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ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS « FOLIA LITTERARIA ROMANICA » COMITÉ ÉDITORIAL Alicja Kacprzak Witold Konstanty Pietrzak RÉDACTEURS THÉMATIQUES Andrzej Napieralski Jean-Pierre Goudaillier COMITÉ SCIENTIFIQUE Sabine Bastian (Universität Leipzig), Anna Bochnakowa (Uniwersytet Jagielloński) Marina Aragón Cobo (Universidad de Alicante), Jean-Pierre Goudaillier (Université Paris Descartes), Marie-Luce Honeste (Université de Rennes), Jean-François Sablayrolles (Université Paris Diderot), Isabel María Uzcanga Vivar (Universidad de Salamanca) COMITÉ DE LECTURE dr Jolanta Dyoniziak (Uniwersytet Adama Mickiewicza Poznań), prof. Colette Feuillard (Université Paris Descartes), dr Christine Jacquet-Pfau (Collège de France) prof. Jan Lazar (Ostravskà Univerzita), prof. Magdalena Lipińska (Uniwersytet Łódzki) dr Alexandra Marti (Universidad de Alicante), prof. Ondřej Pešek (Masarykova Univerzita) prof. Montserat Planelles (Universidad de Alicante), prof. Nuria Rodriguez Pedreira (Universidad de Santiago de Compostella), prof. Fernande Ruiz Quemoun (Universidad de Alicante), dr Elena Sandakova (Universidad de Alicante) prof. Marc Sourdot (Université Paris Descartes), dr Giovanni Luca Tallarico (Università degli Studi di Verona), prof. Maria de Los Angeles Llorca Tonda (Universidad de Alicante) SECRÉTAIRE Magdalena Koźluk © Copyright by Authors, Łódź 2019 © Copyright by Uniwersytet Łódzki, Łódź 2019 ISSN 1505-9065 e-ISSN 2449-8831 Adresse de la rédaction 90-236 Łódź, Pomorska 171/173 www.romanica.uni.lodz.pl ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.01 ń ń Avant-propos Le présent ouvrage « Boire et boissons » – Comment parle-t-on des boissons et de l’action de boire en termes académiques, littéraires et populaires / argotiques constitue d’une certaine manière une suite au volume « Culture et mots de la table – Comment parle-t-on de la nourriture et de la cuisine en termes académiques, littéraires et populaires / argotiques ? » (Sabine Bastian / Uta Felten / Jean-Pierre Goudaillier [éds]), Berlin, Peter Lang, 2019, Coll. ‘Sprache – Kultur – Gesellschaft’, 21, 310 pages. Les 17 articles, qui y sont présentés, se répartissent en fonction de 5 thématiques : boire, boissons et …. a) argots, b) langue des jeunes, c) linguistique, d) littérature, e) discours. Dans sa contribution intitulée ‘Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques et l’action de s’enivrer dans l’argot des sublimes’ Stephane Hardy (Université de Siegen, Allemagne) à partir du livre Question sociale. Le Sublime ou le travailleur tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être de Denis Poulot (1870) se propose de décrypter l’argot des sublimes en présentant plus particulièrement les termes relatifs aux boissons alcooliques, voire alcoolisées, et à l’action de s’enivrer (p. 9-20). Jean-Pierre Goudaillier (Université Paris Descartes, France) présente, quant à lui, les résultats d’une recherche relative aux appellations des diverses boissons par les Poilus lors de la première guerre mondiale (1914-1918) en mettant en valeur les termes et expressions populaires et / ou argotiques, qu’utilisaient les combattants dans les tranchées côté français pour désigner les boissons (eau, café, vin et autres boissons alcoolisées) et les moyens pour les faire parvenir au front (p. 21-31). Les deux articles suivants concernent, quant à eux, non pas des termes argotiques à base française, mais ceux relevés dans des argots non francophones : Laurențiu Bălă (Université de Craiova, Roumanie) s’intéresse aux procédés de création des métaphores argotiques désignant les boissons, essentiellement alcoolisées, en argot roumain en constatant une richesse métaphorique des vocables [5] 6 Avant-propos et constructions lexicales de ce champ lexical (p. 33-45). Quant à Gueorgui Armianov (INALCO, Université Sorbonne Paris Cité, France), il fournit un nombre important d’éléments de réponse à la question ‘comment dire boire et boisson en langage familier et en argot bulgare ?’, ce qui lui permet de conclure qu’il existe une grande disparité entre la langue standard bulgare et ses variétés non-standard (p. 47-58). Les parlers des jeunes sont l’objet des trois articles. Sabine Bastian (Université de Leipzig) et Christian Oertl (Université de Leipzig) proposent une étude contrastive allemand / français en faisant un inventaire des expressions non-standard actuelles concernant les boissons alcooliques et l’acte de boire, notamment chez des jeunes, mais aussi chez des personnes plus âgées influencées par le langage des jeunes, tout en nous rappelant que le traducteur doit veiller aux traditions et normes de la culture source ainsi qu’à celles de la culture cible (p. 59-70). L’étude de Máté Kovács (Université Eötvös Loránd de Budapest, Hongrie) porte sur le phénomène du binge drinking (beuverie express en français) en particulier et la consommation de boissons alcoolisées de manière générale à partir d’un corpus composé de blogs, d’articles de presse en ligne et de forums de discussion et révèle un grand nombre d’expressions en français non standard, argotique utilisées par les internautes (p. 71-82). À partir d’une observation du site polonais www.miejski.pl (dictionnaire de la langue des jeunes) Andrzej Napieralski (Université de Łódź, Pologne) classe en fonction des procédés lexicogéniques à la base de leur création les nouvelles formes lexicales (de forme, de sens, emprunts) utilisées pour désigner les divers types d’alcool consommés, les consommateurs et les rites de consommation (p. 83-97). L’étude linguistique d’Anna Bochnakowa (Université Jagellonne de Cracovie, Pologne) traite des formations dérivées et composées et des expressions phraséologiques françaises avec lait et polonaises avec mleko, tout en rappelant certains emplois métonymiques et métaphoriques constatés dans les deux langues ; il peut être établi que la plupart des connotations du mot mleko recoupe celles du mot français, la nature du référent étant à l’origine du fonctionnement du lexème dans les deux langues qui ne diffère pas d’une façon notable (p. 99107). L’étude contrastive français / polonais des constructions causatives avec le verbe boire de Joanna Cholewa (Université de Białystok, Pologne) prend pour point de départ la construction causative française faire boire et ses correspondants en langue polonaise. Le but de l’analyse consiste à observer les régularités qui se manifestent au niveau du choix du verbe polonais au moment de la traduction de faire boire (p. 109-119). À partir d’exemples français Małgorzata Izert (Université de Varsovie, Pologne) étudie, quant à elle, les quantifieurs nominaux employés pour désigner une petite quantité et nous présente la combinatoire des collocatifs marquant une petite quantité, le plus souvent de liquide, tout en précisant la valeur sémantique de ces collocatifs. Certains quantifieurs nominaux remplissent la fonction de collocatifs figuratifs, d’autres la fonction de collocatifs Avant-propos 7 métaphoriques, lorsqu’ils sont combinés avec des noms abstraits (p. 121-130). Małgorzata Posturzyńska-Bosko (Université Marie Curie-Skłodowska de Lublin, Pologne) nous fournit une analyse lexicale du vocabulaire concernant le vin d’après le Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial de Philibert-Joseph Le Roux de 1786 et la 5ème édition du Dictionnaire de l’Académie Française de 1798, deux dictionnaires de conceptions lexicographiques différentes. Son étude permet d’établir, entre autres, que le dictionnaire de Le Roux montre la richesse de la création verbale, aussi bien dans le monde populaire que dans la société raffinée, des termes que l’on retrouve dans le dictionnaire de l’Académie, dans lequel ils sont classés comme vieillis, familiers, vulgaires et proverbiaux (p. 131-138). La littérature d’expression française est présente dans trois articles. En prenant pour exemple le roman datant de 1825 La Vampire, ou la vierge de Hongrie d’Étienne-Léon de Lamothe-Langon, Łukasz Szkopiński (Université de Łódź, Pologne) analyse le rôle joué par le sang et détermine quelles sont ses fonctions dans ce texte appartenant au genre gothique particulièrement fécond à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle ; le sang ne constitue pas uniquement la nourriture physique des vampires, mais est aussi leur essence vitale, la condition de leur survie (p. 139-147). Dávid Szabó (Université Eötvös Loránd de Budapest, Hongrie) s’intéresse au français argotique et populaire au tournant des XIXe et XXe siècles en étudiant la terminologie relative aux différentes boissons chez Aristide Bruant, telle qu’on la trouve dans son dictionnaire L’Argot au XXe siècle daté de 1901 et dans les paroles de ses chansons. Son analyse révèle des éléments lexicaux ayant diverses significations dont on doit la formation – par des procédés sémantiques – à l’imagerie alimentaire relative à la notion de boire (p. 149-158). Agnieszka Woch (Université de Łódź, Pologne), quant à elle, étudie à partir de la traduction polonaise de Verre Cassé (2005) d´Alain Mabanckou les termes et expressions liés à l’univers de l’alcool, entre autres ceux et celles désignant des objets, des types de boissons, des dénominations relatives à une personne qui s’enivre, mais aussi les mots et expressions suggérant un état de dépendance et les verbes et expressions verbales renvoyant à l’action de boire. L’ensemble de ce vocabulaire constitue un réel défi pour le traducteur, car il s’agit surtout de verbes et d’expressions verbales iconiques (p. 159-167). Suivent trois articles qui prennent le français pour exemple : l’analyse d’Alicja Kacprzak (Université de Łódź, Pologne) est consacrée aux mots désignant l’absinthe. Cette boisson alcoolisée se trouve largement exploitée dans la littérature, la peinture, la chanson, etc. à la fin du XIXe et au début de XXe siècle, car son usage s’est largement popularisé à cette époque. D’un point de vue diasystémique le vocabulaire de l’absinthe est très riche, car il comporte non seulement des mots standard, mais aussi des termes familiers, populaires, argotiques et techniques, ce qui est dû à la vogue de cette boisson, qui plus est dans différents milieux sociaux (p. 169-179). Une approche diachronique permet à Mieczysław Gajos (Université 8 Avant-propos de Łódź, Pologne) d’étudier le lexique dans les manuels de français. En prenant pour exemple le système éducatif polonais il répond aux deux questions : quelle place occupe le champ sémantique de la consommation de boissons dans les manuels scolaires d’enseignement du français langue étrangère ? Quel est le choix du vocabulaire lié à ce champ thématique opéré par les auteurs des manuels de FLE ? (p. 181-193). Tatiana Retinskaya (Université d’Orel, Russie) étudie la survivance des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres de différents auteurs originaires de Champagne et des Ardennes, ceci à partir d’enquêtes de terrain récemment effectuées dans des communes du département de la Marne et de celui des Ardennes. Par ailleurs, sa recherche met aussi au jour les différents procédés de sémantisation utilisés par les auteurs régionaux (p. 195-203). ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.02 Stéphane Hardy ń Université de Siegen ń https://orcid.org/0000-0002-1080-2475 hardy@romanistik.uni-siegen.de Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques et l’action de s’enivrer dans l’argot des sublimes RÉSUMÉ Denis Poulot naquit à Gray-la-Ville, au nord de Dijon, le 3 mars 1832. Après son parcours à l’École des Arts et Métiers de Châlons, il s’installa à Paris pour y débuter sa première étape professionnelle avant de s’établir comme entrepreneur et de fonder plusieurs fabriques. En partageant la vie de ses ouvriers, leurs conditions de travail, leurs habitudes ainsi que leurs contestations quotidiennes, Poulot eut, en tant que patron, une occasion unique de pouvoir étudier de très près leur façon de s’exprimer. Il en résulta son ouvrage Question sociale. Le Sublime ou le travailleur tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être (1870) dont l’argot desdits sublimes, qui s’y trouve mentionné, échappa, jusqu’à présent, à une étude linguistique, voire argotologique1. Sans qu’elle soit exhaustive, on trouvera, dans cet article, l’essentiel de la liste des unités lexicales et des expressions propres à l’argot des sublimes se focalisant sur le domaine des boissons alcooliques, sur l’action de boire et de s’enivrer et, enfin, sur les différentes dénominations du marchand de vin ainsi que sur celles désignant son établissement. MOTS-CLÉS – argot, sublimes, Denis Poulot, vie ouvrière, alcoolisme Gloria, canon, quand est-ce and poteau télégraphique: Alcoholic Beverages and the Action of Drinking in the Language of the Sublimes SUMMARY At first glance, it may seem surprising that Denis Poulot’s book, titled Question sociale. Le Sublime ou le travailleur tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être (1870), can be taken into consideration for an argot analysis. However, social historians perceive this author’s work as a valuable testimony to the literature on the French working-class life in the 19th century. Against this background, the academic interest in Poulot’s work has so far focused only on the life and working conditions 1 Une analyse préliminaire de l’argot des sublimes a déjà été réalisée par l’auteure de la présente étude. Voir S. Hardy, « Die Sprache der sublimes im Paris des 19. Jahrhunderts », in Geheimsprachen unter besonderer Berücksichtigung der Romania, éds. S. Hardy, S. Herling, K. Siewert, Hamburg [et al.], 2015, p. 137-161. [9] 10 Stéphane Hardy of workers and not on the language of the so-called sublimes. A linguistic study of the sublimes (Hardy 2015) has already shown that it is worth investigating certain concepts, their meanings, and etymologies. First, this article introduces Denis Poulot and his work. Subsequently, the language of the sublimes is examined from a linguistic point of view. Here, the focus is on semantic fields, in particular the field of alcoholic beverages, wine merchants, and the action of drinking. KEYWORDS – Sublimes, working-class language, 19th century, argot, alcohol Introduction À première vue, il peut paraître curieux, voire superflu, d’envisager l’ouvrage de Denis Poulot, Question sociale. Le Sublime ou le travailleur tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être (1870), dans le but d’une analyse argotologique. En effet, cet ouvrage, communément connu sous son titre abrégé Le Sublime, est perçu par les spécialistes de l’histoire sociale comme un « précieux témoignage […], qui est à la fois direct, détaillé et précis, dans un corpus documentaire et une littérature sur la vie ouvrière française du XIXe siècle particulièrement lacunaires et décevants »2. De ce fait, l’intérêt des historiens et des sociologues se trouve porté vers la vie et la condition ouvrières, les habitudes d’embauche, les contestations quotidiennes et la vie familiale des ouvriers3 plutôt que vers les termes d’argot employés par ces derniers. Or, une étude préliminaire du lexique argotique employé par les sublimes a bien montré qu’il vaut la peine de s’arrêter sur le sens et sur l’étymologie de certains termes4. Dans un premier temps, la présente contribution se donne pour objectif de présenter Denis Poulot, son ouvrage et la notion de sublimité de l’ouvrier. Nous exposerons, par la suite, les champs sémantiques les mieux représentés dans l’argot des sublimes en résumant les résultats issus de notre étude préalable5. Finalement, cette contribution propose de décrypter l’argot des sublimes en se focalisant particulièrement sur les termes relatifs aux boissons alcooliques, voire alcoolisées, aux termes utilisés pour dénommer le marchand de vin ainsi que son établissement, et à l’action de boire et de s’enivrer. 1. Denis Poulot et les sublimes Denis Poulot naquit à Gray-la-Ville, au nord de Dijon, le 3 mars 1832. À l’âge de 15 ans, en 1847, il sortit de l’École des Arts et Métiers de Châlons et décida de s’installer à Paris, tout d’abord à l’atelier de son frère, où il fut, pendant trois 2 3 4 5 B.-P. Lécuyer, « Poulot Denis, Question sociale. Le Sublime ou le travailleur parisien tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être », Revue française de sociologie, 1981, 22-4, p. 629. Cf. A. Cottereau, « Étude préalable », in Question sociale. Le Sublime ou le travailleur tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être, D. Poulot, Paris, 1980, p. 8. Cf. S. Hardy, op. cit., p. 137-161. Ibid., p. 153 sq. Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques... 11 ans et demi, successivement ajusteur, tourneur, dessinateur et chef-monteur6. À la suite de cette première étape professionnelle, il devint, en 1852, contremaître dans la construction de locomotives. Enfin, en 1857, il s’établit comme patron et entrepreneur dans la machine-outil et fonda une fabrique de ferronnerie dans le XIXe arrondissement de Paris qu’il céda en 1868. Quatre ans plus tard, il créa, dans le XIe arrondissement, une fabrique de produits et de machines pour le polissage des métaux qu’il transmit à ses fils juste avant sa mort, le 28 mars 19057. Une étape majeure de sa vie fut celle entre 1879 et 1882 lorsque Poulot fut maire du XIe arrondissement, époque durant laquelle il publia un certain nombre d’ouvrages techniques de grande valeur, certains ayant trouvé leur transposition dans les écoles professionnelles et pratiques d’industrie8. Outre ces ouvrages, Poulot rédigea des essais traitant des conditions de vie et de travail de l’époque : « il utilisa [ses grandes qualités d’observation] également pour l’étude des milieux dans lesquels il avait longtemps vécu et elles lui avaient donné, en 1869, l’idée d’écrire Le Sublime, livre des plus curieux et des plus intéressants au point de vue social […] »9. Cottereau indique, dans son étude préalable de l’essai de Poulot, que cet ouvrage apparaît comme étant un pamphlet anti-ouvrier qui se révèle être la dénonciation de l’insoumission ouvrière, disposition étant devenue très populaire dans l’industrie parisienne de l’époque10. D’autre part, on peut y lire que l’ouvrier était « allergique à l’autorité patronale [et] se désignait parfois lui-même, par ironie, comme un sublime ouvrier »11. Le terme sublime est un nom masculin « que se donnent certains ouvriers qui ne font rien d’utile, mais se livrent à la boisson, contractent des dettes qu’ils ne paient pas, et se font gloire de leurs vices et de leur paresse »12. La consultation d’autres ouvrages dictionnairiques de référence indique que la notion d’ouvriers dits sublimes est toujours exclusivement liée à l’essai de Denis Poulot, Le Sublime, publié en 187013. Avec cet ouvrage, nous disposons en effet d’un document historique authentique d’un intérêt certain non seulement pour les historiens, mais aussi pour les spécialistes de l’argot : Poulot offre à ses lecteurs une description de la réalité des pratiques ouvrières dont l’accès n’est plus possible autrement. Il fait apparaître ces pratiques, entre autres, 6 Cf. D. Poulot, « Notices nécrologiques », Bulletin administratif de la Société des anciens Élèves des Écoles nationales d’Arts et Métiers, 1905, no 4, p. 333 sq. 7 Ibid., p. 329. 8 Ibid., p. 327. 9 Ibid., p. 329. 10 Cf. A. Cottereau, op. cit., p. 7. 11 Ibid. 12 Le Littré, Le Dictionnaire de référence de la langue française, 2007, t. 18, Paris, p. 652. 13 Nous avons consulté le Trésor de la langue française informatisé (désormais abrégé en TLFi) (http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 10.10.2018]), le FEW en ligne (Französisches Etymologisches Wörterbuch de Walther von Wartburg, https://apps.atilf.fr/lecteurFEW / [consulté le 23.08.2018]) ainsi que Le Langage parisien au XIXe siècle de Lazare Sainéan, Paris, 1920. 12 Stéphane Hardy à l’aide de restitutions de dialogues authentiques entre ouvriers ou sublimes, entre ouvriers et marchands de vin, entre ouvrier en tant que père de famille etc. Ce sont ces précieuses restitutions de dialogues qui offrent aux argotologues une vue sur le langage très particulier des sublimes. Selon Poulot, « si ce langage est moins que fleuri, il est énergique »14. Il le qualifie d’« espèce de langue verte »15 qu’il présente au lecteur dans toute sa crudité en essayant de rester le plus authentique possible. Poulot cherche même à s’excuser pour les duretés et les brutalités de ce langage16. 2. Analyse du lexique argotique Notre première étude portant sur le langage des sublimes17 nous a montré qu’il valait la peine de s’arrêter sur le sens et sur l’étymologie de certains termes qui, pour beaucoup d’entre eux, ne se trouvent pas entièrement, voire pas encore répertoriés dans les dictionnaires d’argot de référence18. La présente analyse du lexique argotique a été menée sur un corpus comprenant tous les éléments de langue parlée (lexèmes et locutions) relevés dans les dialogues entre ouvriers sublimes et dont Poulot reproduit les formes écrites. Le langage des sublimes contient, d’une part, des éléments issus du français commun et familier et, d’autre part, du français argotique. Il faut souligner que la fixation écrite de l’argot des sublimes par Poulot ne constitue pas une source sûre, puisque cette fixation fait uniquement apparaître des usages individuels. Il n’est donc pas certain que le matériel lexical recueilli dans notre corpus puisse s’appliquer à l’ensemble d’un groupe, notamment à tous les sublimes. En outre, l’argot se limite généralement à son usage oral et sa réalisation écrite demeure une exception. Il faut donc également tenir compte du fait que la fixation écrite des formes argotiques orales peut toujours aussi représenter une certaine falsification19. 2.1. Les champs sémantiques Nous avons pu relever un certain nombre d’unités lexicales et d’expressions propres à l’argot des sublimes que nous avons regroupées autour de sept champs sémantiques. Il s’agit plus particulièrement de celui des comportements et activités 14 15 16 17 18 19 D. Poulot, Question sociale. Le Sublime ou le travailleur parisien tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être, Paris, 1870, p. 9. Ibid. Ibid. S. Hardy, op. cit., p. 137-161. Il s’agit, entre autres, du Dictionnaire de l’argot et du français populaire de J.-P. Colin, J.-P. Mével et C. Leclère, (Paris, 2010), du Dictionnaire du français non conventionnel de J. Cellard et A. Rey (Paris, 1991), du Dictionnaire du français argotique et populaire de F. Caradec et J.-B. Pouy (Paris, 2009) ou encore de l’ouvrage Le Langage populaire de H. Bauche (Paris, 1951). Cf. V. Noll, Die fremdsprachlichen Elemente im französischen Argot, Frankfurt, 1991, p. 20. Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques... 13 physiques et psychiques des ouvriers, des parties du corps, des professions, de l’argent, de l’alcool, des désignations attribuées à l’atelier / la fabrique ainsi que des dénominations de personnes (autodénomination, dénomination du patron, des ouvriers / collègues de travail, des marchands de vin, des enfants et des femmes, à savoir des épouses, des prostituées, des maîtresses). Ce sont le champ de l’alcool et celui des dénominations des marchands de vin qui nous intéressent plus particulièrement et sur lesquels nous proposons désormais de nous concentrer. 2.2. Les boissons alcooliques et alcoolisées Dans le domaine des boissons alcooliques et alcoolisées, nous avons pu identifier plusieurs termes, pour la plupart des noms, désignant soit ‘l’eau-de-vie’ soit ‘le vin’. Il s’agit premièrement du terme vitriol. Celui-ci est issu de la chimie et synonyme de ‘sulfate’ ou d’‘acide sulfurique concentré’20. Chez les sublimes, le vitriol signifie ‘eau-de-vie très forte et de mauvaise qualité’, métaphore transportant l’idée des effets corrosifs causés par l’acide sulfurique qu’est le vitriol. Notons, deuxièmement, le terme chien pour ‘eau-de-vie’. Ainsi que le remarque Sainéan, « les animaux domestiques, et tout particulièrement le chien et le chat, ont fourni à l’argot nombre d’images frappantes »21. Le nom de cet animal a en effet souvent servi à exprimer des qualités péjoratives, comme par exemple la paresse (cagne ‘flemme, paresse’) ou le vagabondage (cabot ‘comédien ambulant’)22. Même si ce terme peut être critiqué quant à son origine incertaine, nous passons en revue trois hypothèses formulées dans plusieurs ouvrages. Selon Francisque Michel, on aurait donné à l’eau-de-vie le nom de chien à cause de l’expression qui dit que le chien est le meilleur ami de l’homme. Le chien et l’eau-de-vie sont donc perçus comme étant les meilleurs amis de l’homme23. Selon Nisard, par contre, on aurait donné à l’eau-de-vie le nom de chien à cause d’un usage très commun au XVIIIe siècle, qui consistait à donner de l’eau-de-vie aux jeunes chiens pour les empêcher de grossir24. Sainéan signale que l’eau-de-vie n’est pas uniquement dénommée chien, mais aussi rude25. Ceci s’expliquerait peut-être par le fait que, des centaines d’années durant, le chien fut utile à l’homme en étant traité plus ou moins rudement suivant les services qu’il lui rendait. Le mot chien pour ‘eau-de-vie’ suggère sans équivoque que la consommation sera mauvaise et rude. Une dernière hypothèse, paraissant plus probable, affirme que l’eau-de-vie 20 21 22 23 24 25 Cf. TLFi, op. cit., entrée ‘vitriol’ (http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 16.10.2018]). L. Sainéan, Le Langage parisien au XIXe siècle, Paris, 1920, p. 377. Cf. ibid., p. 378. F. Michel, Études de philologie comparée sur l’argot et sur les idiomes analogues parlés en Europe et en Asie, 1856, Paris, p. 109. C. Nisard, De quelques parisianismes populaires et autres locutions non encore ou plus ou moins imparfaitement expliquées des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 1876, p. 52. Cf. L. Sainéan, op. cit., p. 378 et 577. 