu’on introduit ce genre du lexique.
12
13
14
J. Rey-Debove, Dictionnaire du français. Référence apprentissage, Paris, CLE international, 1999.
Ibid., p. VII.
Ibid.
Mieczysław Gajos
186
Dans les manuels de FLE publiés actuellement, les boissons apparaissent
le plus souvent dans les textes dans lesquels on introduit le vocabulaire
concernant les repas, les achats ou la restauration. Pour commencer l’étude des
manuels de FLE, regardons de près Mobile15 (niveau A1), méthode de français
coéditée par Les Éditions Didier et Nowela.pl en 2012. Comme le constatent les
auteurs, Mobile veut « accompagner les étudiants vers l’autonomie en français,
rapidement et efficacement. Pour cela, nous proposons une démarche avant tout
centrée sur le lexique : mettre à disposition les mots pour dire, échanger et
s’affirmer »16.
Dans Mobile, le vocabulaire concernant les boissons apparaît dans l’unité
didactique où l’on apprend à faire des courses en langue étrangère, où un apprenant
découvre comment lire un menu et passer une commande au restaurant. C’est
aussi un dossier dans lequel on présente aux élèves les habitudes alimentaires des
Français et des Polonais.
La première boisson un café apparaît dans le dossier 3 Des goûts et des
couleurs17, dans le chapitre consacré à l’approche interculturelle du petit déjeuner
en France et en Pologne.
Mais c’est surtout dans l’unité À table !18 que les élèves font la connaissance des
noms de boissons avec une unité de mesure ou avec un contenant. Ce vocabulaire
est présenté dans les dialogues et dans les exercices. Certains noms sont visualisés
par des images ou des photos.
Les résultats de notre analyse se trouvent dans le tableau qui suit.
boissons sans alcool
boissons
alcoolisées
eau
vin
lait
café / café au lait
thé
thé à la menthe
thé au jasmin
thé au citron
jus de fruits (orange ou pomme)
sodas
de la boisson maison à la base de
fruits de saison
15
16
17
18
unité de
mesure
un litre
contenant
tasse
verre
bol
bouteille
verbes
boire
prendre
goûter
A. Reboul, A.-Ch. Bulinguez, G. Fouquet, A. Sobczak, B. Zawisza, Mobile, Méthode de français,
Podręcznik dla szkół ponadgimnazjalnych, Paris, Les Éditions Didier / Poznań, Wydawnictwo
Nowela, 2012.
Ibid., p. 3.
Ibid., p. 43.
Ibid., p. 45-54.
187
Boire et boissons en classe de FLE
Comme nous pouvons le constater, Mobile présente le vocabulaire fondamental,
surtout des noms communs. La méthode est très pauvre en vocabulaire concernant
les boissons alcoolisées. Les auteurs de Mobile n’introduisent qu’un seul
substantif, « vin », sans parler de ses genres, marques, etc. Est-ce pour des raisons
éducatives ?
Essayons de voir si dans d’autres méthodes conçues pour le même groupe
d’étudiants (public scolaire : grands adolescents / adultes) on trouve des restrictions
de la même nature éducative.
Le manuel Voyages19 – niveau A1, publié chez Klett en 2016, consacre deux
unités didactiques à des noms de produits alimentaires et aux repas. Dans les deux
dossiers : On fait les courses (unité 5) et Bon appétit ! (unité 6), les apprenants
étrangers découvrent les noms de boissons, leurs quantités et emballages et les prix
des boissons. On y trouve aussi bien des boissons sans alcool que des boissons
alcoolisées. Parmi les noms de boissons, on peut facilement repérer les noms
communs et les noms propres. Les noms de boissons apparaissent dans les textes
et dans les dialogues, dans les exercices de fixation et de réemploi, mais aussi
dans les documents authentiques, comme par exemple le menu du restaurant. Le
tableau ci-dessous regroupe le vocabulaire de boissons proposé aux apprenants
étrangers par les auteurs de Voyages.
boissons sans alcool
eau
eau minérale
eau minérale gazeuse
jus d’orange
lait
café
café au lait
café crème
expresso
thé
chocolat
Coca-cola
Orangina
boissons
alcoolisées
bière
vin
vin blanc/rouge /rosé
vin du mois
vin de Bordeaux
Merlot
Pouilly Furné 1999
Cognac
Calvados
pastis
Beaujolais
champagne
apéritif
Ti-Punch
rhum blanc
kir royal
quantités
et emballages
la bouteille
une bouteille de
une carafe
un verre
le litre
un litre de
un demi-litre de
1,5 l
75 cl
un peu de
beaucoup de
verbes
boire
prendre
déguster
goûter
donner
passer
apporter
À la fin du manuel, l’apprenant trouve également un mini-lexique, Mes mots20,
où l’on présente sous forme de listes de mots le vocabulaire relatif aux champs
19
20
A. G. André, K. Jambon, J. Sword, Voyages A1, Stuttgart, Ernst Klett Sprachen, 2016.
Ibid., p. 145.
188
Mieczysław Gajos
sémantiques sélectionnés. Le vocabulaire thématique concernant les boissons
regroupe dix-huit substantifs parmi lesquels : alcool, bière pression, café, cidre,
déca, eau gazeuse, eau plate, expresso, grand crème, grand noir, infusion, jus de
pomme, petit crème, rosé, thé, tisane, vin blanc, vin rouge.
Comme nous le voyons, cette liste contient des mots nouveaux et
complémentaires par rapport au vocabulaire qui a été présenté dans les unités
thématiques du manuel analysé. Souvent le vocabulaire concernant les boissons est
visualisé à l’aide de photos et de dessins. Et dans le dossier Balades en France21 où
l’on présente la région de Champagne, on propose aux apprenants le petit lexique
du vin : la vigne, le cépage, la cave, la dégustation, le bouchon. Par rapport au
manuel précédent, les auteurs de Voyages présentent un vocabulaire riche et
diversifié. Cette remarque concerne à la fois les noms de boissons sans alcool et
de boissons alcoolisées. À côté des noms de boissons communs, on introduit des
noms propres qui permettent aux apprenants étrangers de se familiariser avec les
marques de boissons connues aussi bien en France qu’à l’étranger.
Pour terminer l’analyse, nous nous proposons de dépouiller le contenu lexical
de deux manuels polonais Un jour j’irai à Paris d’Alfons Zarach22 et Salut ! Ça
va ? de Mieczysław Gajos et Teresa Szumlewicz23. Le premier est un manuel de
français conçu pour les lycéens polonais avec lequel j’ai commencé à apprendre
le français en 1972. Le second, dont je suis co-auteur, a été publié en 1992 et était
destiné à l’enseignement du français au niveau secondaire.
Un jour, j’irai à Paris contient 32 leçons (unités didactiques). Les noms
de boissons y sont introduits seulement dans les leçons 20 et 24. Dans la leçon
Dimanche matin… on présente une famille française qui se réveille, fait sa toilette
et prend son petit déjeuner.
À table, un dialogue s’établit entre Madame Pommier et sa nièce Nicole :
̶ Bois-tu du café ou du lait ? – demande Mme Pommier à Nicole.
̶ Du café au lait, s’il vous plaît, ma Tante – répond Nicole.
̶ […]
̶ Mets-tu du sucre dans ton café ? – demande Mme Pommier.
̶ Oui, ma Tante, je mets du sucre.
̶ Nicole met deux morceaux de sucre dans son café et mange trois croissants avec du
beurre et de la confiture24.
Le texte est accompagné d’une image qui présente une table sur laquelle il
y a des produits alimentaires consommés pendant le petit déjeuner parmi lesquels
il y a du lait et du café.
21
22
23
24
Ibid., p. 51.
A. Zarach, Un jour j’irai à Paris, Warszawa, Państwowe Zakłady Wydawnictw Szkolnych, 1973.
M. Gajos, T. Szumlewicz, Salut ! Ça va ? Kurs języka francuskiego dla klas I i II szkoły średniej,
Warszawa, Wydawnictwa Szkole i Pedagogiczne, 1994.
A. Zarach, op. cit., p. 163-164.
189
Boire et boissons en classe de FLE
Dans l’un des exercices qui a pour objectif de fixer la conjugaison du verbe
mettre, on trouve un exemple avec le thé :
̶ Est-ce que je mets du lait dans mon thé ?
̶ Oui, tu mets du lait dans ton thé.
̶ Non, tu ne mets pas de lait dans ton thé25.
Ces trois boissons réapparaissent dans les dialogues entre les élèves et dans
les conversations :
̶ Qu’est-ce que tu bois au petit déjeuner ?
̶ Je bois du café au lait.
̶ Est-ce que tu bois du thé, du café ou du lait ?
̶ Je bois du thé.
̶ Qu’est-ce que vous buvez au petit déjeuner ? Est-ce que vous mettez du lait dans votre
café ?
D’autres noms de boissons sont introduits dans la leçon 24 intitulée Le dîner26.
Monsieur Pommier arrive à Varsovie et il est invité par la famille Nowakowski
à un dîner. Tous sont assis à table et Madame Nowakowski sert les plats. Pendant
le repas M. Nowakowski débouche une bouteille de vin et il verse du vin dans les
verres. C’est une occasion pour lever les toasts :
– Je bois à l’amitié franco-polonaise et à la prospérité de la France – dit M. Nowakowski.
– Moi, je bois à la prospérité de la Pologne et à la paix entre tous les peuples du monde –
répond M. Pommier en remerciant vivement M. Nowakowski.
Madame Nowakowski sert aussi une compote de fraises, fameuse boisson
polonaise à base de fruits de saison. Pour terminer le repas, tous boivent du café.
Le vocabulaire est visualisé à l’aide d’une image.
Comme nous pouvons le constater, le vocabulaire concernant les boissons dans
le manuel Un jour, j’irai à Paris est relativement restreint et se limite à quelques
mots de base que nous regroupons dans le tableau récapitulatif ci-dessous.
boissons sans alcool
lait
café
café au lait
thé
compote (polonaise)
25
26
Ibid., p. 169.
Ibid., p. 181-184.
boissons alcoolisées
vin
contenants
bouteille
verre
verbes
boire
verser
mettre
190
Mieczysław Gajos
Dans Salut ! Ça va ?, la sélection et la progression des contenus ont été
fixées en fonction de la progression des actes de parole et des thèmes retenus
pour la méthode. Le choix du vocabulaire a été subordonné aux situations de
communication et aux centres d’intérêts qui requièrent l’utilisation de telle ou
telle autre forme linguistique.
Le vocabulaire concernant les boissons apparaît donc dans les unités où les
élèves apprennent à :
• accueillir des amis chez eux,
• offrir à boire et à manger,
• se comporter à table (engager la conversation à table et exprimer leurs
goûts),
• inviter ou répondre à une invitation,
• exprimer la quantité.
Dans le manuel publié vingt ans après Un jour j’irai à Paris, on remarque une
grande influence de l’approche communicative sur le choix du vocabulaire et des
structures que les auteurs de Salut ! Ça va ? présentent d’une façon sommative sur
la page d’accueil de chaque unité. À côté de l’image situationnelle qui introduit
les apprenants au sujet de l’unité se trouvent deux listes d’énoncés qui peuvent
servir de modèles pour réaliser les actes de parole qui font l’objet de la leçon. Par
exemple, dans l’unité Toutou a soif27 (notons que nous n’avons trouvé l’expression
avoir soif dans aucun manuel analysé antérieurement), les auteurs ont préparé une
liste des moyens langagiers pour offrir à boire :
Qu’est-ce que je vous / t’offre ?
Qu’est-ce que je peux vous / t’offrir ?
Qu’est-ce que vous prenez ?
Qu’est-ce que tu prends ?
Qu’est-ce que vous buvez ?
Qu’est-ce que tu bois ?
Je vous offre quelque chose (à boire ?)