14 Stéphane Hardy est dénommée chien, puisqu’on l’appelait vulgairement du sacré chien tout pur26. Un autre animal ayant fourni au langage des sublimes une image frappante est le renard. De l’appellatif du renard dérive le terme argotique renard qui signifie chez les sublimes « un bouillon et une chopine de vin dedans »27. Le sublime mange son renard lorsque son estomac est brûlé par l’alcool et que celui-ci ne peut digérer autre chose que des aliments mous. En argot, le renard porte le sens de ‘vomissement’28. On y trouve également l’expression piquer un renard et le verbe renarder dans le sens de ‘vomir’29. Il s’agit en effet d’une métaphore faisant non seulement allusion au terme argotique renard ‘vomissement’ représentant un mélange d’aliments, mais encore à l’opération nauséabonde d’écorcher un renard qui peut provoquer le vomissement30. Venons-en au terme gloria qui signifie ‘liqueur chaude composée de café et d’eau-de-vie ou de rhum’ et dont l’origine est tirée d’un contexte religieux. En effet, chanter le gloria, c’est chanter l’« hymne de louange commençant par les mots Gloria in excelsis Deo »31. En argot des sublimes, le terme gloria a sans doute été transmis par de joyeux buveurs qui, à la fin du repas, chantaient le Gloria32. On peut lire, à l’article « café » du Grand Larousse du XIXe siècle, cette citation qui nous décrit la pratique du gloria à la fin d’un repas : On boit d’abord la moitié d’une tasse de café, puis on remplit la tasse d’eau-de-vie, c’est le gloria ; on boit encore la moitié de la tasse, puis on remplit derechef pour faire le gloria gris, qu’on absorbe entièrement ; le gloria gris absorbé, on remplit la tasse d’eau-de-vie, qui se boit sous le nom de rincette ; à la rincette succède une autre tasse pleine, qu’on appelle la surrincette ; après cela, on ne boit guère plus que le pousse-café33. Également issu du contexte religieux, le terme nectar est synonyme de ‘vin médiocre’34. Il s’agit en effet d’une antiphrase, puisque, à l’origine, le nectar est la « boisson habituelle des dieux […] qui conférait l’immortalité à l’être humain qui en buvait »35. Par extension, le nectar est, en français standard, toute sorte de liqueur agréable, et, en particulier, les vins excellents. 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 Cf. C.-L. D’Hautel, Dictionnaire du bas-langage ou des Manières de parler usitées parmi le peuple, Paris, 1808, t. 1, p. 201. Le terme chien serait l’abréviation de sacré chien, cf. L. Larchey, Dictionnaire historique d’argot, Paris, 1881, 9e éd., p. 102. D. Poulot, op. cit., p. 86. J.-P. Colin [et al.], op. cit., p. 689. L. Larchey, op. cit., p. 283 et 312. Cf. L. Larchey, op. cit., p. 312. TLFi, op. cit., entrée ‘gloria’ (http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 16.10.2018]). Cf. FEW en ligne, t. 4, p. 166 sq., (https://apps.atilf.fr/lecteurFEW/ [consulté le 23.08.2018]). P. Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1872, Paris, t. 8, p. 1307. Dans D. Poulot, op. cit., nous retrouvons les locutions avaler son nectar (p. 206) et être lesté du nectar (p. 86). TLFi, op. cit., entrée ‘nectar’ (http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 16.10.2018]). Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques... 15 Outre les emplois métaphoriques présentés jusqu’ici, nous avons pu isoler trois types de métonymies dans le langage des sublimes. Quand il est pur, l’alcool est avant tout désigné par des métonymies faisant appel à la couleur du liquide, comme le montrent les exemples jaune ‘eau-de-vie’, blanche ‘eau-de-vie’ et bleu ‘vin médiocre laissant sur la nappe des taches bleuâtres’. Il s’agit en effet d’une relation de contiguïté entre une propriété spécifique, à savoir la couleur, et le produit, donc le vin ou l’eau-de-vie. Pour ce qui est des termes saladier ‘vin sucré’, pichenet ‘vin’, canon ‘vin’ ou canon de la bouteille ‘vin à la bouteille’ et poisson ‘vin’, il s’agit de métonymies assez répandues dans l’argot du contenant pour le contenu, étant donné que pichenet vient du mot pichet qui signifie ‘cruche, pot à vin’36. Les termes canon et poisson sont, quant à eux, d’anciennes unités de mesure pour le vin et les alcools, puis des verres de cette mesure37. Plus rares sont les métonymies de la partie pour le tout, comme poivre ou goutte ‘eau-de-vie, alcool’. 2.3. Les dénominations du marchand de vin et de son établissement Comme nous le signale Sainéan, « le marchand de vin a souvent excité la verve populaire »38. Dans le langage des sublimes, le marchand de vin comporte un nombre important de dénominations différentes pour lesquelles leurs créateurs ont envisagé plusieurs aspects typiques du marchand de vin. Il s’agit premièrement de sa corpulence, notamment quand celui-ci est appelé mastroquet. Le mastroquet aurait, selon Esnault, une origine flamande et viendrait du terme meister ‘patron’39 ou bien maesterke ‘petit patron’40, voire meisterke, appellation usuelle d’un tenancier d’auberge41. Selon Sainéan, le terme viendrait de mastoc ‘lourd, épais, gros’, ‘contaminé par stroc ‘setier’ (ancienne mesure de grains ou de liquides ; un demisetier est un quart de litre de vin). Un mastroquet serait donc « un gros bonhomme qui débite des strocs »42. La dénomination du marchand de vin peut, deuxièmement, être liée à l’attitude machinale de ce dernier. Le terme minzingue ou sa variante phonétique minzingo (qui en est la prononciation parisienne) figurant dans l’argot des sublimes en sont des exemples. Ces termes sont des variantes du terme mannezingue ‘marchand de vin’. Il s’agit d’une contamination de mannequin ‘petit bonhomme’ et de zingue ‘comptoir’43. Ici, le marchand de vin est perçu comme l’automate du comptoir en zinc et c’est bien son attitude machinale qui est mise en valeur. 36 37 38 39 40 41 42 43 Cf. FEW en ligne, t. 1, p. 361 sq., (https://apps.atilf.fr/lecteurFEW/ [consulté le 23.08.2018]). Cf. J.-P. Colin [et al.], op. cit., p. 139 ; cf. L. Larchey, op. cit., p. 288. L. Sainéan, op. cit., p. 268. G. Esnault, Dictionnaire historique des argots français, Paris, 1965, p. 418. Ibid., p. 619. Cf. J.-P. Colin [et al.], op. cit., p. 501. Cf. L. Sainéan, op. cit., p. 116 et 268. Cf. ibid., p. 112 sq. ; le terme mastroquet a remplacé le terme minzingue qui est sorti d’usage au XIXe siècle (cf. ibid., p. 113). 16 Stéphane Hardy Venons-en, troisièmement, aux termes évoquant l’attitude trompeuse et frauduleuse du marchand de vin, tels que voleur, filou, roussin et empoisonneur. Les sublimes nommaient ainsi le marchand de vin, parce que ce dernier avait l’habitude de servir un vin de médiocre qualité qui empoisonnait les buveurs, ou parce qu’il effectuait une facturation trop élevée que les sublimes ne contestaient que rarement étant donné leur état d’ébriété. En effet, le mot roussin signifie ‘agent de police’ parce qu’un homme aux cheveux roux était réputé pour être méchant et traître44. D’autres locutions repérées dans Le Sublime de Poulot attestent également l’image d’un marchand de vin trompeur : être de la bande à Vidocq, marquer à la fourchette (fourchette ‘doigts de la main pour voler’) ainsi que maquiller le pichenet ou le vitriol. Le marchand de vin n’était pas perçu par tous les sublimes comme un homme trompeur et frauduleux, mais, tout au contraire, comme un médecin ou un pharmacien. Ces deux termes soulignent la faculté liée au marchand de vin de rendre ou de conserver la santé des sublimes tout en leur offrant de l’alcool qui fut tenu pour un remède incontestable par tant d’ouvriers de l’époque. Quant à l’établissement du marchand de vin, nous pouvons noter une multitude de métaphores. En voici quelques exemples : la machine à soûler, la boîte à poivre, la mine à poivre ou encore l’assommoir – les sublimes aimaient fréquenter les assommoirs, puisqu’il s’agissait d’établissements dans lesquels l’alcool assommait rapidement, c’est-à-dire que les buveurs arrivaient rapidement à un état d’ébriété. Nous avons également relevé, à plusieurs reprises, le terme sénat comme synonyme de l’établissement du marchand de vin. Il s’agit ici du lieu dans lequel certains sublimes faisant partie d’un syndicat se retrouvaient régulièrement pour parler des difficultés rencontrées dans leurs activités professionnelles et de la condition ouvrière de l’époque. Ceci explique donc l’emploi du mot sénat qui transporte l’idée d’une assemblée dont les membres détenaient un certain pouvoir et veillaient au respect des revendications du syndicat. 2.4. État d’ivresse Les sublimes utilisent un nombre assez important de locutions et de verbes relevant de l’argot commun et traduisant, d’une part, l’action de boire et de s’enivrer (par exemple boire comme une éponge, pomper son petit coup, se mouiller, prendre son allumette, se cogner, béquiller ou se piquer le nez) et, d’autre part, l’état d’ébriété qui en résulte (par exemple avoir les douilles (‘cheveux’) comme un balai à macadam, avoir mal aux cheveux (avant tout le lundi) ainsi que avoir un verre de pichenet dans le fusil). Ces exemples montrent que, pour l’expression générale de ‘boire’, de ‘boire à l’excès’ et d’‘être ivre’, les sublimes recourent très souvent à des métaphores frappantes. 44 Cf. L. Sainéan, op. cit., p. 441 ; « Les gens aux cheveux roux étant souvent considérés comme hypocrites et faux » cf. TLFi, op. cit., entrée ‘roussin’ (http://atilf.atilf.fr/ [consulté le 14.10.2018]). Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques... 17 Recherchant ostentatoirement une originalité qui leur est propre, les sublimes créent également des images correspondant à leurs occupations professionnelles (mécaniciens, monteurs etc.). La locution être bas d’eau qui signifie ‘ne plus avoir d’alcool dans le sang / corps’ en est un exemple. Il s’agit d’une métaphore « mécanique » qui fait allusion à une chaudière dans laquelle l’eau ne doit pas être inférieure à un certain niveau, sinon la pression baisse. Notons également l’expression ne pas foutre un coup de feu au serpentin : celle-ci est synonyme de l’expression précédente. En effet, si, dans une chaudière ou un générateur, le niveau de l’eau est inférieur à une certaine limite, le serpentin, c’est-à-dire le tuyau dans lequel circule un liquide ou un gaz, brûle. La phrase la pompe donne deux coups de trop signifie ‘s’enivrer’, car « dans une chaudière, on introduit de l’eau au moyen d’une pompe »45. L’expression être en pression ‘avoir trop bu’ à la même origine. Quand il y a trop d’eau chaude dans une chaudière ou dans un générateur, le volume et la pression augmentent. Quant aux deux expressions être monté à cinq ou l’aiguille du manomètre a bougé qui signifient toutes deux ‘s’enivrer’, il s’agit d’expressions faisant allusion à un manomètre, un appareil servant à mesurer la pression d’un liquide dans un espace fermé. L’expression chauffer le four ayant le sens de ‘s’enivrer’ a également été relevée dans l’argot des sublimes. Encore une autre phrase véhiculant la même signification est le giffard fonctionne bien. Pour comprendre qu’il s’agit ici d’une métaphore mécanique liée aux occupations professionnelles des sublimes, il faut connaître l’origine du terme giffard. En effet, chaque chaudière ou générateur possède un alimentateur qui règle l’alimentation de l’eau, donc de la pression. Et Giffard est le nom d’une société qui fabriquait, à l’époque, ces alimentateurs. Enfin, nous avons relevé l’expression les soupapes crachent, voire gueulent, signifiant ‘vomir’ qui fait bien évidemment allusion à une machine qui laisse échapper par les soupapes l’excédent de vapeur. Laissons de côté les métaphores dites « mécaniques » pour aborder maintenant les degrés de l’ivresse. Dans Le Sublime, Denis Poulot nous offre le passage suivant : Le samedi de paie il [l’ouvrier] s’émeut très bien avec les camarades […]. Voici la graduation faite par les mécaniciens d’un chemin de fer : 1o Attraper une petite allumette ronde : il est tout chose ; 2o Avoir son allumette de marchand de vin : il est bavard ; expansif ; 3o Prendre son allumette de campagne […] : il envoie des postillons et donne la chanson bachique ; 4o Il a son poteau kilométrique : son aiguille est affolée, mais il retrouvera son chemin ; 5o Enfin, le poteau télégraphique, le pinacle : soulographie complète ; ses roues patinent, pas moyen de démarrer46. 45 46 D. Poulot, op. cit., p. 36. D. Poulot, op. cit., p. 47. 18 Stéphane Hardy Cette graduation est non seulement une graduation visuelle partant d’un fin fragment de bois (l’allumette), passant par un poteau kilométrique servant de repères et de signalisation, pour aboutir à un énorme poteau télégraphique destiné à supporter des fils télégraphiques ainsi que leurs isolateurs. Nous y retrouvons également un jeu de mot avec le terme allumette (< allumer, s’allumer ‘s’échauffer par le vin, l’alcool’47 ; < allumé ‘légèrement ivre’48). L’adjectif ronde (< rond ‘ivre’49) sera successivement remplacé par d’autres compléments (de marchand de vin, de campagne) marquant, à leur tour, les degrés suivants de l’ivresse. Arrivons finalement au terme quand est-ce souvent utilisé par les sublimes lorsqu’un nouvel ouvrier est embauché à l’atelier. Il signifie ‘vin de bienvenue offert par un nouveau-venu dans l’atelier’ et est la forme abrégée de la phrase interrogative quand est-ce que tu payes ta bienvenue, ton embauchage ? Le terme quand est-ce est employé comme un nom comptable, invariable, pouvant être précédé d’un déterminant cardinal, comme le montre l’expression un / deux / trois quand est-ce à jauger (‘régler’). On notera également les locutions être du quand est-ce (‘faire partie d’un quand est-ce’) ainsi que avoir l’habitude du quand est-ce employées par les sublimes. Conclusion L’intérêt de cette étude a été de présenter Denis Poulot ainsi que son ouvrage Le Sublime à partir duquel nous avons construit un corpus comprenant les lexèmes qui font partie de l’argot des sublimes. Afin de définir les éléments argotiques qui relèvent du domaine spécifique de l’alcool (boissons alcooliques / alcoolisées, marchands de vin, état d’ivresse, action de boire et de s’enivrer), nous avons dépouillé le plus exhaustivement possible notre corpus dans le but de soumettre les données recueillies à une analyse linguistique. À l’issue de ce travail, trois constats peuvent être faits. Le premier a trait aux termes employés par les sublimes pour désigner l’alcool, plus particulièrement l’eau-de-vie ou le vin. L’analyse de ces termes a montré que ceux-ci donnent lieu à des emplois métaphoriques plutôt que métonymiques. Le deuxième constat porte sur les expressions relatives à l’action de boire et de s’enivrer. Nous y avons identifié de nombreuses métaphores dites « mécaniques » faisant allusion aux occupations professionnelles des sublimes. Nous avons souligné que certaines d’entre elles ne se trouvent pas encore répertoriées dans les dictionnaires d’argot de référence. Le troisième constat concerne l’intérêt majeur d’analyser l’ouvrage de Poulot dans une perspective linguistique. Comme déjà dit dans l’introduction 47 48 49 L. Sainéan, op. cit., p. 269. J.-P. Colin [et al.], op. cit., p. 10. Ibid., p. 706. Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques... 19 de cet article, l’ouvrage de Poulot a, jusqu’ici, plutôt servi de source aux historiens et sociologues, et non aux linguistes ou argotologues. Il convient donc d’en profiter pour étudier ce matériel argotique de façon encore plus systématique. Nous envisageons ultérieurement d’examiner de manière plus précise les champs sémantiques qui n’ont pas encore subi d’analyse linguistique détaillée, telles les désignations attribuées aux épouses et aux enfants des sublimes, à leurs maîtresses et aux prostituées que certains d’entre eux fréquentaient régulièrement. Bibliographie Bauche, Henri, Le Langage populaire, Paris, Payot, 1951 Caradec, François, Pouy, Jean-Bernard, Dictionnaire du français argotique et populaire, Paris, Larousse, 2009 Cellard, Jacques, Rey, Alain, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991 Colin, Jean-Paul, Mével, Jean-Pierre, Leclère, Christian, Dictionnaire de l’argot et du français populaire, Paris, Larousse, 2010 Cottereau, Alain, « Étude préalable : Vie quotidienne et résistance ouvrière à Paris en 1870 » in Question sociale. Le Sublime ou le travailleur tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être, D. Poulot, Paris, François Maspéro, 1980, p. 7-102 D’Hautel, Charles-Louis, Dictionnaire du bas-langage ou des Manières de parler usitées parmi le peuple, t. 1, Paris, de l’imprimerie de L. Haussmann, D’Hautel, F. Schœll, 1808 Esnault, Gaston, Dictionnaire historique des argots français, Paris, 1965 FEW en ligne = Französisches Etymologisches Wörterbuch, Walther von Wartburg, https://apps. atilf.fr/lecteurFEW/ Hardy, Stéphane, « Die Sprache der sublimes im Paris des 19. Jahrhunderts » in Geheimsprachen unter besonderer Berücksichtigung der Romania, éds. S. Hardy, S. Herling, K. Siewert, Hamburg [et al.], Geheimsprachen Verlag, 2015, p. 137-161 Larchey, Lorédan, Dictionnaire historique d’argot, 9e éd., Paris, E. Dentu, 1881 Larousse, Pierre, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, t. 8, Paris, Larousse, 1872 Lécuyer, Bernard-Pierre, « Poulot Denis, Question sociale. Le Sublime ou le travailleur parisien tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être », Revue française de sociologie, 1981, 22-4, p. 629-635 Le Littré, Le Dictionnaire de référence de la langue française, t. 18, Paris, Le Figaro, 2007 Michel, Francisque, Études de philologie comparée sur l’argot et sur les idiomes analogues parlés en Europe et en Asie, Paris, Librairie de Firmin Didot frères, fils et Cie, 1856 Nisard, Charles, De quelques parisianismes populaires et autres locutions non encore ou plus ou moins imparfaitement expliquées des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Maisonneuve & Cie, 1876 Noll, Volker, Die fremdsprachlichen Elemente im französischen Argot, Frankfurt a. M. [et al.], Peter Lang, 1991 Poulot, Denis, « Notices nécrologiques », Bulletin administratif de la Société des anciens Élèves des Écoles nationales d’Arts et Métiers, 1905, no 4, p. 325-335 Poulot, Denis, Question sociale. Le Sublime ou le travailleur parisien tel qu’il est en 1870, et ce qu’il peut être, Paris, Librairie internationale, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1870 Sainéan, Lazare, Le Langage parisien au XIXe siècle, Paris, E. de Boccard, 1920 TLFi = Trésor de la Langue Française informatisé (http://atilf.atilf.fr/) 20 Stéphane Hardy Stéphane Hardy – est enseignante-chercheuse en linguistique française et lectrice de français à l’Institut des langues romanes de l’université de Siegen en Allemagne. Ses recherches portent sur l’argot et les langues secrètes (en particulier sur le largonji du louchébem), sur l’onomastique (ergonymie, pseudonymie et zoonymie dans le contexte des Human-Animal-Studies) ainsi que sur la linguistique populaire. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.03 Jean-Pierre Goudaillier ń ń Université Paris Descartes https://orcid.org/0000-0001-5607-9123 jpg@paris5.sorbonne.fr 1914-1918 : les boissons des Poilus RÉSUMÉ Pendant la Grande Guerre (1914-1918) les soldats ont été meurtris dans leur chair et leur esprit lors de combats sanglants (Goudaillier, 2016). Les désignations des aliments des Poilus ont été présentées dans une publication antérieure et il importe désormais d’étudier ce que ceux-ci buvaient, lorsqu’ils étaient au front, essentiellement lorsqu’ils se trouvaient en première ligne. En analysant des données issues d’écrits linguistiques (enquêtes linguistiques, dictionnaires) (cf., entre autres, Dauzat, 1918), d’écrits personnels de poilus (courrier [lettres, cartes postales] et carnets de guerre), de la presse du front et d’écrits littéraires (journaux de tranchées, romans, mémoires) (cf. Goudaillier, 2014), il est possible de mettre en valeur les termes et expressions populaires et / ou argotiques qu’utilisaient les combattants dans les tranchées côté français pour désigner les boissons (eau, café, vin et autres boissons alcoolisées) et les moyens pour les faire parvenir au front. MOTS-CLÉS – Guerre 14-18, alcool, argot des Poilus, boissons, tranchées. The Great War of 1914-1918: The Drinks of the Poilus SUMMARY During the Great War (1914-1918), soldiers were bruised in their flesh and their spirit during bloody battles (Goudaillier, 2016). The food designations for poilus (French soldiers) were presented in a previous publication; it is now important to study what they were drinking when in the front line. By analysing data from linguistic writings – such as surveys and dictionaries (cf, among others, Dauzat, 1918) as well as personal writings of the poilus (mail, letters, postcards) and literary writings (war books, trench diaries, novels, memoirs) (see Goudaillier, 2014) – it is possible to highlight the popular and/or slang terms and expressions used by those fighters in trenches on the French side to designate drinks (water, coffee, wine, and other alcoholic beverages) as well as the linguistic means by which they were sent to the front. KEYWORDS – the Great War, alcohol, argot of the poilus, beverage, trenches [21] 22 Jean-Pierre Goudaillier Introduction Deux études antérieures à celle-ci (cf. Goudaillier, 2018 et Goudaillier, 2019) ont présenté les mots et expressions que les poilus employaient pour désigner d’une part les armes et les blessures que celles-ci occasionnaient, d’autre part les aliments que les combattants consommaient. Certains particularismes lexicaux ont pu être dégagés, qui apportent la preuve de l’existence de créations néologiques spécifiques à l’époque de la Grande Guerre. Qu’en est-il des boissons que buvaient les soldats ? Est-il possible de mettre au jour des néologismes (termes et expressions) en ce qui concerne celles-ci ? La présente étude a pour but de le déterminer. 1. Types de sources utilisées Trois grands types de sources ont été utilisés, à savoir des écrits personnels : telles les lettres, les cartes postales, mais aussi les carnets de guerre, pour mener à bien une telle étude. La presse du front (journaux de tranchées) a aussi été exploitée ainsi que diverses productions littéraires (romans, essentiellement monographiques, mémoires). Des écrits linguistiques datant de l’époque même de la Guerre (dictionnaires, enquêtes linguistiques) ont par ailleurs été pris en compte. Parmi les journaux de tranchées consultés on peut mentionner, parmi une production pléthorique (certains sont bien connus, d’autres le sont moins) : Bavons dans l’paprika (1917-1918), Brise d’entonnoirs (1916-1918), Le Cri du boyau (1915-1916), Le Cri du poilu (1917), D’un piton à l’autre (1916-1917), L’Écho des guitounes (1915-1918), L’Écho des marmites (1914-1918), L’Écho des tranchées (1914-1917), En 5-7 (1917), Face à l’Est (1916), Face aux Boches (1915-1917), Gardons le sourire (1916-1918), Hurle obus (1916-1917), Journal des tranchées (1916), La Femme à barbe (1915-1919), La Fourchette (1916), La Fourragère (1917-1919), La Fusée (1916-1918), La Fusée à retards (1917-1918), La Gazette des boyaux (1916), La Marmite (1916-1919), La Mitraille (1916-1919), La Musette (1918), La Première ligne (1915-1919), Le Poilu déchaîné, Le Poilu marmité (1916-1918), Rigolboche (1915-1918), La Vie poilusienne (1916-1917), La Voix du 75 (1915-1916), L’Anti-cafard (1916-1917), L’Argonnaute (1916-1918), L’Artilleur déchaîné (1915, 1917), Le 120 « court » (1915-1918), Le Canard du Biffin (1918), Le Canard du boyau (1915-1918), Le Clairon (1915), Le Coin-coin (1918), Le Cri du boyau (1915-1916), Le Cri du poilu (1917), Le Grospère (1916)1. 1 Par ailleurs, les journaux de tranchées allemands et autrichiens Der Armierer (1917), Der Drahtverhau (1915-1918), Der Horchposten (1916-1918), Die bayerische Landwehr (1916-1918), Die Patrulle (1916), Die Sappe (1915-1918), Der bayerische Landwehrman (1914-1918), Im Schützengraben in den Vogesen (1915-1916) ont aussi été, parmi d’autres, consultés dans la perspective d’une recherche lexicographique (mots et expressions en langue allemande) portant sur le même sujet. 