Je t’offre quelque chose (à boire ?)
Vous voulez boire / prendre quelque chose ?
Tu veux boire / prendre quelque chose ?
Le vocabulaire des boissons est introduit dans les textes de dialogues et il est
repris ou élargi dans les exercices et les activités. Regardons d’abord un extrait
d’un dialogue de l’unité Toutou a soif.
Mme Brun : Ne restez pas debout. Asseyez-vous. Vous avez faim, j’espère ?
Martin : Ah, oui, maman. Et nous avons très soif.
Mme Brun : Qu’est-ce que vous prenez ? Un jus de fruits ? De la bière ? Ou du coca ?
Martin : Et nous avons de l’eau minérale ou de la limonade ?
27
M. Gajos, T. Szumlewicz, op. cit., p. 79-93.
191
Boire et boissons en classe de FLE
Mme Brun : Oui bien sûr, mais regardez le pauvre Toutou. Il a soif, lui aussi. Qu’est-ce que
je peux donner à ton chien ? Du lait ? De l’eau ?
Muriel : Du lait, madame. Il aime beaucoup le lait.
Dans l’unité À table il y a un dialogue où l’on introduit d’autres noms de boissons.
Mme Brun : Encore un peu de gâteau, […] Muriel ?
Muriel : Non, merci. C’est très bon mais je n’ai plus faim.
Mme Brun : Alors, un café peut-être ?
Muriel : Volontiers.
Mme Brun : Est-ce que vous voulez un digestif ?
Muriel : Non, merci. Je ne bois jamais d’alcool.
Les mots nouveaux sont souvent visualisés à l’aide d’images, comme dans un
exercice où les élèves doivent trouver les noms des récipients.
Dans le tableau synoptique qui suit, nous présentons tous les noms concernant
les boissons proposés dans Salut ! Ça va, dans les textes et dans les exercices.
boissons sans alcool
café
café au lait
thé
lait
chocolat
eau
eau minérale
eau de Vichy
limonade
coca (cola)
jus de fruits
boissons alcoolisées
alcool
vin
Bordeaux
bière
cognac
champagne
whisky
digestif
contenants
tasse
bouteille
chope
verre
carafe
boîte
bol
verbes
avoir soif
boire
prendre
offrir
donner
vouloir
servir
Conclusion
Boire en classe de FLE ? Bien évidemment que « oui ». Les boissons sans
alcool ou avec ? Les deux. Dans les manuels scolaires, pour des raisons éducatives,
on présente en principe les noms de boissons sans alcool, mais il est difficile
d’imaginer une leçon de français où l’on parle de coutumes et habitudes des
Français à table sans évoquer le vin. Comme nous l’avons vu, certains manuels,
surtout des manuels plus anciens, introduisent seulement le mot vin, tandis que
d’autres, plus modernes, élargissent ce champ lexical en proposant les noms de
types de vin : rouge, blanc, rosé ou les marques. Ce procédé permet aux apprenants
d’appréhender un aspect culturel lié à la production du vin en France. Il y a aussi
d’autres noms de boissons alcoolisées que l’on propose en classe de FLE qui sont
consommées par les Français avant, pendant ou après les repas.
192
Mieczysław Gajos
Certains auteurs de manuels de FLE introduisent le vocabulaire fondamental,
de base tandis que d’autres préfèrent l’élargir par des noms de boissons plus
détaillés parmi lesquels les noms propres, noms de marques déposées : Eau
de Vichy, Coca-cola, Bordeaux, Beaujolais, etc. Il est cependant à remarquer
qu’aucun manuel analysé ne contient des noms de boissons du registre populaire
ou argotique. Pas de flotte, déca, féca, beaujol, apéro, pas de pinard, picton, pif,
pas de rouquin ou binouze. Ce vocabulaire pourrait à tout moment faire partie de la
compétence lexicale des apprenants. Tout dépend du contexte de l’enseignement
et de l’apprentissage d’une langue étrangère. N’oublions jamais que, quel que
soit le manuel utilisé en classe, c’est l’enseignant qui décide de quels moyens
langagiers présenter à ses élèves tout en prenant en considération leurs besoins et
intérêts.
Bibliographie
Conseil de l’Europe, Un cadre européen commun de référence pour les langues: apprendre,
enseigner, évaluer, Strasbourg, Division des Langues Vivantes, 2001
Fourré, Pierre, Premier dictionnaire en images, Warszawa, Państwowe Zakłady Wydawnictw
Szkolnych, 1964
Gajos, Mieczysław, Szumlewicz, Teresa, Salut! Ça va? Kurs języka francuskiego dla klas I i II
szkoły średniej, Warszawa, Wydawnictwa Szkole i Pedagogiczne, 1994
Gougenheim, Georges, Dictionnaire fondamental, Warszawa, Państwowe Zakłady Wydawnictw
Szkolnych, 1964
Guilaine, André Anne, Jambon, Krystelle, Sword, Jacqueline, Voyages A1, Stuttgart, Ernst Klett
Sprachen, 2016
Porcher, Louis, Adaptation de « Un niveau seuil » pour des contextes scolaires, Paris, Hatier, 1986
Reboul, Alice, Bulinguez, Anne-Charlotte, Fouquet, Géraldine, Sobczak, Alicja, Zawisza, Beata,
Mobile, Méthode de français, Podręcznik dla szkół ponadgimnazjalnych, Paris, Les Éditions
Didier/ Poznań, Wydawnictwo Nowela, 2012
Rey-Debove, Josette, Dictionnaire du français. Référence apprentissage, Paris, CLE international,
1999
Robert, Jean-Pierre, Rosen, Évelyne, Dictionnaire pratique du CECR, Paris, Éditions OPHRYS,
2010
Zarach, Alfons, Un jour j’irai à Paris, Warszawa, Państwowe Zakłady Wydawnictw Szkolnych,
1973
Mieczysław Gajos – est professeur titulaire à l’Institut d’Études Romanes à l’Université de
Łódź en Pologne. Il est directeur du Département de linguistique appliquée et de didactique du
français langue étrangère (FLE). Il enseigne principalement la phonétique française, les théories
de communication, la méthodologie de la recherche et la didactique du FLE. Il est l’auteur d’une
centaine de publications. Il a publié plusieurs livres : ouvrages monographiques, manuels scolaires
et dictionnaires (Reprezentacje graficzne w dydaktyce języka obcego, Wydawnictwo Uniwersytetu
Łódzkiego, Łódź 1995 ; Dydaktyka ortografii dźwięku języka obcego, Wydawnictwo UŁ, Łódź
1999 ; Procedury tworzenia skróconych form leksykalnych w języku francuskim, Wydawnictwo
Uniwersytetu Łódzkiego, Łódź 2004 ; Podsystemy języka w praktyce glottodydaktycznej :
Boire et boissons en classe de FLE
193
FONETYKA, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego 2010). Il a également à son compte de
nombreux articles publiés dans différentes revues en Pologne et à l’étranger. Ses projets de recherche
en didactique du FLE ont reçu le prix European Label attribué en 2003 et 2016. Mieczysław Gajos
est aussi professeur au Collège Universitaire de Formation des Professeurs de Français à l’Université
de Varsovie.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.18
Tatiana Retinskayań
ń Tourgueniev
Université d’État d’Orel
https://orcid.org/0000-0002-1369-1475
tatiana.retinskaya@yahoo.fr
Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons
dans les œuvres des auteurs du terroir : l’exemple des parlers
de Champagne et des Ardennes1
RÉSUMÉ
L’objectif de cet article est d’analyser les éléments du corpus des unités régionales se rapportant aux
boissons et de relever les traditions qui sont liées à la consommation des liquides locaux, avec ou sans
alcool. Les exemples sont tirés des œuvres de quinze auteurs champardennais éditées entre 1933 et
2015. La recherche porte également sur différents procédés de sémantisation dont usent les auteurs
comme constituants majeurs de la description du fonctionnement textuel. Une attention particulière
est apportée à l’étude de la survivance des mots régionaux. L’algorithme du sondage de la force vitale
des vocables propres aux habitants de telle ou telle collectivité territoriale au XXIe siècle repose non
seulement sur une observation participante, des questionnaires et des entretiens, mais aussi sur la
coopération étroite avec des communautés web. Dans les enquêtes effectuées en avril / mai et juillet
/ août 2018 ont pris part 21 informateurs des communes du département de la Marne et de celui des
Ardennes.
MOTS-CLÉS – parler de Champagne, parler des Ardennes, boissons, roman régional, procédés de
sémantisation, fonctions et vitalité des régionalismes.
The Functioning of Regionalisms Denoting Drinks in the Works of Local Authors as
Exemplified by the Champagne-Ardennes Region
SUMMARY
The aim of the paper is to analyse the elements of the corpus of the regional units which denote drinks,
as well as to characterise traditions that are linked to the consumption of local alcoholic and nonalcoholic
beverages. The examples are taken from fifteen Champagne-Ardennes authors, whose works were
published in the period between 1933 and 2015. The research is devoted to the different ways of
semantisation which the authors use as major constituents of describing the textual functioning. The
1
L’étude est effectuée dans le cadre du projet scientifique no 16-04-50078 soutenu par la Fondation
russe pour la recherche fondamentale.
[195]
196
Tatiana Retinskaya
special attention is paid to studying the vitality of regionalisms. The algorithm for studying the vital
force of the words that are specific to the inhabitants of a particular territorial community in the 21st
century is based not only on the included observation, questionnaires, and interviews, but also on a close
cooperation with online communities. Twenty one informants from the communes of the Marne and
Ardennes departments took part in the surveys carried out in April/May and July/August, 2018.
KEYWORDS – Champagne regiolect, Ardennes regiolect, drinks, regional novel, ways of
semantisation, functions of regionalisms, vitality of regionalisms
Introduction
Les gens de chez nous boivent volontiers la goutte ;
plus volontiers encore, ils l’offrent aux voisins,
aux amis, au facteur, aux gendarmes.
Mais ils n’achètent jamais d’eau-de-vie ;
c’est une des dernières choses qu’ils tirent de leur cru […].
Joseph Cressot, Le Pain au lièvre
Comme l’exprime J. Cressot dans sa nouvelle qui sert d’exergue, la fabrication
de boissons, avec ou sans alcool, ainsi que le « boire ensemble » sont une des
constantes de la « politesse rurale ». Or, le texte littéraire régional aide à relever les
fonctions essentielles et secondaires des éléments du vocabulaire local représentant
des liquides destinés à la consommation et les traditions qui y sont liées.
Dans le cadre de сet article, nous proposons l’analyse du corpus des unités
régionales en jeu tirées des œuvres des auteurs champardennais.
L’identité des locuteurs régionaux et leur conception de la vie sont décelables,
non seulement à travers leurs régionalismes, mais aussi grâce au fait qu’ils ont
réussi à (re)transmettre les valeurs et les coutumes des habitants de telle ou telle
collectivité territoriale.
Notre analyse portera sur différents procédés de sémantisation dont usent les
auteurs comme constituants majeurs de la description du fonctionnement textuel. Le
décodage de cette strate d’unités régionales s’appuiera sur des données obtenues lors de
recherches effectuées sur le terrain dans des communes champenoises et ardennaises.
1. Méthodes de recherche
L’étude de la place des régionalismes dans le texte littéraire est effectuée
au moyen de la méthode d’échantillonnage continu appliquée pour l’analyse de
l’œuvre de quinze auteurs du terroir2. Tous les lexèmes sélectionnés – plus de
2
Cf. les œuvres de F. Bourdon (2001), Ch. Braibant (1933), R. Champenois (2015), J. Cressot
(1987), R. Dauvin (2005), A. Dhôtel (1979), G. Féquant (1992), Y. Gibeau (1988), Y. Hureaux
(1998, 1998a, 2000, 2005, 2014), G. Lemaitre (1957), J. Leroux (1947, 1985), Th. Malicet (1962),
G. Petitfaux (1993), J. Rogissart (1953, 1994, 1994a), J. Séry (1979).
Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres...