1914-1918 : les boissons des Poilus 23 Dans les articles de ces journaux on trouve assez souvent dans certaines phrases une utilisation du parler des poilus, ce que montre l’exemple suivant : « Le Rab est un parasite de la Faune poilue inégalement goûté au point de vue alimentaire. Il sévit avec une intensité décroissante sur le Riz, le Singe, la Barbaque, le Jus, le Pinard et la Gnôle. Inversement il est apprécié d’une façon croissante du Riz à la Gnôle » (Rigolboche, no 51, juin 1916, p. 4). Les termes jus, pinard et gnôle font partie du corpus analysé dans le cadre de cette étude (cf. plus loin dans le texte). Les dictionnaires suivants ont été consultés, parmi d’autres : Dauzat Albert, L’Argot de la guerre. D’après une enquête auprès des officiers et soldats, Paris, Armand Colin, 1918, 295 pages (1919, 2e édition revue et corrigée, 293 pages), ainsi que l’édition 2007 (Paris, Armand Colin, « Cursus », 278 pages avec une préface d’Alain Rey et une introduction d’Odile Roynette, « La guerre en mots », p. 11-36) Déchelette François, L’Argot des Poilus. Dictionnaire humoristique et philologique du langage des soldats de la grande guerre de 1914. Argots spéciaux des aviateurs, aérostiers, automobilistes, etc., Paris, Jouve et Cie, 1918, 258 pages Esnault Gaston, Le Français de la tranchée – Étude grammaticale, Mercure de France, début : 1er avril 1918 ; suite : 16 avril 1918, p. 639-660 Esnault Gaston, Le Poilu tel qu’il se parle. Dictionnaire des termes populaires récents et neufs employés aux armées en 1914-1918 étudiés dans leur étymologie, leur développement et leur usage, Paris, Bossard, 1919, 603 pages Lambert Claude, Le Langage des poilus. Petit dictionnaire des tranchées, Bordeaux, Imprimerie du Midi, 1915, 32 pages Sainéan Lazare, L’Argot des tranchées d’après les Lettres de Poilus et les Journaux du Front, Paris, Boccard, 1915 2. Le bidon, le quart En premier lieu il s’agit de mentionner deux ustensiles importants : le bidon pour transporter les liquides et le quart qui permet de les boire. Par métonymie, est désigné par quart un « gobelet métallique ayant une anse, généralement de la contenance de vingt-cinq centilitres (utilisé surtout dans l’armée) » (TLFi ; consulté le 10.18.2018). François Déchelette mentionne ces deux objets : « Le quart est avec le bidon le meilleur ami du soldat, celui qui vous a soulagé pendant l’attaque et qu’on emmène en permission » (Déchelette, 1918 : 173) et rappelle le rôle psychologique du bidon : « Si l’on cherche ce qui est le plus nécessaire au poilu dans le barda, les armes mises à part, c’est sans hésitation le bidon. Il n’y a rien qui donne soif comme de se battre : le pinard ou, au pis-aller, la flotte, est aussi indispensable que les cartouches » (Déchelette, 1918 : 36). Il en est évidemment de même du quart. Un gros bidon de deux litres est désigné par un terme issu de 24 Jean-Pierre Goudaillier l’argot militaire, gros-cul, ce que confirme Gaston Esnault (Esnault, 1919 : 290). Baignoire à serin est une autre désignation du quart. Il s’agit probablement d’un hapax, cette expression argotique datée de 1917 (Rieu-Vernet, 1917 : 23) étant très peu relevée. 3. Le vin, l’eau-de-vie, le café Trois boissons principales sont à étudier, en plus de l’eau (cf. plus loin dans le texte) : le vin, l’eau-de-vie et le café. En 1914 les poilus reçoivent gratuitement par jour un quart de vin, soit 25 cl., en 1916 deux quarts et en 1918 trois quarts, soit 75 cl. On considère que les troupes se voient attribuer entre 10 et 15 millions d’hectolitres par an, ce qui correspond à la réquisition de près d’un tiers de la production vinicole nationale. Des rations d’eau-de-vie étaient aussi fournies aux combattants. La consommation importante d’alcool, plus particulièrement de vin, en plus des rations réglementaires, a très vite posé de réels problèmes, ceci tant du point de vue de la santé des combattants que de celui de la discipline. Certes, tout cet alcool était indispensable pour pouvoir surmonter l’horreur des combats, mais la conséquence directe de cette consommation importante de boissons alcoolisées a été le « vinisme », l’alcoolisme constaté aprèsguerre dans une partie non négligeable de la population française2 : « Ce sacré pinard, c’est encore lui qui nous fait oublier notre cafard, c’est notre meilleur copain ; c’est pas une chose avouable, mais c’est comme ça ; gare à ceux qui ne pourront pas s’en déshabituer après la guerre » (Nicot, 1998 : 48-49). Pour le vin on relève l’existence de différents termes. En premier lieu, pinard, qui daterait de 1886 d’après Gaston Esnault (repris par le TLFi3, consulté le 30.10.2018), datation reprise dans le Dictionnaire de l’argot (Colin et Mevel, 1990 : 482). Suivent deux exemples d’utilisation de pinard par Henri Barbusse : « Paradis a soulevé les couvercles des bouteillons et inspecté les récipients : – des fayots à l’huile, de la dure, bouillie, et du jus. C’est tout. – nom de dieu ! Et du pinard ? Braille Tulacque. Il ameute les camarades. – v’nez voir par ici, eh, vous autres ! Ça, ça dépasse tout ! V’là qu’on s’bombe de pinard ! » (Barbusse, 1916 : 28) « Les assoiffés accourent en grimaçant. – ah ! Merde alors ! S’écrient ces hommes désillusionnés jusqu’au fond de leurs entrailles. – et ça, qu’est-ce qu’y a dans c’siau-là ? Dit l’homme de corvée, toujours rouge et suant, en montrant du pied un seau. 2 3 Voir, entre autres, l’ouvrage bien documenté L’Ivresse des soldats de Charles Ridel. http://atilf.atilf.fr 1914-1918 : les boissons des Poilus 25 – oui, dit Paradis. J’m’ai trompé, y a du pinard. c’t’emmanché-là ! Fait l’homme de corvée en haussant les épaules et en lui lançant un regard d’indicible mépris. Mets tes lunettes à vache, si tu n’y vois pas clair ! » (Barbusse, 1916 : 28) Un autre terme est employé pour désigner le vin : aramon. Lazare Sainéan, qui cite un exemple tiré du Petit Écho, fournit des précisions quant à ce terme : « Aramon, vin ordinaire débité, à Paris, par les gargotiers. Aramon est le nom d’un cépage répandu dans le Midi, principalement dans le Gard, dont Aramon est un canton : ‘À nous l’aramon ! jubilait Gossard’, Petit Écho du 28 février 1915 » (Sainéan, 1915 : 43). C’est une erreur de Lazare Sainéan de croire que ce terme est nouveau, qu’il date de l’époque de la Guerre. D’après Albert Dauzat aramon fait partie des termes considérés à tort comme néologiques, alors que ceux-ci sont issus du parler des milieux populaires parisiens depuis la fin du XIXe siècle (Dauzat, 1917 : 662), ce qu’il précise comme suit : « Tels termes, donnés comme des néologismes de la guerre, datent de vingt ans au moins : ainsi aramon, gros vin (d’après un cépage du Languedoc) » (Dauzat, 1918 : 40). François Déchelette rappelle lui aussi l’origine du terme : « Aramon, m. Petit vin. Aramon est un canton du Gard, qui a donné son nom à un plant de vigne ; c’est sous le nom pompeux de ce cru que les bistros parisiens débitent leur vin du Midi » (Déchelette, 1918 : 21). Il faut aussi citer les termes pousse-au-crime, rouquin, casse-pattes, rapide et électrique4, tous notés par Gaston Esnault : « pousse-au-crime, m., A, Vin : ‘Il y a différentes variétés de pinard. Les naturalistes signalent : le rouquin, l’aramon, le pousse-au-crime, le casse-pattes, l’électrique, etc.’, Poilu du 37, in B. des A., 17-5-16 – B, Eau-de-vie » (Esnault, 1919 : 130) ; « rapide, m., A, Vin qui saoule rapidement : ‘un kilo de ce rapide là et j’étais retourné’, 81e t., juill. 16. – Syssèm. : électrique, m, Vin ; AGATHA ; D. m. p. ; voir pousse-au-crime ; || Toul, -08 ; Paris, avant -14 ; – brutal, m., Vin ; AGATHA ; cf. ‘Il est bon, le muscadet ? – Pas mauvais, mais brutal’ » (Esnault, 1919 : 450). Rouquin, utilisé plus spécifiquement pour le vin rouge, est un mot nouveau pour Albert Dauzat, ce qui est confirmé par le Dictionnaire de l’argot, qui retient la datation 1914 en renvoyant à Gaston Esnault (Colin et Mevel, 1990 : 565). Lazare Sainéan, quant à lui, retient pour vin aramon, brutal, électrique, pinard (Sainéan, 1915 : 163). Pousse-au-crime avec à l’origine le sens de vin rouge grossier à fort degré alcoolique5 est une métaphore qui évoque « les conséquences parfois homicides de l’éthylisme » (Cellard et Rey, 1980 : 669). Brutal désigne au départ un vin chargé en alcool, lourd, grossier et renvoie à « la réaction brutale qui suit une trop forte absorption d’alcool » (Cellard et Rey, 1980 : 127). Gaston Esnault explique brutal et électrique ainsi : « Le Canon est le brutal, parce que l’obus est prompt ; j’ai entendu en -10 nommer le Train-express le brutal ; 4 5 Pour Albert Dauzat, électrique désigne le vin blanc (Dauzat, 1918 : 37). Pousse-au-crime désigne aussi l’eau-de-vie (cf. plus loin dans le texte). Pour le Dictionnaire de l’argot ce terme est utilisé de manière générique pour toute boisson alcoolisée (vin, eau-de-vie, etc.) (Colin et Mevel, 1990 : 513). 26 Jean-Pierre Goudaillier le fait qu’un train « rapide », « électrique » parfois, est dit « brutal » invite à voir dans les mêmes adjectifs appliqués au vin la même idée. Promptitude » (Esnault, 1919 : 451). Le Dictionnaire de l’argot (Colin et Mevel, 1990 : 118) retient comme datation 1905 pour casse-pattes, se référant à l’ouvrage La Vie étrange de l’argot d’Émile Chautard. Téléphoner décrit une pratique courante, qui n’a rien à voir avec le téléphone : « Téléphoner, c’est percer un petit trou dans un tonneau de pinard, adapter subrepticement un tuyau de caoutchouc à cette ouverture et aspirer le nectar à longues goulées, comme un enfant au biberon. Le pinard n’est-il pas le lait nourricier du poilu ? » (Déchelette, 1918 : 210). À savoir au sujet de cette pratique : « Le procédé est ingénieux et n’expose pas celui qui l’emploie à des suites graves, s’il sait modérer ses désirs […] ou si l’opération est faite entre la distribe et l’arrivée du pinard à la compagnie : le cuistot y rajoute de l’eau et tout est dit. Le cas n’est pas pendable » (Déchelette, 1918 : 211). Pour l’eau-de-vie, sous toutes ses formes, on peut noter l’emploi de plusieurs termes, ainsi que le relève Lazare Sainéan : « Eau-de-vie : Cric, casse-pattes, schnaps, schnick, niaule, eau pour les yeux, tord-boyaux, roule-par-terre » (Sainéan, 1915 : 111). Gnole (autres graphies : gnôle, niaule6) est le plus usité de tous. Gaston Esnault ajoute à cette liste deux autres mots, à savoir bistouille et écouvillon : « bistouille, f., Eau-de-vie ; 81e t., 14-17 ; et autres corps ayant passé par le Pas-de-Calais. – bistouille, f., Café additionné d’eau-de-vie » (Esnault, 1919 : 81) ; « écouvillon, m., Eau-de-vie : ‘La nourriture de ce Poilu [le canonnier de 37] est la même que celle des autres ; cependant il l’affuble lui-même de noms différents [...] la gnole s’appelle 1’écouvillon parce que ça gratte le tube, Diable au cor, in B. des A., 30-5-17 » (Esnault, 1919 : 214). Il nous fournit une explication d’écouvillon : « L’écouvillon est le balai de l’âme du canon ; les épinards sont le balai de l’estomac ; – l’eau-de-vie nettoie les yeux (eau pour les yeux ; chassebrouillard) et les boyaux (tripoli) ; si à sa vertu détergente vous ajoutez l’impression de râpe qu’elle donne au gosier, vous obtenez l’image de l’écouvillon » (Esnault, 1919 : 215). Bistouille (autre forme : bistrouille) est « une eau-de-vie de mauvaise qualité ; […] Étym. dérivé probable de touiller, mot du nord de la France » (Colin et Mevel, 1980 : 59-60, qui propose la datation 1901 en renvoyant à L’Argot au XXe siècle, Dictionnaire français-argot d’Aristide Bruant). Bistouille est aussi un mélange de café et d’alcool. Casse-pattes signifie non seulement vin, ainsi qu’il est indiqué plus haut dans le texte, mais aussi eau-de-vie : « casse-pattes, m., Eau-de-vie ; 156e inf., 16e chass., 5e génie, 17-18 ; | AGATHA ; « se mettre un cintième de casse-pattes dans l’cornet », Feu, 121 ; || usuel aux contingents du nord dès 1900. – Encore plus usuel aux contingents du nord dès 1900 » (Esnault, 1919 : 134). Schnick ou chnique est une eau-de-vie médiocre, dont l’étymologie « mot alsacien et all. de même sens » est rappelée par le Dictionnaire de l’argot, 6 D’après le TLFi (consulté 06.10.2018) et Le dictionnaire de l’argot (Colin et Mevel, 1990 : 305) gnôle peut être daté de 1882 (Esnault, 1965) et les formes gnolle vers 1910 et gniôle de 1923. 1914-1918 : les boissons des Poilus 27 qui propose les datations 1802 pour Chenique [FEW] et 1877 en renvoyant à L’Assommoir d’Émile Zola (Colin et Mevel, 1990 : 581) : « Elle passa vite, pour ne pas avoir l’air de les moucharder. Mais elle se retourna : c’était bien Coupeau qui se jetait son petit verre de schnick dans le gosier, d’un geste familier déjà. Il mentait donc, il en était donc à l’eau-de-vie, maintenant ! ». Schnaps, relevé par Lazare Sainéan (cf. plus haut) l’est aussi par François Déchelette, qui le considère comme un mot alsacien (Déchelette, 1918 : 200). Il s’agit aussi d’un mot d’origine allemande datant de la fin du XVIIIe siècle (Colin et Mevel, 1980 : 581). Ce terme est de toute évidence utilisé par les soldats allemands (Horn, 1899 : 95). Gnole7 est au XIXe siècle « usuel et familier dans toutes les campagnes » et « très diffusé par la guerre de 1914-1918 » (Cellard et Rey, 1980 : 405). C’est un alcool brut de qualité médiocre qui « occupe, dans la hiérarchie des paradis artificiels du poilu, un rang encore plus élevé que le pinard » (Déchelette, 1918 : 110). Le substantif gnole est employé dans grand nombre de journaux de tranchées. Suivent quelques exemples d’utilisation : « Pourquoi faire croire au public que nos poilus n’ont en tête que ‘Pinard’ et ‘Gnole’, pourquoi vouloir que leurs conversations n’aient pour objet que la ‘barbaque’, le ‘toto’ ou le ‘perlot’ » (Le Poilu du 6-9, no 08, mars 1917, p. 2) ; « Il rentre de garde. Le ‘jus’ vient d’arriver. Il y trempe un gros morceau de pain et boit un coup de ‘gnole’ par-dessus. Il est tout ragaillardi. Il s’enveloppe dans sa couverture. Cinq minutes après, il dort » (Le Rire aux Éclats, no 21, octobre-novembre 1918, p. 3) ; « Dis donc, Chose, un colis pour toi... Ça ballotte dedans... Y a sûrement de la gnole... Tu sais, vieux, si j’avais pas pris tant de précautions, ta fiole était foutue ! » (Le Diable au Cor, no 29, 15 août 1916, p. 3). L’eau-de-vie peut être ajoutée au café, ce que nous rappelle cette citation due à Louis Barthas : « Voilà qu’il nous réclamait sa part de