197
1700 unités – sont répertoriés dans le glossaire de mots régionaux introduits dans
les belles lettres.
Les éléments du vocabulaire en question désignant les boissons – objet de
notre recherche3 – ont été utilisés pour le travail de terrain ciblé sur l’analyse
de la survivance de l’idiome. L’algorithme du sondage de la vitalité des unités
du français régional au XXIe siècle repose non seulement sur une observation
participante, des questionnaires et des entretiens, mais aussi sur la coopération
étroite avec des communautés web.
2. Résultats et discussion
2.1. Caractéristique des composantes de la dominante sémantique « boire et boissons »
des parlers champenois et ardennais et de leur intégration dans le texte régional
L’analyse des œuvres des auteurs mentionnés montre que les régionalismes
signifiant des boissons alcoolisées ‒ telles que brichaude4 ʻsorte de grogʼ, dédaine
(dedenne, dédenne) ʻeau-de-vieʼ, frênette ʻboisson obtenue par macération
des feuilles de frêneʼ, goutte ʻeau-de-vieʼ, guinguet ʻvin de mauvaise qualité
(soit parce qu’il a mal vieilli ou qu’il est trop faible en alcool)ʼ, péquet ʻeaude-vieʼ, pique ʻboisson que l’on obtient en mélangeant de l’eau aux marcs de
raisinʼ, poiro ʻpoiréʼ, rincette ʻpetite quantité de boisson qu’on reprend après
avoir bu un verre ou une tasseʼ ‒ imprègnent l’espace des textes littéraires et
journalistiques, comme il est donné de le voir dans l’interprétation suivante de
Jacques Chaurand :
Les gens du village offrent facilement de la nourriture ou de la boisson au visiteur ; et c’est
une insulte que de refuser. […] L’eau-de-vie a son rôle à jouer, et les fils de Babette, le jour
de l’enterrement de leur mère n’ont rien de meilleur que de la dédaine pour se redonner du
courage (Chaurand, 1992 : 409).
Il apparaît, par ailleurs, que ce sont les lexèmes goutte et péquet qui sont les
plus fréquents. Il convient aussi de rappeler qu’ils s’insèrent dans la dominante
sémantique « boire et boissons » ; dans laquelle figurent plusieurs unités
spécifiques, entre autres :
1) avaleux ʻindividu qui aime boire et mangerʼ – avoir une sacrée (ou une
bonne) avaloire ʻaimer boire souvent et beaucoupʼ – nareux ʻsourcilleux quant
à la propreté de la vaisselle et particulièrement d’un verreʼ ;
3
4
Le corpus comprend 79 unités lexicales.
Pour les entrées lexicales, Cf. M. Avanzi (2017), L. Bésème-Pia (1994, 2011), H. Bourcelot (1966, 1969,
1978, 2012), J. Colin (1957), J.-Cl. Conreau & Cl. Rasselet (1998), J. Daunay (1998), L. Depecker
(2017), D. Huart (1988), G. Philipponnat (1979), P. Rézeau (2001), M. Tamine (1994, 2006, 2009).
198
Tatiana Retinskaya
2) brindezingue ʻivreʼ – darne (derne) ʻivreʼ – éderner ʻrendre ivreʼ –
schlass ʻivreʼ ;
3) brûler ʻdistillerʼ – repasse ʻliquide passé une deuxième foisʼ – gendarmes
(fleurettes) ʻtaches de moisissure qui apparaissent à la surface du vin ou du cidreʼ ;
4) marande (marende) ‘collation – avec boisson – que l’on prend l’aprèsmidi sur le lieu de travail’ – marander (marender) ‘prendre une collation – avec
boisson – l’après-midi sur le lieu de travail’ – trempusse ‘tranche de pain grillé
trempée dans du vin sucré’ – faire trempinette ‘tremper du pain ou un biscuit dans
du vin’ – topette ‘petite bouteille plate ; son contenu’.
2.2. Procédés de sémantisation des régionalismes
Si les régionalismes sont avant tout introduits dans le roman régional à l’aide
de la « méthode directe dite contextuelle »5 : « On brûle dans les vieilles cuisines
et les chambres à four ; les uns ont une installation à demeure ; pour les autres
l’alambic du loueur passe de maison en maison » (Cressot, 1987 : 48), « Serveznous du chaud, allez, femme [...] ; le Berger a bien gagné une goutte et de la forte »
(Rogissart, 1994 : 267), « Pour les rafraîchir un brin ou soigner les coupures,
chaque fois qu’il buvait la goutte il y versait le fond du verre et les frottait un bon
coup » (Gibeau, 71 : 1988), « Les bûcherons en prenaient une topette quand l’hiver
ils allaient aux Grands-Bois [...] » (Cressot, 1987 : 51) ; il existe d’autres procédés
de sémantisation des mots régionaux, parmi lesquels peuvent être retenus :
1) traduction ou commentaire de l’auteur en forme de note en bas de page :
Le Necker Bichtel, lui, aime mieux chasser la bécasse, au vivier du Tranlay.
Toute la journée, jusqu’au ventre, dans l’eau bourbeuse de la Fagne, pour un mauvais
canard sauvage, au lieu de tâcher comme un chrétien ! Mais ça ne croit à rien ! La bricole,
la pacotille, le péquet et le jeu de mache, est-ce une vie ?… (le péquet [alcool local
(genièvre)]) (Rogissart, 1994 : 19)
Dans le tonneau destiné au faijeu d’goutte (distillateur de l’alambic) (Hureaux, 1998 : 55)
2) l’emploi parallèle d’un synonyme neutre ou le déchiffrement à l’aide de
périphrases plus ou moins transparentes :
On servit de la brichaude, de l’eau sucrée coupée de liqueur de prunelles. Le Berger ferma
les yeux : « Elle est forte, tonnerre […] » (Rogissart, 1994 : 267).
Les réputations étaient faites et quand on acceptait la goutte, on savait ce qu’on risquait.
Les artistes n’étaient pas peu fiers quand le dégustateur, après avoir bien miré, flairé, humé,
clappé la langue, lâchait un : « Fichtre ! Elle est fameuse ! »
5
Terme d’Éda Beregovskaya (Beregovskaya, 2009 : 93).
Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres...
199
La qualité était affaire de repasse.
[…]. Cela devait couler en filet mince, toujours égal. D’abord toute chargée d’essences,
emportant la langue qui s’y risquait, l’eau-de-vie faiblissait peu à peu ; les délicats arrêtaient
le feu bien avant qu’apparaissent les odeurs d’alambic (Cressot, 1987 : 50).
Vers les cinq heures, on marendait : fromage blanc, soupe au vin sucré – la trempusse – une
salade de laitue : choses fraîches et légères qui vont chercher le reste de la force pour le
reste du travail (Cressot, 1987 : 212).
‒ Vous accepterez bien un « péquet », monsieur André ? Un tout petit petit péquet ? […].
Marcoul ne peut s’abstenir de trinquer avec son sauveur. Il n’aime pourtant guère cet alcool
lourd et râpeux, si dur au palais. Mais les Ardennais ne jurent que par cette eau-de-vie de
grains ! (Rogissart, 1994 : 735)
Il écrit : « La sérénité dans le discours annonçant ma volonté de poursuivre mes fonctions
au sein de la Grande Agglo et l’hymne La Pirisienne entonné par les 250 présents ont
été les points forts de cette cérémonie terminée autour d’un poiro, notre apéritif local »
(Hureaux, 2014 : 55).
3) le signal de la présence d’un vocabulaire spécifique à l’aide d’incises
(« comme il disait » ; « disait mon grand-père, du patois à lui », etc.) :
En se surveillant cette fois, mieux qu’à ma communion, pour pas se retrouver schlass comme
il disait et choquer les beaux-parents (Gibeau, 1998 : 174).
Et j’étais délicat, j’avoue. Un « nareux », disait mon grand-père, du patois à lui, quand, par
exemple, j’aimais pas boire derrière dans le bol de quelqu’un (Gibeau, 1998 : 51).
2.3. L’étude de la vitalité des unités régionales se rapportant aux boissons
Aux enquêtes effectuées en avril / mai 2018 ont pris part 21 informateurs6
des communes d’Avize, Champillon, Dormans, Oger (département de la Marne)
et de celles de Draize, Lalobbe, La Neuville-lès-Wasigny, Librecy, Marlemont,
Montmeillant, Novion-Porcien, Perthes, Signy l’Abbaye, Vouziers (département
des Ardennes) y compris les membres du Forum A.C.E.7 se situant dans les
départements champardennais. La vérification et le complément des données
collectées ont été réalisés en juillet / août 2018.
6
7
Nous dédions cet article à Lucien Watelet (Givet, 1918 – Signy l’Abbaye, 2018) et à Joëlle
Morette, membres de l’atelier Jeux de société animé par la Médiathèque Yves Coppens de Signy
l’Abbaye (Cf. Figure 2) qui nous ont apporté une aide précieuse dans la réalisation de l’enquête
de terrain. Nous remercions profondément tous les informateurs y compris les membres du Club
de l’Abbaye qui nous suivent dans les études des parlers de Champagne et des Ardennes que
nous menons.
Agriculture-Convivialité-Environnement, http://agri-convivial.forumactif.com/forum.htm.
200
Tatiana Retinskaya
Tous les résultats du travail sur le terrain sont inventoriés dans le fichier
régiolectographique se composant des fiches idoines qui comprennent, entre autres,
des renseignements concernant le département et la localité des informateurs ainsi
que l’indice de vitalité des unités lexicales. La survivance des mots locaux est
indiquée au moyen de trois indices : 1. Grande vitalité ; 2. Vitalité moyenne ;
3. Faible vitalité. Voici un exemple du traitement régiolectographique du corpus
de « boire et boissons » :
goutte n.f. eau-de-vie
Les méchantes langues disent que plus on a de goutte, plus on en
boit.
(J. Cressot, Le Pain au lièvre)
Habitué au travail, robuste, gai malgré tout, il riait et plaisantait
avec les gens de journée, buvait la goutte avec le père Camus,
jouait jeux de mains avec les filles de ferme.
(Leroux Jules, Léon Chatry, instituteur)
Marne
(Avize, Champillon,
Dormans, Oger)
Ardennes
(Draize, Lalobbe, La
Neuville-lès-Wasigny,
Librecy, Marlemont
Montmeillant, NovionPorcien, Perthes, Signy
l’Abbaye, Vouziers)
GV
Figure 1. Fiche régiolectographique avec l’indice « grande vitalité / GV »
Il est à noter que 87% de mots étudiés ont une grande vitalité.
Conclusion
Quels que soient les procédés de sémantisation dont il use, « […] l’écrivain,
même le plus grand, n’est qu’un témoin ordinaire » (Taverdet, Navette-Taverdet,
2004 : 11), entre autres, un passeur de la politesse dans les campagnes qui s’apparente
à un code rural, et notamment pour tout ce qui concerne le boire, marque de partage,
de convivialité et de communion. L’extrait de ce poème anonyme régional de la fin
du XIXe siècle – le bédot ‘le café’ – en est une parfaite illustration :
Ma cinquantaine est d’un an surchargée
Et mes cheveux commencent à blanchir,
De tous soucis, mon âme est dégagée,
Je vis heureux, j’ai foi en l’avenir.
Dans mes chanson et ma philosophie,
Tout mon bonheur se résume en un mot :
Jusqu’au tombeau je chérirai la vie
Tant que j’aurai ma tasse de bédot.
Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres...
201
Dans ma maison ou plutôt ma chaumière,
Quand un ami vient me serrer la main,
Sur le foyer l’on met la cafetière
En entonnant quelque joyeux refrain.
Ne croyez pas que l’on y soit à l’aise :
L’état sur moi prélève peu d’impôts.
Assis à deux sur une même chaise,
Nous partageons la tasse de bédot.
[…]
Force est de constater toutefois que le parler régional possède en soi la faculté
de se distiller dans la langue commune, de s’y confondre, comme en témoignent
des lexèmes tels que schlass ʻivreʼ, brûler ʻdistillerʼ ou touiller ‘tourner des
liquides pour les mélanger’ et que l’un des pouvoirs inconscients de l’écrivain du
terroir est d’en être l’instigateur, car c’est bien lui qui contribue « à faire d’un mot
local un mot national » (Taverdet, Navette-Taverdet, 2004 : 11).
Figure 2. L’étude de terrain soutenue par la Médiathèque Yves Coppens (Signy l’Abbaye)
(de gauche à droite : Tatiana Retinskaya, Joëlle Morette, Lucien Watelet)
Bibliographie
Avanzi, Mathieu, Atlas du français de nos régions, Malakoff, Armand Colin, 2017
Beregovskaya, Éda, Argo i jazik sovremennoj franczuzskoj prozy [L’Argot et la langue de la prose
française du XXe siècle], Smolensk, Éditions de l’Université d’État de Smolensk, 2009
Bésème-Pia, Lise, Lexique du paysan et du vigneron champenois, Rethel, Éditions J.-L. Binet, 1994
202
Tatiana Retinskaya
Bésème-Pia, Lise, Patois ardennais. Le parler de mon village, Langres, Éditions Dominique
Guéniot, 2011
Bourcelot, Henri, Atlas linguistique et ethnographique de la Champagne et de la Brie. Le temps – La
terre, vol. I, Paris, Éditions du CNRS, 1966
Bourcelot, Henri, Atlas linguistique et ethnographique de la Champagne et de la Brie. Les plantes
domestiques, vol. II, Paris, Éditions du CNRS, 1969
Bourcelot, Henri, Atlas linguistique et ethnographique de la Champagne et de la Brie. Les plantes
sauvages – Les animaux domestiques, vol. III, Paris, Éditions du CNRS, 1978
Bourcelot, Henri, Atlas linguistique et ethnographique de la Champagne et de la Brie. Animaux
sauvages – Activités humaines, vol. IV, éd. M. Tamine & M.-R. Simoni-Aurembou, Paris,
Éds du CTHS ; Langres, Éditions Dominique Guéniot, 2012
Bourdon, Françoise, La Forge au Loup, Paris, Presses de la Cité, 2001
Braibant, Charles, Le Roi dort, Paris, Denoël et Steele, 1933
Champenois, Roger, Sécheval. Des glageots aux wèbes, Charleville-Mézières, Éditions Terres
Ardennaises, 2015
Chaurand, Jacques, « Langage et terroir dans Le roi dort, roman de Charles Braibant » in Les parlers
et les hommes. Recueil de travaux inédits ou publiés revus et augmentés, Paris, SPM, 1992,
vol. I, p. 397-418
Colin, Jean, Histoire de Neufmanil. Masnil. Vieux Manil. Neufmanil. « Nun-Mani ». Dictionnaire
– vocabulaire du « vieux » patois de « Neuf » Manil, Neufmanil, 1957
Conreau, Jean-Claude, Rasselet Claude, Janvry – Germigny. Les mots oubliés, Reims, Éditions
Guerlin-Martin & Fils, 1998
Cressot, Joseph, Le Pain au lièvre, Paris, France Loisirs avec l’autorisation des Éditions Stock
nature, 1987
Daunay, Jean, Parlers de Champagne, Langres – Saints-Geosmes, Dominique Guéniot Éditeur, 1998
Dauvin, René, Salut Nénesse ! Charleville-Mézières, Éditions Terres Ardennaises, 2005
Depecker, Loïc, Petit Dictionnaire insolite des mots régionaux, Paris, Larousse, 2017
Dhôtel, André, Lointaines Ardennes, Paris, Arthaud, 1979
Féquant, Guy, Le Ciel des bergers, Mesnil-sur-l’Estrée, La Manufacture, 1992
Gibeau, Yves, Mourir idiot, Paris, Édition du Club France Loisirs avec l’autorisation des Éditions
Calmann-Lévy, 1988
Huart, Désiré, Les Patois de l’Est-Sedanais en particulier des cantons de Mouzon – Carignan et
quelques villages limitrophes de la Meuse et de Belgique, Charleville-Mézières, Imprimerie
ARDENN’OFFSET, 1988
Hureaux, Yanny, « Bien servi », L’Ardennais, 2014, vendredi 31 janvier, p. 55
Hureaux, Yanny, Bille de chêne, Paris, Éditions JC Lattès, 2005
Hureaux, Yanny, La Beuquette. Chroniques des Ardennes (1996-1997), t. 2, Dijon-Quetigny,
L’Ardennais ‒ Éditions La Nuée Bleue, 1998
Hureaux, Yanny, La Beuquette. Chroniques des Ardennes (1999-2000), t. 3, Dijon-Quetigny,
L’Ardennais ‒ Éditions La Nuée Bleue, 2000
Hureaux, Yanny, Roue à chien, Oullins, Chardon Bleu Éditions, 1998a
Lemaitre, Gaston, Les Hommes du fond, Paris, L’Amitié par le livre, 1957
Leroux, Jules, Le Pain et le blé, Paris, L’Amitié par le livre, 1947
Leroux, Jules, Léon Chatry, instituteur, Lyon, La Manufacture, 1985
Malicet, Théophile, Debout frères de misère, Paris, Éditions Alsatia, 1962
Petitfaux, Gemma, Les Nonnettes, Charleville-Mézières, Éditions Terres Ardennaises, 1993
Philipponnat, Gustave, Le Parler champenois. Recueil des mots particuliers aux vignerons
champenois suivi des surnoms donnés aux habitants des communes viticoles, Aÿ-Champagne,
Imprimerie Plantet, 1979
Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres...
203
Rézeau, Pierre, Dictionnaire des régionalismes de France. Géographie et histoire d’un patrimoine
linguistique, Bruxelles, Éditions Duculot, 2001
Rogissart, Jean, Ardennes, Mézières, Éditions Atmo, 1953
Rogissart, Jean, Les Romans rustiques, t. 1, Charleville-Mézières : Éditions Terres Ardennaises,
1994
Rogissart, Jean, Les Romans rustiques, t. 2, Charleville-Mézières : Éditions Terres Ardennaises,
1994a
Séry, Jean, Le Coq à l’âtre, Charleville, J.-M. Lenoir, 1979
Tamine, Michel, Le Parler des Ardennes, Paris, Christine Bonneton Éditeur, 2006
Tamine, Michel, Le Parler de Champagne, Paris, Christine Bonneton Éditeur, 2009
Tamine, Michel, Cecconello Robert, « Lexique » in Les Romans rustiques, t. 1., CharlevilleMézières, Éditions Terres Ardennaises, 1994, p. 877-895
Taverdet, Gérard, Navette-Taverdet Danièle. Le Parler de Bourgogne. Dictionnaire du fraçais
régional, Paris, Christine Bonneton Éditeur, 2004
Tatiana Retinskaya – est professeure à l’Université d’État d’Orel Tourgueniev où elle dirige le
département de philologie romane et le Laboratoire « Problèmes de la description des variétés sociales
et territoriales du français ». Elle a publié de nombreux articles sur les argots des groupes sociaux
et professionnels ainsi que sur les particularités des parlers régionaux. Elle est également l’auteure
du Dictionnaire français-russe des mots et expressions chez les écoliers et les étudiants français
(Moscou : Éds Librokom, 2009, 2011, 2014, 2016) et de la monographie Analyse sociolinguistique
et stylistique des argots français de métiers (Orel : Éds de l’Université d’État d’Orel, 2011). Ses
recentes recherches sont consacrées à l’étude sur le terrain des vocabulaires hors norme y compris
leur vitalité.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.19
Agnieszka Konowska
ń
Uniwersytet Łódzki ń
https://orcid.org/0000-0002-3041-869X
ages@wp.pl
Quand dire, c’est sensibiliser. Notes de lecture critique de
La Persuasion au service des grandes causes. Une étude
comparative franco-polonaise des campagnes sociétales contre
la discrimination raciste, homophobe et sérophobe
d’Agnieszka Woch (Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu
Łódzkiego, 2018, 184 p. ; ISBN 978-83-8142-253-6)
S’inscrivant dans la continuité de ses travaux sur la persuasion dans le
discours, le récent ouvrage d’A. Woch est un prolongement de sa réflexion
antérieure sur le discours persuasif des campagnes de sensibilisation. En
proposant une étude approfondie du discours sociétal contre les discriminations
dans une optique contrastive français / polonais, ce livre vient utilement
combler une lacune dans les travaux francophones en la matière. S’il existait,
en effet, des études portant sur le discours des campagnes sociétales1, aucune ne
s’était proposé d’aborder la problématique du discours antidiscriminatoire en
suivant une démarche comparative. À l’ère de l’européanisation, où différentes
stratégies d’homogénéisation sont mises en œuvre afin de construire une
identité commune, les actes de discrimination envers l’Autre ne manquent
paradoxalement pas, même dans le discours des personnes publiques. Ainsi la
lutte contre les discriminations convoque-t-elle divers outils censés entraîner
un changement d’attitudes, dont les campagnes de sensibilisation. Celles-ci
constituent à présent une pratique commune dans les pays européens, mais on
peut s’interroger sur leur efficacité en relation avec le contexte socio-politique
différent pour chaque pays. D’où l’intérêt porté par l’auteure aux mécanismes
persuasifs mobilisés dans le discours pro-diversité des campagnes sociétales et
la question posée tout au long des pages de son ouvrage : peut-on persuader de
la même manière dans deux réalités différentes ?
1
M. Rinn (2002), C. Picard (2005), M. Bonhomme (2009), E. Pachocińska (2011).
[205]
206
Agnieszka Konowska
La citation placée en épigraphe donne d’emblée des éléments de réponse à cette
question. L’auteure confère le rôle de seuil d’entrée dans son ouvrage à l’affirmation
perelmanienne qui a fait date : « Chaque milieu pourrait être caractérisé par ses
opinions dominantes, par ses convictions indiscutées, par les prémisses qu’il
admet sans hésiter : ces conceptions font partie de sa culture et tout orateur qui
veut persuader un auditoire particulier ne peut que s’y adapter »2. On comprend le
message : réalités différentes, modes de persuasion nécessairement différents, car
adaptés aux destinataires différents. Mais il n’y a pas que cela : à nos yeux, ce geste
citationnel doit être également interprété comme traduisant la volonté, de la part
de la chercheuse, d’indiquer d’emblée son ralliement théorique à la néo-rhétorique
d’inspiration aristotélicienne. Or si l’on ne peut certes que souscrire à ce choix
théorico-méthodologique de l’auteure, ce cadre d’analyse pourrait être enrichi par
la prise en compte des approches contemporaines de l’analyse argumentative du
discours telles qu’elles se développent aujourd’hui dans l’espace francophone et
qui ont transposé la rhétorique de Perelman d’inspiration philosophique dans les
sciences du langage3.
Dans l’introduction, l’auteure annonce (p. 13) : « La présente étude relève du
domaine de la linguistique et s’intéresse aux moyens persuasifs issus de la rhétorique
et de la propagande. Cependant, afin d’enrichir et de compléter notre analyse, elle
prend aussi en considération des apports de la psychologie et de la sociologie
en matière des motivations des conduites humaines et de la communication
marketing ». Nous dirions que ce livre, si riche et stimulant, explore également les
voies tracées par l’analyse du discours à la française. A. Woch s’intéresse certes
aux formes linguistiques, mais pas en tant que telles, sinon dans leur articulation
à un extérieur social, en tant qu’elles lui permettent d’étudier les spécificités de la
matérialité linguistique répondant à certains objectifs. En recourant aux acquis de
la rhétorique, de la psychologie, du marketing social, la chercheuse n’hésite pas
à « multiplier les angles d’approches » et à « convoquer des outils descriptifs de
provenance diverse » (Kerbrat-Orecchioni, 2007 : 26), qui sont autant de pratiques
de l’analyse du discours. Elle est certes linguiste, mais qui, citant un Charaudeau
ou renvoyant dans la bibliographie à un Maingueneau dont les théories ont fourni
les assises de son analyse, se rattache aussi à l’école française de l’AD.