jus ! Il en but les trois quarts et dégusta aussi de l’horrible gniole qui cependant le ranima un peu » (Barthas, 1997 : 131). Jus est le terme le plus employé pour désigner le café : « Mes hommes ne tardent pas à revenir avec une provision de biscuits et du café chaud. À la vérité, ce ‘jus’ est bien clair. Il provient de marcs qui ont déjà servi » (Cassagnau, 2003 : 119). Un autre exemple littéraire est fourni par Henri Barbusse : « – sin jus, on va-t-i’ pas l’fouaire recauffir ? Demande Bécuwe. – avec quoi, en soufflant d’sus ? Bécuwe, qui aime le café chaud, dit : – laissez-mi bric’ler cha. Ch’ n’est point n’ n’affouaire. […] En attendant le caoua, on roule la cigarette, on bourre la pipe » (Barbusse, 1916 [éd. 2012] : 46) 7 Rachenpulver est l’équivalent argotique germanique (Delcourt, 1917 : 146) 28 Jean-Pierre Goudaillier Henri Barbusse utilise deux termes dans cet extrait, à savoir jus et caoua. Jus est l’apocope de jus de chapeau, jus de chique, jus de chaussette et date de 1881 pour le Dictionnaire de l’argot (Colin et Mevel, 1990 : 351), qui reprend à son compte les indications fournies par le Dictionnaire d’argot moderne de Lucien Rigaud (Rigaud, 1881 : 219). Dans Le Canard muselé, journal de tranchées parmi d’autres, il est question du jus : « un bruit extraordinaire monte et grandit : nos braves poilus font leurs préparatifs, l’inventaire rapide du contenu des sacs qui sont bouclés ; les faisceaux se forment, et on avale en grande vitesse le jus traditionnel » (Le Canard muselé, no 2, 1er mars 1917, p. 4). Autre exemple : « Dans une boîte de conserves vide, ils vont lui chercher du jus, puisé au rabiot d’une escouade. Il s’informe. Il apprend que son papa est aux tranchées, là-haut, du côté d’où descend en grondant l’écho assourdi des canons » (Le Poilu Marmité, no 35, 25 décembre 1916 [suppl. ‘Poilu-Noël’], p. 2). Albert Dauzat considère que caoua et toubib sont « les deux mots arabes que la guerre aura le plus contribué à vulgariser… Ils n’étaient pas nouveau dans l’armée métropolitaine » (Dauzat, 1918 : 121) et il ajoute à propos de caoua que « depuis la guerre, le mot a détrôné en grande partie le classique jus » (ibid)8. Caoua vient de l’arabe kahwa (Gaston Esnault, 1919 : 130)9. En arabe le dérivé kawadji désigne le cafetier ; on le retrouve en français sous les formes caouadji, caoudji. « Ce mot a été parfois confondu, par les Français, avec le mot de base signifiant la boisson » (Colin et Mevel, 1990 : 109). Gaston Esnault mentionne aussi caoutchouc pour le café. Selon lui ce serait « une suffixationcalembour sur caoudji » (Esnault, 1919 : 130). Henri Barbusse utilise aussi ce terme : « – L’caoutchouc a fait l’ mur, nib de bidoche, et on s’met la ceinture d’électrique. – Quant au fromgi, macache, et pas pu d’confiture que d’beurre en broche. – On n’a rien, sans fifrer, on n’a rien, et toute la rouscaillure n’y fera rien » (Barbusse, 1916 [éd. 2012] : 210-211). Arnould Galopin nous rappelle que l’on peut ajouter de l’alcool au café : « Ah ! ce sacré caoua… en campagne, il nous semble délicieux, surtout quand on peut mettre un peu de cicasse…» (Galopin, 1915 : 21)10. À propos du café il s’agit d’évoquer le percolateur, qui permet la préparation de ce breuvage. C’est sous sa forme apocopée, perco, que ce mot est utilisé par les soldats, qui appellent homme-perco celui qui est de corvée pour aller chercher le café (Esnault, 1919 : 403). François Déchelette fait état du sens figuré de perco, à savoir tuyau, potin, bobard en indiquant que « perco en ce sens est dérivé du sens de ballon11, mais il se rattache aussi directement au percolateur, car c’est surtout autour de cet ustensile que se racontent les nouvelles : les cuistots sont de grands fabricants de percos, d’histoire à la graisse d’oie » (Déchelette, 1918 : 154). 8 9 10 11 « Comme termes plus ou moins spéciaux au XXe corps, on m’a cité caoua, cavoua, café (Nancy), dès 1888 » (Dauzat, 1918 : 37). Le Dictionnaire de l’argot indique la forme arabe qahouah (Colin et Mevel, 1990 : 109). Cité par Gaston Esnault (Esnault, 1919 : 156). Sens propre de perco pour François Déchelette (Déchelette, 1918 : 154). 1914-1918 : les boissons des Poilus 29 4. L’eau L’eau est une boisson incontournable pour les poilus. Flotte, déverbal de flotter, pleuvoir, est le terme le plus employé ; il appartient au registre populaire / argotique et date de la fin du XIXe siècle. Le Dictionnaire de l’argot donne comme datation 1886 (Colin / Mevel, 1990 : 270), reprenant celle retenue par Émile Chautard dans La Vie étrange de l’argot. Dans sa lettre du 11 février 1915 Henri Barbusse écrit : « S’il n’y a pas de flotte – en d’autres termes, s’il ne pleut pas, – ce ne sera pas trop intenable, mais ce sont douze heures d’attention soutenue et de paralysie volontaire » (Barbusse, 1937 : 53). Il est intéressant de noter que dans cette lettre Henri Barbusse prend la peine d’indiquer en plus la forme standard « s’il ne pleut pas ». Lance (autre forme : lanse) est aussi utilisé pour eau, ce qui est confirmé par Albert Dauzat (Dauzat, 1918 : 43). Il s’agit d’un très vieux terme qui remonte au XVIe siècle, puisqu’on le trouve dans l’ouvrage de Pechon de Ruby datant de 1596, La Vie Generevse des Mercelots, Gvevz, et Boesmiens, contenans leur façon de viure, subtilitez & Gergon. Toutefois, à l’époque de la Grande-Guerre, bien que lance soit communément utilisé dans l’argot parisien, son emploi est nettement moins étendu que celui de flotte, qui donne lieu à un commentaire ironique de la part de François Déchelette : « La flotte, c’est l’ennemi du soldat. Naturellement, le soldat ne boit de la flotte que faute de pinard, et il l’accuse alors de tous les troubles intestinaux qu’il ressent... » (Déchelette, 1918 : 102). Conclusion Cette étude permet de constater que les termes et expressions utilisés par les combattants de la guerre de 14-18 sont pour l’essentiel anciens et ne datent pas de l’époque de la guerre. On peut pour la plupart les dater du XIXe siècle. Toutefois, baignoire à serin (quart, ustensile pour boire) ou gros cul, même sens, caoutchouc (une des désignations du café), écouvillon (un des mots pour l’eau-de-vie), homme-perco (celui qui est de corvée de café), rouquin (vin rouge) et l’expression téléphoner (percer un petit trou dans un tonneau de vin pour en boire le contenu) sont des néologismes. Ceux-ci sont donc peu nombreux en ce qui concerne le champ sémantique des boissons consommées au front. Les créations néologiques sont par contre plus importantes pour les armes utilisées et les aliments consommés. 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Ses travaux de recherche actuels portent sur le Français Contemporain des Cités (FCC), les langues et les migrations, l’argot des poilus (Guerre, 19141918). Ses domaines d’intérêt scientifique sont l’argotologie, la lexicologie et la sociolinguistique urbaine. Publications majeures : Registres de langue et argot(s) – Lieux d’émergence, vecteurs de diffusion (S. Bastian, J.-P. Goudaillier [éd.]), München, Martin Meidenbauer, Coll. “SpracheKultur-Gesellschaft”, vol. 9, 2011, 510 p. ; Standard et périphéries de la langue (A. Kacprzak, J.-P. Goudaillier [éd.]), Oficyna Wydawnicza LEKSEM, Łódź / Łask, 2009, 342 p. ; volume no 70/2009 (« Langages », J.-P. Goudaillier [éd.]) de la Revue Adolescence, L’Esprit du temps, 224 p. ; Argots et argotologie, La Linguistique, Paris, P.U.F., vol. 38/1, 2002, 125 p. (responsable du volume) ; Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités, Paris, Maisonneuve & Larose (3e édition : mai 2001, 305 p. ; 2e édition : 1998, 264 p. ; 1re édition : 1997, 192 p.) ; Phonologie fonctionnelle expérimentale (P.F.E.) – Principes théoriques, illustrations et application aux occlusives d’enfants francophones français et québécois, Hamburg, Buske Verlag, 1990, XV + 514 p. (Études de Phonologie, Phonétique et Linguistique Descriptive du français, 6). ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.04 Laurențiu Bălă ń Université de Craiova ń(Roumanie) https://orcid.org/0000-0002-7819-0268 lbala@central.ucv.ro La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain RÉSUMÉ Notre article vise à traiter le champ lexical de l’alcool, extrêmement riche dans tout argot, donc dans l’argot roumain aussi. Sans prétendre à être exhaustif, chose pratiquement impossible dans les conditions d’une véritable pléthore de terminologies véhiculées dans ce domaine, nous nous arrêterions à une série de métaphores désignant l’alcool, les plus connues mais surtout les plus surprenantes. Ces métaphores et constructions métaphoriques prouvent que l’inventivité des utilisateurs d’argot est inépuisable. Ainsi, grâce à l’idée profondément enracinée dans la pensée populaire des Roumains, que l’alcool est un médicament, ce que nous avons appelé la « métaphore médicale » est très bien représentée dans l’argot roumain (par exemple, doctorie (de docteur ‘docteur’, ‘médecin’ + suf. -ie) signifie ‘boisson spiritueuse’). Religieux, surtout au niveau déclaratif, les Roumains utilisent également le vocabulaire religieux pour employer des mots auxquels ils attribuent… une signification alcoolique : agheasmă (< sl. agiazma ou ngr. αγιασμα – agiásma) ‘eau bénite’ signifie également ‘boisson spiritueuse’ et fait partie de la « métaphore religieuse ». MOTS-CLÉS – argot, métaphore, langue roumaine, champ lexical The Metaphor of ALCOHOL in the Romanian Slang SUMMARY This article aims at treating the lexical field of the ALCOHOL, which is extremely rich in all slangs, including the Romanian slang. Without pretending to be exhaustive – which is practically impossible under the conditions of a veritable plethora of terminology conveyed in this field – we will merely offer a series of metaphors that name alcohol, both those that are most well-known and some that are surprising. These metaphors and metaphorical constructions prove that the inventiveness of slang users is inexhaustible. Thus, due to the fact that the idea that alcohol is a medicine is deeply rooted in the popular mind of Romanians, what I have called the ‘medical metaphor’ is very well represented in the Romanian slang (e.g. doctorie – from ‘doctor’/‘physician’ + suffix ‘-ie’ – means ‘spirit drink’). Especially at the declarative level, religious Romanians also use the religion-related vocabulary to use words that they attribute with an ‘alcoholic’ meaning, e.g. agheasmă (sl. agiazma or ngr. αγιασμα – agiásma), which translates into ‘holy water’, also means ‘spirit drink’ and is part of the ‘religious metaphor’. KEYWORDS – slang, metaphor, Romanian language, lexical field [33] 34 Laurențiu Bălă Introduction Dans tout argot, donc dans l’argot roumain aussi, le champ lexical de l’alcool occupe une place très importante, à côté de ceux de la nourriture, du sexe (y compris de la prostitution), du crime, etc., le phénomène de la synonymie étant extrêmement riche dans ce domaine. Le principal moyen de créer les termes est la MÉTAPHORE. Les métaphores qui caractérisent cette « (pré)occupation » humaine (à partir de celles qui désignent les boissons alcoolisées en général, jusqu’à celles liées à l’activité elle-même : boire, ivresse, ivrogne, récipient) sont très variées et, comme la plupart des termes argotiques, sont d’une inventivité étonnante et d’un humour débordant. Leur source d’inspiration semble provenir même de la boisson décrite, tout en sachant que l’alcool stimule la créativité ! À notre avis, les métaphores argotiques qui désignent la boisson dans l’argot roumain peuvent être classées, en premier lieu, d’après leur source d’inspiration (ou plutôt selon leur domaine de provenance), les analogies qui les sous-tendent étant parfois surprenantes, mais toujours parfaitement justifiées du point de vue de leur créateur anonyme. Bien évidemment, toute autre approche, conduisant à un classement plus ou moins riche, est également possible, par exemple, la qualité de la boisson (et surtout, la mauvaise qualité de celle-ci !), l’endroit de sa fabrication (lorsqu’elle est fabriquée en prison, elle s’appelle… penală ‘pénale’), sa couleur, etc. Il faut préciser dès le début que le corpus des exemples qui suit a été puisé principalement sur Internet, pour deux raisons : d’une part, l’absence d’un dictionnaire d’argot roumain offrant des exemples d’utilisation des termes recensés, et d’autre part, même s’il ne s’agit pas de vrais énoncés… littéraires, les exemples dont Internet est vraiment riche représentent un aspect très important, selon nous, de la langue roumaine parlée, non standard, souvent argotique, parfois vulgaire, mais toujours vivante. 1. Métaphore médicale À partir de l’idée assez enracinée dans la pensée collective populaire des Roumains, selon laquelle l’alcool est un vrai médicament, la métaphore médicale est très bien représentée comme source d’inspiration pour les termes qui désignent l’alcool dans l’argot roumain. Ainsi, on a des termes comme : calciu ‘calcium’ 1. champagne. 