Au-delà d’une simple description des campagnes de sensibilisation contre
les discriminations françaises et polonaises, A. Woch a pour souci constant
d’interroger la pertinence des outils persuasifs utilisés par le discours sociétal
dans les deux pays. Elle commence son ouvrage par souligner, et le fait ensuite
à plusieurs reprises dans le texte, qu’une analyse contrastive de ce type de discours
2
3
Ch. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca (1983).
Comme p. ex. l’approche élaborée par R. Amossy (2000), R. Koren ou M. Doury. Il est vrai que
l’auteure fait référence à Amossy, mais ce nom n’apparaît dans son ouvrage qu’une seule fois
(p. 81), et cela sans commentaire.
Comptes-rendus
207
ne peut négliger « les différences structurelles des deux sociétés, la France étant
pluriculturelle […], tandis que la Pologne [est] assez homogène » (p. 12). Ce fait est
de première importance pour analyser les pratiques langagières à but persuasif en
fonction de l’instance locutrice qui modèle, en l’adaptant à l’instance de réception,
le discours de sensibilisation : en France ce sont les gouvernements successifs qui
s’engagent depuis bien longtemps, en collaboration avec les organisations non
gouvernementales, dans la lutte contre la discrimination, tandis qu’en Pologne le
combat reste plutôt à la charge de ces dernières, la communication sociétale de
l’État se révélant presque inexistante.
Le livre est structuré en onze chapitres. Le premier, intitulé « La publicité au
service des grandes causes », présente de manière admirablement synthétique une
mine de renseignements sur le phénomène de la publicité sociétale, ses thèmes
et sa genèse. Après les précisions terminologiques nécessaires4, l’auteure trace
rigoureusement une ligne de partage entre le discours sociétal et le discours
commercial et politique. En s’appuyant sur le critère pragmatique des intentions
du destinateur, elle aboutit à sa propre définition de la publicité sociétale qui
est pour elle « une publicité réservée aux bénévoles, aux militants, aux États et
aux organisations non gouvernementales luttant pour le bien commun sans en
extraire un profit ni financier ni contribuant à l’image de la marque » (p. 21).
Ensuite, le lecteur est invité à suivre l’historique de la publicité sociétale, depuis
son émergence aux États-Unis jusqu’à son apparition en France et en Pologne.
Enfin, la dernière section du chapitre se concentre spécifiquement sur la lutte
contre la discrimination raciste, homophobe et sérophobe dans les deux pays.
C’est ici qu’apparaît avec toute sa force le concept de l’Autre. L’auteure fait
une observation intéressante sur la manière dont cet Autre est présenté dans les
publicités sociétales : tantôt comme une victime qui souffre à cause des préjugés
et de la discrimination (l’objectif du discours de sensibilisation est dans ce cas de
« susciter la pitié et l’indignation du public afin de provoquer une réaction qui le
poussera à l’action », p. 33), tantôt comme une personne qui ne constitue pas un
danger public (il s’agit alors de « sécuriser le public » et d’« appeler à la raison »,
p. 34). Le chapitre se clôt sur la mise au point comparative du contexte sociopolitique dans lequel se déroule le combat anti-discrimination dans les deux pays.
Le deuxième chapitre s’intéresse à la fonction persuasive de la publicité
de sensibilisation. Le discours sociétal y est présenté comme « persuasif par
excellence » (p. 51), mais pour l’être pleinement, il doit parvenir à son objectif
fixé par l’auteure en termes de « faire faire », au-delà de « faire croire » et
« faire adhérer ». On connaît ce point de vue catégorique de certains chercheurs
4
Parmi les différentes dénominations existantes (campagne / publicité sociale, sociétale,
institutionnelle, d’intérêt général, de sensibilisation, de promotion), l’auteure opte pour l’adjectif
sociétal, le qualificatif social prêtant à équivoque, car il désigne tant la publicité analysée par
l’auteure que celle qui utilise les réseaux sociaux pour vendre des produits ou des services.
208
Agnieszka Konowska
qui, comme Ch. Plantin (1998) cité par l’auteure à la p. 50, considèrent que la
persuasion complète ne peut se réduire à « un simple état mental, à une adhésion
de l’esprit ». Or il faut souligner que le jugement d’efficacité d’un discours ou, si
l’on veut, ce que l’on croit être sa « complétude persuasive », dépend du type de
discours. Mais, l’objectif du discours sociétal n’étant efficace qu’à la condition
de faire cesser la discrimination de l’autre, comment vérifier si ce but a été
atteint ? En a-t-on des indicateurs fiables ? La décroissance statistique des actes
discriminatoires peut-elle faire office de preuve de l’efficacité de telle ou telle
campagne de sensibilisation ? Et à l’inverse, la recrudescence des discriminations
signifie-t-elle que les publicités sociétales conçues pour les éliminer n’ont pas été
persuasives ? Autant de questions qui, sans tout à fait mettre en cause le « faire
faire », invitent à repenser la persuasivité, dont la mesurabilité semble être un
leurre dans le cas de ce type de discours5.
Toujours est-il que l’on doit déterminer les types d’arguments qui seront
mobilisés pour assurer, en toute probabilité, le succès de l’entreprise de persuasion.
A. Woch relève l’importance, dans le discours des publicités de sensibilisation,
des trois pôles de la triade conceptuelle aristotélicienne : ethos, logos, pathos, et
des trois finalités du discours à travers lesquelles se réalise la visée persuasive :
docere, delectare (placere) et movere. Elle entreprend la tentative pour articuler
les preuves et les buts en proposant une analyse du discours sociétal en termes de
visées et de fonctions. Ainsi, l’architecture des sections du deuxième chapitre est
la suivante : 2.1. « La visée pathémique : movere », 2.2. « La visée argumentative :
docere », 2.3. « La fonction esthétique : delectare », 2.4. « La fonction phatique »
et 2.5. « La fonction cognitive ». La division bipartite en visées et fonctions se
propose, semble-t-il, de rendre compte de la différence que l’auteure établit entre
l’essentiel et l’accessoire dans le discours persuasif. Le fait de réunir les arguments
logiques et éthotiques sous le label commun de « docere » n’emporte pas du tout
notre conviction dès lors qu’il ne rattache l’éthos qu’au rationnel, tandis que l’on
sait que sa construction s’effectue sur le double plan de la rationalité et de l’affect6.
Pour ce qui est du contenu des sections énumérées, résumons-le brièvement. Dans
la première, traitant du recours du discours sociétal au pathos, « son outil par
excellence » (p. 52), l’auteure examine les émotions à tonalité majoritairement
dysphorique provoquées par les campagnes (pitié, honte, indignation, peur).
Ensuite, elle se concentre sur le phénomène de shock advertising brisant les tabous
traditionnels (la mort, la maladie, la sexualité) et récents (l’homoparentalité,
le mariage gay, la séropositivité). Elle remarque que les interdictions d’ordre
linguistique sont beaucoup plus souvent violées à l’aide de dysphémismes que
contournées à l’aide d’euphémismes (l’auteure n’en a décelé qu’un dans son
5
6
À l’opposé, par exemple, du discours visant à persuader un juge et dont l’efficacité peut être
mesurée par le fait que celui-ci se prononce ou non en faveur du destinateur de ce discours.
On peut se reporter sur ce point à Reboul (1991) ou Amossy (2008).
Comptes-rendus
209
corpus), le discours sociétal usant souvent du vocabulaire familier ou vulgaire
pour choquer ou surprendre le destinataire (surtout si l’émetteur est une ONG). La
section 2.2., consacrée à docere, visée que l’auteure qualifie d’« argumentative »7,
s’emploie à examiner les arguments d’ordre rationnel. Elle applique pour cela
la classification perelmanienne assez floue des schémas argumentatifs présentée
dans la troisième partie de son Traité de l’argumentation. Il s’agit pour nous
d’une taxinomie très classique dans son ensemble, mais qui ne se laisse pas
facilement lire, aussi convient-il de féliciter l’auteure d’avoir su en tirer profit
pour son analyse et de l’avoir adaptée d’une façon si convaincante à l’étude du
rationnel dans l’argumentation sociétale. La section suivante, intéressée par la
fonction esthétique du delectare, met en exergue l’importance de l’argumentation
par séduction, et examine les stratégies de captation par l’humour et, au niveau
lexical et stylistique, par le recours aux figures de mots (jeux sur le lexique et
sur la sonorité). Les deux dernières sections s’interrogent sur la manière dont les
fonctions phatique et cognitive contribuent à l’efficacité du message sociétal, l’une
ayant pour objectif d’intensifier la connivence et la participation du destinataire
au discours et l’autre favorisant « la réception optimale du message » (p. 71) et sa
mémorisation.
Le troisième chapitre est consacré à la description du corpus sur lequel l’auteure
s’est appuyée pour mener à bien son projet. Il s’agit d’un ensemble de messages
syncrétiques englobant les affiches, les slogans, les spots et les dispositifs internet
d’un total de 86 campagnes de sensibilisation, dont 49 françaises et 37 polonaises,
diffusées par les gouvernements et les ONG entre 1997 (date de l’apparition des
premières campagnes en Pologne) et 2017. Après un dépouillement suivant des
critères pertinents et clairement définis, l’auteure a obtenu un corpus parfaitement
représentatif. Le nombre inégal des campagnes mises en comparaison s’explique
par la volonté d’éviter le risque d’influencer les résultats de la recherche : « Nous
examinons, élucide-t-elle, le même phénomène dans deux réalités différentes, et
pour cette raison, les deux corpus sont considérés séparément […]. De cette façon,
nous soumettons à l’analyse toutes les campagnes que nous avons pu identifier
dans la période examinée, ce qui nous permet d’obtenir des résultats objectifs »
(p. 78).
Dans le quatrième chapitre, l’auteure présente le cadre méthodologique de
sa recherche et propose une grille d’analyse pluridimensionnelle pour rendre
compte des différents facteurs qui doivent être pris en considération lors de
l’étude des mécanismes persuasifs dans le discours sociétal. La méthodologie
appliquée par A. Woch à l’analyse des campagnes de sensibilisation met à profit
d’un côté les pistes fournies par les linguistes (Adam et Bonhomme, 2012 ;
7
L’auteure n’explique pas les raisons de ce choix terminologique faisant penser plutôt à la conception
anglo-saxonne de l’argumentation. Dans cette perspective, tout ce qui est « argumentatif » serait
du ressort du rationnel.
210
Agnieszka Konowska
Bonhomme, 2014 ; Ollivier-Yaniv et Rinn, 2009), relevant avant tout du domaine
de la rhétorique aristotélicienne, dont « l’héritage pour la communication
publicitaire contemporaine semble [d’importance] primordiale » (p. 82) et, de
l’autre, le savoir-faire des spécialistes en marketing sociétal et en techniques
publicitaires (Cossette et Daignault, 2011 ; Maison et Wasilewski, 2008 ; SaintHilaire, 2011). La chercheuse résume, après Lewiński (1999), les cinq parties de
la Rhétorique d’Aristote (inventio, dispositio, elocutio, mneme et pronuntiatio)
qui correspondent à autant de phases de l’élaboration d’un discours persuasif,
en rapportant toujours ces considérations théoriques au contexte des campagnes
sociétales.