2. boisson qui renforce / boisson énergisante. (Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.) calmant ‘calmant’ 1. boisson spiritueuse. 2. prostituée. 3. bien-aimée, amante. (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Tandin 2009, s.v.) La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain 35 carmol ‘nom d’un médicament très connu en Roumanie’ boisson alcoolique de qualité inférieure (Țânțaș 2007, s.v.) La noi la Caracal nu se bea dom’le Uischi... si nici Ried bul... se mananca praz si se bea Carmol. [M’sieur, chez nous, à Caracal, on ne boit ni de ouiski... ni de Ried bul... on mange des poireaux et on boit de Carmol.] (http://www.timesnewroman.ro/monden/9917-un-cocalar-e-considerat-geniu-dupa-ce-adescoperit-ca-whisky-ul-se-poate-bea-si-fara-red-bull) carmolist ‘personne qui boit du carmol’ (ou l’ivrogne en général : Dumitrescu 2000, s.v. « bețiv » ‘ivrogne’ ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v.) Este de așteptat ca în urma analizării și celorlalte materiale să se descopere că vampirul cu barba cănită era și un carmolist notoriu, un găinofil pasionat și un învederat al jocurilor de noroc, pariind cirezi întregi de puri-sânge arabi, prin curieri, of course, la tripourile din Washington DC. [Il est à prévoir que l’analyse des autres documents révélera que le vampire barbu était également un ivrogne notoire, un passionné de poulets et un amateur de jeux d’argent, pariant des troupeaux entiers de purs-sangs arabes par des courriers, of course, aux tripots de Washington DC.] (http://www.kmkz.ro/de_ras/bin-laden-teroristul-porno-care-n-a-mai-apucat-sa-apara-sila-otv) dezinfectant ‘désinfectant’ boisson spiritueuse (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.). Chez Țânțaș (2007, s.v.) on trouve aussi le mot dezinfecție ‘désinfection’, pour désigner une ivresse obtenue lors de la consommation de boissons spiritueuses. doctorie ‘médicament’ 1. boisson spiritueuse. 2. (érotique) acte sexuel. 3. (érotique) femme (perçue en tant que partenaire de sexe). à aspirina săracului = l’acte sexuel (équiv. fr. ‘le café du pauvre’) (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Tandin 2009, s.v.) glicerină ‘glycérine’ boisson alcoolique (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.) întăritor ‘fortifiant’ (Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.). Seul Tandin (1993, s.v.) mentionne deux autres termes de la même famille du mot, întărire ‘renforcement’ et, respectivement, întăritură ‘renfort’, tous les deux ayant le même sens, ‘boisson forte’. En revanche, dans son dictionnaire de 2009, il supprime ces Laurențiu Bălă 36 deux mots et les remplace par le plus connu întăritor, qu’il fait précéder du verbe a întări ‘fortifier’, ‘renforcer’, auquel il attribue le sens a bea ‘boire’, verbe qui figure aussi chez Dumitrescu, également avec une forme pronominale a se întări ‘se fortifier’, ‘se renforcer’. medicament ‘médicament’ boisson alcoolique forte (Tandin 1993, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Tandin 2009, s.v.) mitilic ‘méthylique’. Il s’agit, en fait, du syntagme ‘alcool metilic’ (alcool méthylique), réduit pour raisons d’économie, à l’adjectif, dont la prononciation erronée s’est imposée parmi les consommateurs de ce type de boisson. Drojdierii, profesionişti ai dizolvării propriilor ficaţi în mitilic, n-aveau vreme şi nici bani să se-mbete încet. [Les ivrognes, professionnels de la dissolution de leurs propres foies dans du méthyle, n’avaient pas le temps et l’argent nécessaires pour s’enivrer lentement.] (http://www.petreanu.ro/2012/03/prima-mea-bere-de-domn) perfuzie ‘perfusion’ bouteille contenant une boisson alcoolique (alcoolisée) (Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Tandin 2009, s.v.) capsulă ‘capsule’ bouteille (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.) fiolă ‘ampoule’ bouteille de boisson alcoolique (Tandin 1993, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.) 2. Métaphore technique En fait, on pourrait bien l’appeler la métaphore « militaire », vu la spécialisation des termes qui suivent dans ce domaine. Ainsi, on rencontre des vocables comme : bombă ‘bombe’, terme qui a plusieurs sens dans l’argot roumain, ceux qui nous intéressent ici étant : ‘bar ou restaurant mal famé’ (Bobârniche 1996, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « local » ‘restaurant’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Tandin 2009, s.v.) ou bien, chez Țânțaș (2007, s.v.) ‘alcool bien caché par la peur du contrôle des gardiens’. Ce dernier mentionne aussi la construction bombă de creier litt. ‘bombe de cerveau’ bouteille de boisson alcoolique (2007, s.v.). Il faut mentionner aussi le mot bombiță, diminutif de bombă, et qui renvoie, par analogie de forme, à un petit récipient en carton de forme rectangulaire, contenant 200 ml. de vodka Scandic (Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Tandin 2009, s.v.). exploziv ‘explosif’ signifie ‘bouteille de boisson alcoolique’ et on ne le rencontre que dans le dictionnaire de Țânțaș (2007, s.v.). satelit ‘satellite’ alcool médicinal (consommé en tant que boisson alcoolique) (Tandin 1993 et 2009, s.v. ; Bobârniche 1996, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain 37 « băutură » ‘boisson’). Pour Volceanov & Volceanov (1998, s.v.), ce mot signifie une ‘vodka indigène de mauvaise qualité’, tandis que chez Volceanov (2006, s.v.), il désigne… ‘un élève ayant la boule à zéro’ ! torpilă ‘torpille’ signifie, par analogie de forme, bouteille de boisson alcoolique (Tandin 1993 et 2009, s.v. ; Bobârniche 1996, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « sticlă » ‘bouteille’ ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.). Dans le cas du verbe a se torpila ‘torpiller’1 signifiant ‘s’enivrer’ (Tandin 1993 et 2009, s.v.) et du participe passe torpilat ‘torpillé’ signifiant ‘ivre’ (Tandin 1993 et 2009, s.v. ; Bobârniche 1996, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.), l’analogie tourne autour de l’effet d’une telle boisson. trotil ‘trinitrotoluène’ boisson forte (Tandin 1993 et 2009, s.v. ; Bobârniche 1996, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.). Tout comme dans le cas précédent, le verbe a se trotila, toujours pronominal, signifie ‘s’enivrer’, son participe passé, bien évidemment, désignant une personne ‘ivre’, ou bien, par analogie d’effet, sous l’influence de la drogue : Colegii nepotului primarului Dodon, trotilați puternic cu iarbă din Transnistria, se distrau de minune. [Les collègues du neveu du maire Dodon, fortement drogués avec de l’herbe de Transnistrie, s’amusaient à merveille] (http://www.kmkz.ro/de_ras/texte/alegeri-anticipate-pentru-functia-de-presedinte-alrepublicii/) Dans la même catégorie technique on pourrait inclure des termes comme : insecticid ‘insecticide’ boisson spiritueuse (forte) (Bobârniche 1996, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.) Mexicanul, care adusese o sticlă de tequila, ne îmbia pe toți să servim și să-i dăm dreptate că insecticidul lui, făcut din cactuși, este parfum și că neam de neamul nostru, de la maimuțe încoace, nu a băut ceva mai adevărat. [Le Mexicain, qui avait apporté une bouteille de tequila, nous demandait à tous d’en boire et d’admettre que son insecticide à base de cactus était un parfum et qu’aucun de nos ancêtres, à partir des singes, n’avait rien bu de plus réel.] (http://www.kmkz.ro/opinii/jurnale/margelata-pina-dimineata-i-gata/) dinamită ‘dynamite’ boisson spiritueuse très forte (Volceanov 2006, s.v. ; Tandin 2009, s.v.), mais aussi, dans le langage des toxicomanes, ‘haschich de bonne qualité’ (Volceanov 2006, s.v.) 1 Il faut remarquer que dans l’argot roumain, avec ce sens, le verbe est réfléchi. 38 Laurențiu Bălă De la efectul pe care îl are asupra consumatorului o băutură alcoolică. „E dinamită, cum bei o gură, cum sari în aer”: e o băutură tare. [De l’effet qu’une boisson alcoolisée a sur le consommateur. « C’est de la dynamite, dès qu’on en boit une gorgée, on saute en l’air » : c’est une boisson forte.] (Astaloș 2001 : 214) Mais on rencontre aussi une construction plus explicite, telle que : băutură-dinamítă ‘boisson-dynamite’ boisson alcoolique très forte (DCR2 1997, s.v.) Din comerț au dispărut aproape complet acele băuturi-dinamită, fabricate pe bază de esențe și culori, numite popular «Secărică», «Adio mamă» etc. [Ces boissons-dynamite, faites d’essences et de couleurs, connues populairement sous le nom de « Secărică », « Adio mamă », etc., ont presque complètement disparu du commerce.] (România liberă, 19 II 67, p. 3, apud DCR2 1997) genocid ‘génocide’ boisson spiritueuse contrefaite (Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.), dont le nom est très éclairant sur ses effets. Grea lovitură pe piața „genocidului”, băutura aceea căreia i se mai spune și „lovitură de asfalt”, din cauza efectului instant asupra consumatorului. [Coup dur pour le marché du « génocide », la boisson aussi appelée « coup de bitume » en raison de son effet instantané sur le consommateur.] (http://viatabuzaului.ro/2010/02/04/contrabanda-cu-tone-de-genocid/) a se magnetiza2 ‘se magnétiser’ s’enivrer. C’est curieux, mais ce terme ne figure dans aucun dictionnaire de l’argot roumain, le seul qui l’enregistre étant un dictionnaire de synonymes de la langue roumaine ! Aho, aho, măi deputați, Senatori magnetizați, Lângă sticle v-adunați Și toastul mi-l ascultați: Iarna-i grea, omătu-i mare, Săniuța moarte n-are. Săniuță de Crăciun, Ăsta-i porcul cel mai bun! Ia mai turnați, măi! 2 En roumain, ce verbe est réfléchi, tandis que dans le cas de l’équivalent français que nous avons donné, il s’agit d’un emploi pronominal passif qu’on rencontre dans le domaine de la physique. La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain 39 [Aho, aho, vous, les députés, Sénateurs magnétisés, À côté des bouteilles venez Et mon toast écoutez : La neige est grosse, l’hiver est lourd, Săniuța3 vit toujours. Săniuța de Noël, Ce cochon est le meilleur ! Remplissez les verres encore !] [Academia Cațavencu, 1998, 52(371)] 3. Métaphore religieuse Il est intéressant de constater que bon nombre de termes religieux ont acquis par plaisanterie des significations bachiques, leurs effets sur les consommateurs étant rapprochés surtout de l’unique certitude de la vie humaine, à savoir la mort ! Ainsi, on a des exemples tels que : adio, mamă! ‘adieu, maman/mère !’ nom d’une boisson forte et de mauvaise qualité, dont la consommation excessive est censée provoquer la mort de la personne en question qui doit donc dire adieu au monde (et à sa mère, en premier lieu !)… C’est l’une des lamentations les plus utilisées à la campagne lors de l’enterrement aussi bien d’une mère, que de l’un de ses enfants, dans ce dernier cas les pleureuses étant celles qui disent les adieux à la place du mort ! (Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v.). Celulă a societății, conform Constituției din acele vremuri, familia lui Macarie, numeroasă, diversificată și stratificată după vârstă, sex și grad de rudenie, juca rolul de hematie, transportând băutura botezată de mușterii „adio, mamă”, cu trudă, cu zâmbete de complezență sau cu un șut bine plasat în coasta javrei sau a cotoiului ce aveau proasta inspirație de a se gudura în locul și timpul nepotrivit. [Cellule de la société, selon la constitution de l’époque, la famille de Macarie, nombreuse, diversifiée et stratifiée par âge, sexe et parenté, jouait le rôle de l’hématite, portant la boisson appelée « adio, maman » avec peine, avec des sourires de complaisance ou avec un bon coup bien placé dans la côte du cabot ou du matou qui avaient la mauvaise inspiration de frétiller de la queue au mauvais endroit et au mauvais moment.] (Marius Gabor, Amor de dragul ploii, Bucureşti, Karth, 2014) adormire ‘sommeil’ (dans le langage religieux signifie ‘mort’), donc il s’agit, bien évidemment, de l’effet de la consommation d’une telle boisson (Tandin 3 Aho représente une interjection, très connue parce que c’est avec elle que commence le texte du Plugușor (litt. ‘petite charrue’), chant populaire utilisé pour transmettre des vœux le 31 décembre et le 1er janvier, à l’occasion du Nouvel An. Săniuța (litt. ‘petite luge’) ; c’est une désignation très connue pour une marque de vodka de mauvaise qualité et très bon marché. Laurențiu Bălă 40 1993, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v.). Tandin (1993 et 2009) et Volceanov (1998 et 2006) ajoutent une seconde signification à ce mot, otravă ‘poison’. agheasmă ‘eau bénite’ eau-de-vie [Variante : aiásmă] < slave agiazma. Dans l’argot roumain il signifie aussi toute ‘boisson spiritueuse’, mais aussi ‘poison’ ! Tandin (1993, s.v.), ne mentionne que le sens otravă ‘poison’, tandis que chez Volceanov (1998 et 2006), le mot est présent avec les deux significations. Dumitrescu ne précise que le sens ‘boisson’. aghesmuit, -ă ‘ivre’, mais aussi, en argot, ‘empoisonné’ (Tandin 1993 et 2009, s.v. ; Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.). a se aghesmui ‘s’enivrer’. Il est à noter que tandis que la plupart des dictionnaires de l’argot roumain mentionnent le participe passé de ce verbe (voir supra), le verbe pronominal ne figure que chez Dumitrescu (2000, s.v. « îmbăta » ‘s’enivrer’) ! Ne aghezmuim la toate nunțile, parastasele și sărbătorile și mai avem și 365 de sfinți în calendar care merită să fie udați. [Nous nous enivrons lors de tous les mariages, les repas funéraires et les jours fériés, et nous avons également 365 saints du calendrier qui méritent de trinquer à leur santé.] (http://www.zf.ro/ziarul-de-duminica/viata-pe-sapte-carari-romani-alcoolici-6135252) prescură ‘prosphore’ désigne de manière plaisante une ‘boisson alcoolique servie en tant qu’apéritif’. Dans les Églises d’Orient – orthodoxes et catholiques de rite byzantin –, la prosphore désigne spécifiquement le pain levé utilisé pour la consécration eucharistique lors de la Divine Liturgie. Avec ce sens, le terme figure chez Țânțaș (2007, s.v.), Volceanov & Volceanov (1998, s.v.), Volceanov (2006, s.v.) et Tandin (2009, s.v.), tandis que pour Tandin (1993, s.v.) celui-ci signifie ‘casse-croûte légère’. 