Dans les chapitres V-XI, qui constituent la partie applicative de l’ouvrage, le
lecteur trouvera une très stimulante et riche réflexion sur les moyens persuasifs
dans le discours sociétal, circonscrite aux campagnes de sensibilisation contre la
discrimination raciste, homophobe et sérophobe. Le cinquième chapitre propose
d’envisager ces moyens dans un cadre que l’auteure appelle « général » et qui
réunit les éléments extérieurs au discours sociétal antidiscriminatoire (ses acteurs,
son contexte, ses supports, ses canaux de communication). Viennent ensuite six
chapitres centrés sur ses caractéristiques internes, dont chacun présente l’analyse
à un autre niveau : fonctionnel, pragmatique, lexico-stylistique, sémantique,
structurel et non verbal.
Dans le cadre général, l’analyse fait ressortir l’importance, dans les deux pays,
de l’argument éthotique dans l’entreprise de persuasion : l’instance locutrice, que
ce soit le gouvernement ou une ONG, « se présente dans tous les cas comme
honnête, experte et crédible, disposant des arguments éthiques suffisants pour
prendre la parole » (p. 91). La chercheuse met en exergue aussi le recours à ce
qu’elle appelle les « arguments d’autorité supplémentaire » (autorité « A+ ») tels
que la citation, l’exemplum ou le témoignage. L’analyse comparative révèle un fait
intéressant : en Pologne l’autorité A+ est convoquée plus souvent qu’en France.
De plus, la primauté y est donnée à l’exemplum, tandis que le discours français
exploite plutôt le témoignage des victimes de la discrimination. Le fait que le
discours polonais présente plus de modèles à suivre que de repoussoirs, alors
que le discours français suit une tendance opposée est dû, comme l’explique très
lucidement A. Woch, à l’évolution des mentalités dans les deux pays qui diffèrent
non seulement par la tradition de la lutte contre les discriminations, mais aussi,
plus généralement, par l’histoire des campagnes de sensibilisation, beaucoup plus
jeune en Pologne. Cette constatation nous mène directement vers la problématique
de l’instance destinatrice à laquelle le discours antidiscriminatoire doit s’adapter
pour être efficace. L’auteure souligne les différences entre la société française et
la société polonaise : l’une hétérogène, à mentalité mûre, abordant sans problème
les sujets difficiles, l’autre homogène et fermée sur elle-même, à mentalité encore
assez rigide. Le discours sociétal français est, de ce fait, destiné majoritairement
au grand public, tandis que le discours polonais est plus ciblé, s’adressant surtout
Comptes-rendus
211
aux habitants des grandes villes ou des villes frontalières qui doivent faire face à la
coexistence multiculturelle. Vu le contexte social esquissé, on pourrait penser que
le discours polonais va faire plus souvent référence aux stéréotypes pour les briser
et montrer ainsi la nécessité de lutter contre les discriminations, mais l’analyse
effectuée par A. Woch montre qu’il n’en est pas ainsi : le nombre de campagnes
renvoyant aux clichés culturels est plus élevé en France. L’explication de cet état
de choses par la chercheuse est une preuve éclatante de sa perspicacité et on ne
peut que la citer ici : « Quant aux campagnes polonaises, […] on y voit la tendance
à présenter plus des modèles à suivre que des anti-modèles. […] Il est possible que
ce choix soit fait afin de contraster certains discours […] des hommes politiques
jouant sur la peur face aux immigrés, des discours nationalistes émergeants, des
discours homophobes, etc. En revanche, la façon d’aborder les préjugés d’une
manière directe dans le corpus français reste en opposition avec les discours
politiquement corrects des autorités publiques » (p. 157).
Dans le sixième chapitre analysant les fonctions du discours sociétal, l’auteure
montre qu’une grande partie des campagnes oscille entre des techniques permettant
en même temps de docere et de movere. Le recours aux arguments logiques et
pathémiques est comparable dans les deux pays, le pathos étant le pôle privilégié
par les publicitaires (la persuasion par l’émotion est présente dans plus de 90%
des cas tant dans le discours français que polonais). A. Woch souligne que le
rôle primordial des arguments pathémiques est d’attirer l’attention du destinataire.
« Une fois son attention éveillée, on lui propose de passer au deuxième plan et on
l’expose au contenu du message et aux arguments logiques (tels que les statistiques
présentes sur les sites des campagnes) qui servent à convaincre davantage le public
déjà capté par le message » (p. 158). Quant à la fonction de delectare, l’auteure
constate qu’en général les campagnes anti-discrimination dans les deux pays
n’ont que rarement recours à l’humour et que si différence il y a, elle consiste en
un pourcentage plus faible de campagnes qui cherchent à persuader par l’humour
dans le cas polonais (8% contre 18% dans le cas des publicités françaises). En ce
qui concerne les procédés humoristiques exploités, on profite le plus souvent des
possibilités offertes par le défigement et les néologismes.
Le chapitre suivant (« Le niveau pragmatique ») porte sur le rôle des affects,
du shock advertising et des tabous, ainsi que des figures de pensée. L’analyse
du discours antidiscriminatoire montre que celui-ci s’inscrit dans la tendance
du discours sociétal à éveiller des émotions connotées négativement (honte,
culpabilité) qu’il se propose de transformer ensuite en affects positifs tels que le
sentiment de solidarité ou de fraternité avec les discriminés. Les discours français
et polonais se rapprochent également par une tendance générale à bousculer les
frontières du tolérable : les tabous sociaux sont constamment brisés, le destinateur
en parle ouvertement et ils sont le plus souvent liés aux sujets de la discrimination :
le SIDA, les relations sexuelles avec les personnes du même sexe, la violence
physique et verbale dans le discours discriminatoire. Chose intéressante, l’auteure
212
Agnieszka Konowska
relève dans le discours polonais le recours à ce qu’elle considère comme un
« tabou particulier » qui est « lié à l’incompatibilité entre une ferveur religieuse,
déclarée de la part de la population croyante, et le manque de miséricorde et de
tolérance envers les autres » (p. 117). Cette remarque judicieuse sur l’hypocrisie
d’une société qui se déclare catholique, mais qui ne recule pas pour autant devant
les actes d’intolérance, témoigne, comme tant d’autres dans ce livre, d’un esprit
d’observation développé.
Pour ce qui est des figures de pensée rendant l’entreprise de persuasion plus
efficace, A. Woch attire notre attention sur l’emploi de l’ironie, du paradoxe, de
l’hyperbole, de l’hypotypose et de l’interrogation rhétorique. Elle élucide leur
fonctionnement (elles interpellent la conscience, raillent les actes de discrimination
en invitant à la réflexion, déclenchent l’empathie envers les victimes) et commente
les résultats quantitatifs de son analyse qui montre que le discours polonais
privilégie le paradoxe tandis que dans le corpus français règne l’ironie. L’auteure
remarque aussi une absence criante de l’euphémisme : elle dit n’en avoir relevé
qu’un exemple dans son corpus (la campagne Homophobiol, diffusée en France
en 2016, présentant une ex-homophobe « guérie » grâce au médicament de ce
nom). Il est vrai que l’euphémisme, de par sa fonction de « dédramatiser les
réalités embarrassantes ou fâcheuses, de minimiser des problèmes » (López Díaz,
2013 : 383), va à contre-courant des objectifs que se fixent les campagnes de
sensibilisation. Comme le dit à bon escient A. Woch, « Le discours sociétal contre
les discriminations est loin de gommer les problèmes ; pour cette raison, l’emploi
des euphémismes se révèle insignifiant » (p. 131). Or on eût aimé que cette question
soit davantage problématisée par l’auteure. Les fonctions de l’euphémisme vont,
on le sait, au-delà, d’une simple atténuation. Il ne nous semble en effet pas tout
à fait certain que, de toutes les publicités analysées, une seule ait recours à ce
procédé des plus complexes. La campagne française « Le virus du sida ne se
transmet pas en […] » (2002), analysée par l’auteure en termes d’ironie trois
pages plus tôt, joue certes sur les allusions ironiques (« Le virus du sida ne se
transmet pas en suçant le stylo d’un collègue…, en pénétrant dans le bureau d’une
collègue… », les visuels de la campagne présentant des objets de bureau avec un
préservatif au-dessus), mais elle peut bien recevoir aussi une lecture euphémisante.
L’euphémisme est, tout comme l’ironie avec laquelle il « collabore » parfois8, un
procédé rhétorique reposant sur un clivage énonciatif. Notre remarque n’infirme
pourtant pas la justesse des conclusions d’A. Woch : l’euphémisme est une figure
de pensée de faible importance dans le discours qu’elle analyse.
Dans le huitième chapitre, l’auteure distingue entre l’analyse des moyens
argumentatifs au niveau lexical (en abordant dans ce cadre les figures de mots,
les jeux sur le lexique et sur la sonorité) et leur examen au niveau stylistique,
auquel elle place la question du registre utilisé. Elle se penche sur la fonction
8
Sur ce sujet, on peut se reporter à A. Horak (2009).
Comptes-rendus
213
persuasive du néologisme (surtout représenté par le mot-valise), du défigement,
de la syllepse oratoire, de la rime et de la paronomase. Tous ces procédés, bien
que très intéressants d’un point de vue linguistique, ne semblent pourtant être de
première importance ni pour le discours antidiscriminatoire français ni polonais.
L’analyse d’A. Woch révèle un recours restreint aux figures de style dans la
publicité sociétale et la chercheuse remarque judicieusement que cela est dû au
fait que les jeux de mots risqueraient peut-être de « banaliser l’importance de
la communication sociétale »9. Par contre, au niveau stylistique, où l’auteure
range le dysphémisme (au vu de son analyse, ce terme équivaut pour elle à une
insulte), celui-ci jouit d’une fréquence considérable (un peu plus élevée dans le
cas français, mais comparable pour les deux pays). Son emploi dans le discours
antidiscriminatoire permet « d’attirer l’attention du destinataire sur le problème
et de le mobiliser » (p. 131). Nous tenons à citer l’une des remarques de l’auteure
à ce propos : « Le mot perturbe, frappe et cherche à persuader en recourant au
choc et en contrastant avec le caractère tout à fait ordinaire ou inoffensif de l’objet
de discrimination, souvent représenté comme une victime innocente, portant une
étiquette injuste » (p. 165).
Les principaux points abordés dans les trois courts chapitres qui terminent
le livre (IX. « Le niveau sémantique », X. « Le niveau structurel » et XI.
« Pronuntiatio ») sont : le recours du discours antidiscriminatoire aux figures de
sens (la métaphore et la comparaison), son intérêt pour les figures de construction
(l’ellipse, l’anaphore, le parallélisme et la répétition) et, pour finir, la phase de
pronuntiatio (les arguments non verbaux ou kinésiques). Pour ce qui est des figures
de sens, l’auteure remarque en général une faible fréquence de leur emploi. Les
métaphores sont surtout repérables au niveau des images et permettent d’établir
des analogies choquantes ou pénibles (p. ex. racisme = bombe, une fille aux propos
racistes et homophobes = Hitler, homophobie et antisémitisme = maladies à traiter).
Les comparaisons, quant à elles, visent plutôt à attirer l’attention du destinataire
sur la situation difficile des personnes discriminées (p. ex. le destin d’un réfugié
est comme la vie d’un chien abandonné). Quant aux figures de construction,
A. Woch voit leur potentiel persuasif dans la manière dont elles contribuent à la
clarté et à la cohérence du texte publicitaire. Elle relève dans le corpus deux types
majeurs de l’organisation du texte : les figures de symétrie (l’antithèse, l’asyndète
et l’ellipse) et les figures de répétition (l’anaphore, l’hypozeuxe, l’anadiplose) qui
facilitent la mémorisation du message. Dans le dernier chapitre, la chercheuse
examine le rapport entre le texte et l’image et les arguments non verbaux. Quant
aux iconotextes de son corpus, l’auteure remarque que le rapport qui s’établit
entre le verbal et l’iconique est complémentaire. La recherche de l’originalité
d’un côté et de la précision de l’autre fait que la fusion d’un texte dénotatif et
9
On pourrait le comparer, croyons-nous, à la situation où l’on retient d’une publicité commerciale
tout sauf la marque, si les jeux de mots sont trop nombreux et, si l’on peut dire, trop accrocheurs.
214
Agnieszka Konowska
d’une image connotative est prédominante dans le discours antidiscriminatoire.
Pour clore ce parcours, A. Woch montre comment les arguments non verbaux
contribuent à l’entreprise de persuasion. Elle souligne le rôle des « marqueurs
d’émotions » tels que les couleurs, la typographie et « la mise en scène des spots
qui permettent d’introduire dans le discours de sensibilisation un acteur / orateur
qui dispose d’autres outils, tels que ses gestes, son regard ou le ton de sa voix »
(p. 153).
Il convient de féliciter l’auteure pour les douze pages qu’elle consacre aux
conclusions, elles-mêmes solides et éclairantes. L’ouvrage est pourvu de nombreuses
images, d’un index des campagnes analysées sous forme d’un tableau et d’une
bibliographie contenant plus de cent références. Tous ces éléments additionnels
enrichissent le livre. À l’exception, cependant, des graphiques élaborés par l’auteure
qui ne rapportent pas correctement les données décrites dans le texte. De ce fait, ils
ne remplissent pas leur rôle qui est de permettre au lecteur de repérer immédiatement
les tendances du discours analysé. La chercheuse a opté pour des diagrammes en
camembert dont on sait que la somme totale des segments équivaut à 100%. L’auteure
aurait dû soit découper son camembert en parties proportionnelles au pourcentage,
soit sélectionner un autre type de graphique pour visualiser correctement les données
quantitatives de son corpus bipartite (par exemple, un graphique à barres). Mais
puisqu’il ne s’agit là que d’une simple inadvertance, et ce au niveau paratextuel, pas
la peine d’en faire un fromage.
Et s’il était peut-être opportun de faire la différence entre persuader et
convaincre (ce qui, dans le cadre d’un tel travail, semble primordial), de ne pas
raccourcir sa pensée en rangeant la polysémie parmi les figures de mots (p. 183)
ou encore de ne pas qualifier les arguments non verbaux de métalinguistiques
(p. 14), cette étude n’en est pas moins remarquable. Il s’agit, en effet, d’un travail
qui réussit à apporter des réponses satisfaisantes aux questions qui se posent
aujourd’hui sur la persuasion dans le discours sociétal.
Situé à la croisée interdisciplinaire de la linguistique, de l’analyse du discours,
de la rhétorique, de la sociologie et de la psychologie, cet ouvrage est une mine
d’informations et d’observations justes que l’auteure a su synthétiser en peu de
pages (184). Son expression témoigne d’une recherche constante de la concision
et du mot juste. Son livre est parfaitement intelligible et facile à lire. Un style
précis et dénué de verbiage, des réflexions scientifiques et pertinentes, la qualité
et la quantité des renseignements exposés témoignent que cet ouvrage est
incontestablement le fruit d’une recherche sérieuse. Ce sont autant d’atouts qui
en font une référence recommandable pour linguistes et analystes du discours
s’intéressant aux sujets traités, et une référence obligée pour un public peu averti,
mais qui a déjà du recul (comme par exemple les étudiants préparant leur thèse),
grâce à un grand souci, de la part de l’auteure, de la présentation synthétique de
concepts toujours clairement définis.
Comptes-rendus
215
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http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.20
Jan Lazar
ń
Université dʼOpole / Ostrava
ń
https://orcid.org/0000-0002-2436-7152
jan.lazar@osu.cz
Agnieszka Konowska, Agnieszka Woch, Andrzej Napieralski,
Anna Bobińska (éd.), Le Poids des mots. Hommage à Alicja
Kacprzak, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2018
(ISBN 978-83-8142-075-4)
Le livre Le Poids des mots a été publié en 2018 par les Presses Universitaires
de Łódź. Les éditeurs de cette publication sont les anciens doctorants de Madame
la professeure et en publiant cette monographie ils désirent rendre hommage
à leur maître à penser. Alicja Kacprzak est une linguiste éminente qui a créé sa
propre école doctorale et ses travaux sont bien connus en Pologne ainsi quʼà
lʼétranger. Bien quʼelle ait travaillé à lʼUniversité de Gdańsk, celle de Białystok
ou de Varsovie, elle est fort liée à l’Institut d’Études Romanes de lʼUniversité de
Łódź où elle a occupé le poste de directrice plus de 8 ans . Cʼest la doyenne de
la Faculté de Philologie de lʼUniversité de Łódź qui, dans la préface, résume les
principaux apports de la jubilaire pour cette faculté. La renommée internationale
de cette professeure est confirmée, entre autres, par la liste des noms figurant dans
la Tabula Gratulatoria. On peut y retrouver les noms des professeurs provenant
de plusieurs pays (p.ex. La France, République tchèque, Suisse, Hongrie, etc).
Certains ont décidé de rédiger un texte pour rendre hommage à leur collègue
polonaise. Il n’est pas possible de mentionner dans ce compte-rendu toutes les
contributions publiées, mais nous allons essayer de présenter au moins celles
qui ont attiré notre attention. Parmi les collègues polonais qui ont contribué à ce
volume, il faut rappeler surtout les études dʼAnna Bochnakowa et Krzysztof
Bogacki. La première s’intéresse au mot lampartować się qu’elle a connu grâce
à Madame Kacprzak qui lui a expliqué sa signification. Le texte intitulé « Léopard
est un chat aussi » est donc une analyse contrastive des verbes dénominaux
français et polonais provenant des noms d’animaux. Krzysztof Bogacki dans son
article « La reconnaissance d’entités nommées et la granularité des ressources
dictionnairiques » essaie de définir le concept du mot « de façon univoque sans
[217]
218
Jan Lazar
laisser de résidu ». En se concentrant sur le concept d’entité nommée, il examine
sa perception dans le texte ainsi que dans le dictionnaire. Rappelons aussi la
contribution « Ala ma kota – Alice a un chat – pour l’approche de l’orthographe
en classe de FLE » de M. Gajos qui s’intéresse à l’apprentissage de l’orthographe
française en classe de FLE. En comparant les systèmes orthographiques français
et polonais, il nous présente les principales difficultés de l’écriture française.
Il n’est pas possible d’oublier les contributions de grands linguistes français
(J.-P. Goudaillier, G. Gross, J.-F. Sablayrolles) qui ont tous eu l’occasion de
coopérer avec Madame la professeure. Le premier mentionné se penche dans le
texte « De potron-minet à entre chien et loup… que de chats ! » sur l’emploi du
mot chat dans la langue, la littérature et la culture françaises. En sachant que
la jubilaire est une grande amoureuse de chats, il nous présente les proverbes
ainsi que les expressions idiomatiques qui sont très fréquemment employés
dans la langue française. Dans son texte « Thématisation des compléments
circonstanciels » Gaston Gross désire examiner certains types de restructurations
qui permettent de transformer des compléments circonstanciels en sujets. Il
souligne que le phénomène pragmatique comme la thématisation doit faire partie
intégrante de la description linguistique. Jean-François Sablayrolles, un néologue
éminent, explique la notion de néologisme dans sa contribution « Néologie,
néonymie et dictionnaire ». Il constate que les néologismes entrent souvent
dans les dictionnaires après avoir perdu leur statut néologique. En analysant des
lexiques concrets, il essaie de montrer qu’à côté des néologismes formels, on est
confronté à un grand nombre d’innovations d’emploi (sémantico-syntaxique). Il
observe aussi une disproportion évidente dans l’insertion des néologismes dans
les dictionnaires envisagés. Ses analyses prouvent que Larousse et Hachette se
montrent plus ouverts que les dictionnaires à destination scolaire. Soulignons le
fait que le dictionnaire de l’Académie semble le plus réticent dans sa politique
néologique. Comme nous l’avons déjà signalé au début, il n’est pas possible de
présenter tous les textes publiés dans ce volume. Le sujet proposé par les éditeurs
a suscité un grand intérêt auprès des chercheurs et ils ont ainsi réussi à rassembler
26 textes. Ajoutons qu’il ne s’agit pas seulement d’études linguistiques, mais
aussi traductologiques, lexicographiques et didactiques. Il s’ensuit que cette
monographie peut être bien utile aux linguistes, traductologues, lexicographes
ainsi quʼaux étudiants de philologie romane. Il ne reste quʼà féliciter l’équipe
de Łódź d’avoir réuni des études de haute qualité scientifique, rédigées par des
linguistes éminents.
ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 14, 2019
ń
ń
INDEX DES AUTEURS
A
Argirov Stoyan 48, 57
Armianov Gueorgui 6, 47, 52, 57, 58
Asnès Maria 123, 129
Astaloș George 38, 45
Aubin Henri-Jean 81
Avanzi Mathieu 197, 201
B
Barbusse Henri 24–29
Barthas Louis 27, 29
Bastian Sabine 5, 6, 30, 31, 59, 70, 150,
158
Bat-Zeev Shyldkrot Hava 110, 119
Bauche Henri 12, 19
Beaugé Marc 60, 61, 69
Benninger Céline 123, 129
Benyamina Amine 81
Beregovskaya Éda 198, 201
Bertrand Ornella Melissa 61, 70
Bésème-Pia Lise 197, 201, 202
Blanco Xavier 124, 129
Bonhomme Marc 174, 175, 179, 205, 209,
210, 215
Boryś Wiesław 104, 107
Botto Margherita 141, 147
Bourcelot Henri 197, 202
Bourdieu Pierre 86, 97
Boyer Henri 85, 97
Bruant Aristide 7, 26, 29, 149–158
Bulinguez Anne-Charlotte 186, 192
Buvet Pierre-André 123, 130
C
Calmet Augustin 139–142, 146, 147
Caradec François 12, 19
Cassagnau Ivan 27, 29
Cecconello Robert 203
Cellard Jacques 12, 19, 25, 27, 30, 74, 77,
81, 150, 152, 157, 170, 179
Chaurand Jacques 197, 202
Chautard Émile 26, 29, 30
Colin Jean-Paul 12, 14, 15, 18, 19, 23–30,
74, 77, 78, 81, 119, 150, 154, 156,
157, 170, 179, 197, 201, 202, 215
Conreau Jean-Claude 197, 202
Cottereau Alain 10, 11, 19
Cressot Joseph 196, 198–200, 202
D
Daunay Jean 197, 202
Dauzat Albert 21, 23, 25, 28–30, 151, 157
Déchelette François 23–30
Degas Edgar 170, 173
Delaplace Denis 151, 152, 157
Delcourt René 27, 30
Depecker Loïc 197, 202
Dessaux Anne-Marie 123, 130
D’Hautel Charles-Louis 14, 19
Dimitrescu Florica 45
Dubois Jean 112, 119, 151, 157
Ducrot Oswald 112, 119
Dumitrescu Dan 34–41, 44, 45
E
Esnault Gaston 15, 19, 23–26, 28, 30
F
Fiévet Anne Caroline 87, 97
Fouquet Géraldine 186, 192
Fourré Pierre 184, 192
François-Geiger Denis 86, 97
Freunek Sigrid 69, 70
Furetière Antoine 101–103, 106, 107
[219]
220
Index des Auteurs
G
Gaatone David 123, 130
Gadet Françoise 173, 179
Gajos Mieczysław 7, 179, 181, 188, 190,
192, 193, 218
Galisson Robert 179
Galopin Arnould 28, 30
Gedényi Mihály 150, 158
Gibeau Yves 196, 198, 199, 202
Giraud Yves 132, 138
Gmel Gerhard 72, 81
Goncourt Frères 170, 173
Goudaillier Jean-Pierre 5, 21, 22, 30, 31,
73, 77, 79, 81, 85, 86, 97, 150, 158,
179, 218
Gougenheim Georges 184, 192
Grevisse Maurice 110, 119
Gross Maurice 110, 119, 218
Guilaine André 192
Guiraud Pierre 86, 154, 157, 158
H
Hardy Stéphane 5, 9, 10, 12, 19, 20
Haussman Franz Josef 123
Hemingway Ernest 170
Horn Paul 27, 30
Huart Désiré 197, 202
Hureaux Yanny 196, 198, 199, 202
I
Izert Małgorzata 6, 121, 123, 130
J
Jacquet-Pfau Christine 75, 81
Jambon Krystelle Anne 187, 192
Jaucourt Louis de 141, 147
K
Kacprzak Alicja 7, 31, 167, 169, 175, 179,
217
Karila Laurent 81
Kiss Tamás 151, 152, 158
Koteva Margarita 48, 57
Kuntsche Emmanuel 81
Kyong-geun Oh 167
L
Labov William 85, 97
Lamothe-Langon Étienne-Léon de 7, 139,
140, 142, 143, 146, 147
Larchey Lorédan 14, 15, 19
Lécuyer Bernard-Pierre 10, 19
Lermina Jules 152, 158
Le Roux Joseph-Philibert 7, 131–133,
135–138
Leroux Jules 196, 200, 202
Leroy Sarah 123, 130
Lévêque Henri 152, 158
Limat-Letellier Nathalie 141, 147
Linde Samuel Bogumił 105, 107
Lisarelli Diane 69
Littré Émile 11, 19, 101–103, 107, 140, 147
Lungu-Badea Georgiana 42, 45
M
Mabanckou Alain 7, 159, 160, 163–167
Mahuzier Marc Prémix 61, 70
Maingueneau Dominique 123, 130, 206
Matulewska Aleksandra 162, 167
Mazure Adolphe 140, 147
Mel’cuk Igor 123, 130
Meschonnic Henri 166, 167
Mével Jean-Pierre 12, 19, 30, 81, 150,
154, 157, 170, 179
Michel Francisque 13, 19
Miguet-Ollagnier Marie 141, 147
Mitterand Henri 151, 157
Monet Claude 170
Montaclair Florent 142, 147
Montandon Alain 144, 147
N
Napieralski Andrzej 6, 75, 81, 83, 97, 217
Navette-Taverdet Danièle 200, 201, 203
Nicot Jean 24, 30
Nisard Charles 13, 19
Noll Volker 12, 19
O
Oișteanu Andrei 44, 45
Oudin Antoine 103, 107
Index des Auteurs
221
P
Pechon de Ruby 29, 30
Penchon Raoul 178
Petit Aymeric 23, 25, 69, 72, 74, 81, 101,
102, 107, 155, 160, 202
Philipponnat Gustave 197, 202
Podhorná-Polická Alena 87, 97
Polguère Alain 116, 119
Ponchon Thierry 110, 119
Porcher Louis 183, 192
Poulot Denis 5, 9–12, 14, 16–19
Pouy Jean-Bernard 12, 19
Prungnaud Joëlle 144, 147
Sainéan Lazare 11, 13, 15, 16, 18, 19, 23,
25–27, 30
Schaeffer Jean-Marie 112, 119
Scheler Auguste 140, 147
Siankowski Pierre 69
Šišmanov Ivan 48, 49, 57
Sledd James 52, 57
Sobczak Alicja 186, 192
Stojkov Stojko 48, 50, 56, 57
Stosic Dejan 112, 119
Sword Jacqueline 187, 192
Szabó Dávid 7, 149–151, 158
Szumlewicz Teresa 188, 190, 192
R
Rasselet Claude 197, 202
Reboul Alice 186, 192, 208, 215
Rehm Jürgen 81
Remarque Erich Maria 170
Rey Alain 12, 19, 23, 25, 27, 30, 74, 77,
78, 80, 81, 101, 102, 107, 170,
179
Rey-Debove Josette 74, 78, 80, 81, 185,
192
Reynaud Michel 81
Rézeau Pierre 197, 203
Richelet Pierre 103, 107
Ridel Charles 24, 30
Rieder Caroline 70
Riegel Martin 110, 116, 119
Rieu-Vernet Aubin 24, 30
Rigaud Lucien 28, 30
Robert Jean-Pierre 192
Robrieux Jean-Jacques 174, 179
Rogissart Jean 197–199, 203
Rosen Évelyne 192
T
Tamine Michel 197, 202, 203
Tandin Traian 34–40, 42, 45
Țânțaș Viorel Horea 34–38, 40–42, 44, 45
Taverdet Gérard 200, 201, 203
S
Sablayrolles Jean-François 75, 81, 88, 93,
97, 179, 218
U
Ulrich Amadeus 60, 61, 70
V
Voïnikov Petko 48, 56, 57
Volceanov Anca 34–38, 40–42, 44
Volceanov George 34–44
Voltaire 141, 142, 147
W
Walther von Wartburg 11, 19
Wilson Katharina 141, 147
Z
Zafiu Rodica 42, 44, 45
Zarach Alfons 188, 192
Zatorska Agnieszka 111, 119
Zawisza Beata 186, 192
Zola Émile 27, 170, 173, 178
Zolnay Vilmos 150, 158
TABLE DES MATIÈRES
Articles
« Boire et boissons » – Comment parle-t-on des boissons et de l’action de boire
en termes académiques, littéraires et populaires / argotiques
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Stéphane HARDY : Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les
boissons alcooliques et l’action de s’enivrer dans l’argot des sublimes. . . . .
Jean-Pierre GOUDAILLIER : 1914-1918 : les boissons des Poilus . . . . . . . . . . . . .
Laurențiu BĂLĂ : La Métaphore de l’Alcool dans l’argot roumain. . . . . . . . . . . .
Gueorgui ARMIANOV : Celui qui boit, ne pense pas à mal (Comment dire boire et
boisson en langage familier et en argot bulgare ?) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sabine BASTIAN, Christian OERTL : L’alcool et comment on en parle entre
jeunes en Allemagne et en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Máté KOVÁCS : Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de
binge drinking et de consommation d’alcool en français . . . . . . . . . . . . . . . .
Andrzej NAPIERALSKI : La boisson dans la langue des jeunes – analyse du
lexique des jeunes Polonais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Anna BOCHNAKOWA : Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Joanna CHOLEWA : Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Małgorzata IZERT : Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de
quelques quantifieurs nominaux marquant une petite quantité . . . . . . . . . . .
Małgorzata POSTURZYŃSKA-BOSKO : Analyse lexicale du vocabulaire concernant le fait de boire du vin d’après le Dictionnaire comique de Ph.-J. Le
Roux (1786) et le Dictionnaire de l’Académie Française (1798). . . . . . . . .
Łukasz SZKOPIŃSKI : « Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que
boivent les princes des ténèbres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dávid SZABÓ : Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant
Agnieszka WOCH : L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain
Mabanckou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Alicja KACPRZAK : Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les
mots et le discours de l’absinthe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mieczysław GAJOS : Boire et boissons en classe de FLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
[223]
5
9
21
33
47
59
71
83
99
109
121
131
139
149
159
169
181
224
Table des matières
Tatiana RETINSKAYA : Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres des auteurs du terroir : l’exemple des parlers de Champagne et des Ardennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
195
Comptes-rendus
Agnieszka KONOWSKA : La persuasion au service des grandes causes. Une
étude comparative franco-polonaise des campagnes sociétales contre la
discrimination raciste, homophobe et sérophobe. Woch Agnieszka, 2019,
Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Jan LAZAR : Les Poids des mots. Hommage à Alicja Kacprzak. Konowska
Agnieszka, Woch Agnieszka, Napieralski Andrzej, Bobińska Anna (éds),
2018, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego . . . . . . . . . . . . . . . . . .
217
Index des Auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
219
205
TABLE OF CONTENTS
Articles
“Drinking and Drinks” – How do we talk about drinks and drinking in academic,
literary and popular / slangy terms?
Foreword . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Stéphane HARDY: Gloria, canon, quand est-ce and poteau télégraphique: Alcoholic Beverages and the Action of Drinking in the Language of the Sublimes
Jean-Pierre GOUDAILLIER: The Great War of 1914-1918: The Drinks of the Poilus
Laurențiu BĂLĂ: The Metaphor of ALCOHOL in Romanian Slang . . . . . . . . . . .
Gueorgui ARMIANOV: He Who Drinks Does Not Think of Evil (How to Say ‘to
Drink’ and ‘Beverage’ in Bulgarian Slang?) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sabine BASTIAN, Christian OERTL: Youth Slang Expressions Relating to the
Consumption of Alcoholic Drinks in German and French . . . . . . . . . . . . . .
Máté KOVÁCS: Beuverie express, biture express or alcool défonce: How to Speak
about binge drinking and Alcohol use in French . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Andrzej NAPIERALSKI: Drinking in Youth Language: A Study of the Language
of Young People in Poland . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Anna BOCHNAKOWA: Our First Drink – Milk. Study of the Word in French and
in Polish . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Joanna CHOLEWA: Causative Constructions with the Verb ‘boire’: A French-Polish Contrastive Analysis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Małgorzata IZERT: Une larme de cognac and un soupçon de lait – About Some of
the Nominal Quantifiers That Indicate Small Quantity . . . . . . . . . . . . . . . . .
Małgorzata POSTURZYŃSKA-BOSKO: An Analysis of the Vocabulary Relating to Wine Drinking, Based on Dictionnaire comique by Ph.-J. Le Roux
(1786) and Dictionnaire de l’Académie Française (1798). . . . . . . . . . . . . . .
Łukasz SZKOPIŃSKI: “The Foundation of a Frightful Existence”, or What Princes of Darkness Drink . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dávid SZABÓ: There Will be to Drink? Drinks in the Language of Aristide Bruant
Agnieszka WOCH: A Contrastive Analysis of Alcohol-Related Terms in Broken
Glass by Alain Mabanckou and Its Polish Translation. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Alicja KACPRZAK: Between poison vert and fée verte: Some Remarks on the
Words and the Speech of Absinthe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mieczysław GAJOS: The Verb “to Drink” and the Names of Drinks in French
Language Lessons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
[225]
5
9
21
33
47
59
71
83
99
109
121
131
139
149
159
169
181
226
Table of Contents
Tatiana RETINSKAYA: The Functioning of Regionalisms Denoting Drinks in the
Works of Local Authors as Exemplified by the Champagne-Ardennes Region . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
195
Reviews
Agnieszka KONOWSKA: Persuasion at the Service of Great Causes. A Comparative Franco-Polish Study of Societal Campaigns Against Racist, Homophobic and Serophobic Discrimination. Woch Agnieszka, 2019, Łódź,
Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Jan LAZAR: The Weights of Words. Tribute to Alicja Kacprzak. Konowska
Agnieszka, Woch Agnieszka, Napieralski Andrzej, Bobińska Anna (eds.),
2018, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego . . . . . . . . . . . . . . . . . .
217
Index of Authors . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
219
205
RÉDACTEUR AUX PRESSES UNIVERSITAIRES DE ŁÓDŹ
Agnieszka Kałowska
COUVERTURE
Katarzyna Turkowska
Publication financée par la Faculté de Philologie de l’Université de Łódź
Publication des Presses Universitaires de Łódź
1re édition. W.09429.19.0.Z
Ark. wyd. 13,5; ark. druk. 14,25
Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego
90-131 Łódź, ul. Lindleya 8
www.wydawnictwo.uni.lodz.pl
e-mail: ksiegarnia@uni.lodz.pl
tel. (42) 665 58 63