4. Constructions plus élaborées Nous avons inclus dans cette section deux catégories de mots : les jeux de mots (où c’est l’inventivité et la créativité des argotiers qui interviennent, en plus du caractère ludique) et les culturèmes (dans le cas desquels on a affaire à des références culturelles parfois difficiles à comprendre par un non natif et, le plus souvent, impossibles à traduire dans une langue étrangère). 4.1. Jeux de mots șpriţozol [mot-valise de șpriţ ‘boisson à base de vin avec du soda ou de l’eau minérale ; une certaine quantité de cette boisson’ – De l’all. Spritzer + -(o)zol La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain 41 ‘suffixe rencontré dans le cas de différents noms de médicaments (omeprazol, pantoprazol, sulfametoxazol, etc.)] țuicomicină [mot-valise de țuică ‘eau-de-vie’+ (strept)omicină ‘streptomycine’] (Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’ ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v.) Șpriţozolu’ și țuicomicina. După cum îmi spunea un mare înţelept (adică tătâne-mio) azi, astea sunt cele mai bune două medicamente în caz de răceală. [Le șpriţozol et la țuicomicina. Comme me le disait aujourd’hui un grand sage (c’est-àdire, mon père), ce sont les deux meilleurs médicaments en cas de rhume.] (https://ancasandu.wordpress.com/2009/01/26/spritozolu-si-tuicomicina/) vitamina Ț ‘vitamine Ț’ (de țuică), d’après le modèle de ‘vitamine C, B’, etc. (Volceanov 2006, s.v.) țuischi (mot-valise de țuică ‘eau-de-vie’ + whisky) (Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v.). Golii și io trei țoiuri dă țuischi șâ acuș stau rezămat dă umbra unui pahar dă vinschi negru șâ urât… [J’vidai moi trois gouttes de țuischi et maint’nant j’m’appuye de l’ombre d’un verre de vinschi noir et laid…] (http://luceafaruldinvaleaplangerii.blogspot.com/2018/02/puiu-raducan-romania-dadragobete.html) visichi (prononciation intentionnellement erronée du mot whisky) (Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v.) pișvaser (mot-valise de pișat ‘pisse, urine’ + all. Wasser ‘eau’), pour désigner une boisson de très mauvaise qualité, qui est très faible du point de vue de sa concentration alcoolique. (Bobârniche 1996, s.v. ; Dumitrescu 2000, s.v. « băutură » ‘boisson’). Volceanov & Volceanov (1998, s.v.) et Volceanov (2006, s.v.) considèrent que le terme désigne la bière faiblement alcoolisée ou la bière de qualité inférieure, non pasteurisée. Eu i-aş zice „pişvaser”, fiindcă are 28 de grade şi-i produsă în Pajura, Bucureşti. [Je l’appellerais « pișvaser », car elle a 28 degrés et est produite dans le quartier Pajura, Bucarest.] (http://www.tribuna.ro/stiri/timp-liber/am-lucrat-toat-a-ziua-la-ciorna-unei-poezii-84647. html) Ce qui est intéressant c’est que le terme est souvent employé pour désigner toute autre boisson de mauvaise qualité, le café, par exemple : Laurențiu Bălă 42 Cafeaua de pe la noi e pisvaser. Aceeasi marca are alt gust si alta aroma daca o cumperi din Italia, Germania sau de oriunde altundeva dar din vest sa fie. [Le café de chez nous est pișvaser. La même marque a un autre goût et une autre saveur si vous l’achetez d’Italie, de l’Allemagne ou de tout autre pays de l’Ouest.] (http://www.reno.ro/-page-t157740-s0.html) ou bien pour n’importe quoi de qualité minable, même pour une personne : Eminescu este luceafărul poeziei românești, iar eu sînt un pișvaser și un corupt. [Eminescu c’est le sommet de la poésie roumaine, tandis que moi, je suis un pișvaser et un corrompu.] (http://liternautica.com/la-berarie/) 4.2. Culturèmes Georgiana Lungu-Badea (2009 : 18), dans un texte représentant la version entièrement remaniée de la première partie de sa thèse de doctorat Le Rôle du contexte extralinguistique dans la traduction des culturèmes (2003), publiée sous le titre Théorie des culturèmes, théorie de la traduction (en roumain, Timişoara, Editura Universităţii de Vest, 2004), affirme que : Le terme culturème, créé selon le modèle phonème, morphème, lexème, etc., est une notion d’emballage qui va au-delà des idées d’un domaine, touchant toutes les créations socioculturelles. Ce concept hérité de la cybernétique, le culturème, contient le principe de la mesure de la quantité d’information ou d’originalité et il est inextricablement lié, non uniquement par son nom, à la culture […] (c’est l’auteure qui souligne). Elle cite aussi la note qui figure dans le Grand Dictionnaire Terminologique : « le terme culturème (non courant, 1976) – dont l’équivalent anglais proposé par CILF est cultureme – est défini en tant qu ’élément constituant d’une culture’ ». C’est dans ce sens que nous avons interprété les exemples qui suivent. ochii lui Dobrin ‘les yeux de Dobrin’ désigne une marque d’eau-de-vie qui présentait sur son étiquette deux prunes bleues, comme les yeux d’un très fameux e footballeur roumain des années 60-70 du XX siècle, grand amateur aussi d’eaude-vie ! (Volceanov & Volceanov 1998, s.v. ; Volceanov 2006, s.v. ; Țânțaș 2007, s.v. ; Tandin 2009, s.v. « ochi » ‘yeux’) – Lasă, nea Gicule, că „Ochii lu’ Dobrin” e țuică bună, naturală... [– Laisse tomber, Gicu, car « les yeux de Dobrin » c’est une bonne eau-de-vie, naturelle...] [AC, 2000, 4(427)] Rodica Zafiu (2010 : 238) considère que « Unele dintre denumiri sunt foarte elaborate, mizând pe intertextualitate, pe citatul aluziv sau pe replica La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain 43 melodramatică »4 et elle inclut dans cette catégorie des noms comme adio, mamă! (voir supra), te-am zărit printre morminte et șterge-mă din cartea de imobil, que nous allons mentionner plus loin. te-am zărit printre morminte litt. ‘je t’ai aperçu(e) parmi les tombeaux’, désignation pour une boisson alcoolique, faiblement alcoolisée, de provenance douteuse (ce nom renvoie au titre d’une chanson populaire assez connue), (Volceanov 2006, s.v.). […] şi, poate, una din pedepsele grave, monstruoase ale acelor vremi erau şi aceste alcooluri diavoleşti, cum se mai numeau – „Adio, mamă!”, „Te-am zărit printre morminte!” […] [(…) et peut-être l’une des punitions sévères et monstrueuses de cette époque-là était aussi ces alcools diaboliques, comme on les appelait – « Adieu, maman ! », « Je t’ai aperçu(e) parmi les tombeaux ! » (…)] (Nicolae Breban, Singura cale) șterge-mă din cartea de imobil litt. ‘efface-moi du registre immobilier’ (le même sens que la construction précédente, renvoie à l’obligation que toutes les personnes habitant un immeuble figurent dans un tel registre, donc l’effacement équivaut à la mort de la personne en cause). Volceanov (2006, s.v.) est le seul auteur qui enregistre cette construction, pourtant assez connue ! 6 din 49 ‘6 sur 49’ (le nom d’un jeu de loterie très populaire en Roumanie) désigne une boisson d’une si mauvaise qualité, que sur 49 personnes qui en consomment, seulement 6 sortent vivantes de cette aventure… „He, he, domnișoară, îi mai spune și ‘6 din 49’, că din 49 care beau, numa’ 6 mai trăiesc”, sare cu vorba, de peste buturugă, și „tainicul” Petre. [« Ah, ah, mademoiselle, elle s’appelle aussi ‘6 sur 49’, car sur 49 qui en boivent, seulement 6 survivent », se précipite, d’au-delà le chicot, le « mystérieux » Petre.] (http://adevarul.ro/news/eveniment/lumea-satului-mai-crede-apa-descantata1_50ac000e7c42d5a66383bebf/ index.html) 5. Qualité vs effet Finalement, nous allons nous arrêter sur deux termes relativement nouveaux dans l’argot roumain qui renvoient à l’alcool de très mauvaise qualité, notamment le premier (car une boisson filtrée par un vêtement matelassé dit assez sur sa concentration alcoolique et surtout sur le procédé artisanal de sa fabrication), tandis que le second, tout en gardant sa mauvaise qualité, privilégie les effets sur les consommateurs. Il s’agit de : 4 « Certains noms sont très élaborés, reposant sur l’intertextualité, sur des citations allusives ou des répliques mélodramatiques » (traduction LB). Laurențiu Bălă 44 pufoaică ‘manteau court rembourré et matelassé’ < russe fufaika (rapproché par l’étymologie populaire de puf ‘duvet’). C’est Rodica Zafiu (2009 : 15) qui parle pour la première fois de ce terme, le second étant déjà enregistré chez Bobârniche (1996, s.v.), Volceanov & Volceanov (1998, s.v.) Dumitrescu (2000, s.v. « băutură »), Țânțaș (2007, s.v.) et Volceanov (2006, s.v.). Când n-au ce bea, trec la pufoaică, o băutură genocid. [Quand ils n’ont rien à boire, ils prennent la pufoaica, une boisson génocide.] (http://www.zf.ro/ziarul-de-duminica/viata-pe-sapte-carari-romani-alcoolici-6135252) matrafox Rodica Zafiu (2010 : 239) affirme que « forma sa evocă ironic o posibilă denumire comercială de insecticid sau de produs de curățătorie chimică »5, mais elle évoque aussi le possible résultat d’une contamination de ce nom avec d’autres termes populaires argotiques, tel que a mătrăși ‘faire disparaitre’. Une « recette » de cette boisson peut être trouvée chez Oișteanu (2011 : 470) : O denumire argotică ceva mai nouă este „Matrafox”, care desemnează o băutură meșterită de oameni nevoiași (alcool etilic, zahăr ars și chimion) sau aflați în recluziune forțată, în închisorile românești de azi se prepară băuturi alcoolice amestecând spirt medicinal (sau parfum) cu zahăr și pastă de dinți. [Un nouveau nom est « Matrafox », qui désigne une boisson fabriquée par les pauvres (alcool, sucre brûlé et cumin) ou par les personnes se trouvant en réclusion forcée. Des boissons alcoolisées sont préparées dans les prisons roumaines actuelles en mélangeant des spiritueux (ou des parfums) avec du sucre et de la pâte dentifrice.] Comme bien d’autres termes argotiques désignant les boissons alcooliques, celui-ci aussi a développé un verbe correspondant, a se matrafoxa ‘s’enivrer’ et dont le participe passé a rôle d’adjectif et signifie ‘ivre’. Traian Băsescu: „Cînd ajung acasă mă bag direct în pat. Sînt matrafoxat. Mă învelești?” [Traian Basescu : « Quand je rentre chez moi, je me couche directement. Je suis matrafoxé. Est-ce que tu me couvres ? »] (http://www.kmkz.ro/opinii/editorial/sms-urile-porcoase-ale-politicienilor-romani-catrepropriile-neveste/) Conclusion Sans avoir la prétention à l’exhaustivité, tout à fait insensée face à une abondance étonnante de termes qui pourraient figurer dans ce champ lexico-sémantique de 5 « sa forme évoque ironiquement un éventuel nom commercial d’insecticide ou de nettoyant chimique » (traduction LB). La Métaphore de l’alcool dans l’argot roumain 45 l’alcool de l’argot roumain, nous nous sommes limité aux termes argotiques les plus connus désignant différents types de boissons (surtout les boissons fortes). Il est à remarquer la richesse métaphorique de ces vocables et constructions lexicales, qui vont du domaine de la médecine jusqu’à celui de la religion, en passant aussi par le domaine technique, les argotiers faisant preuve d’une inventivité surprenante. À tout cela on aurait pu ajouter d’autres catégories plus réduites comme nombre de termes [par exemple, les familles lexicales complexes, comme a pili – pileală – pilangiu (‘boire – boisson – buveur’)], assez riches dans l’argot roumain. Ce sera l’objet d’une publication ultérieure. Enfin, certains termes constituent de véritables références culturelles, difficilement compréhensibles pour un étranger et surtout, presque impossibles à rendre dans une autre langue, comme d’ailleurs c’est le cas de presque tout argot. Bibliographie Astaloș, George, Pe muche de şuriu. Cânturi de ocnă, Cu microglosare argotice și desene de Constantin Piliuţă, Bucureşti, Tritonic, 2001 Dimitrescu, Florica, Dicționar de cuvinte recente, ediția a II-a, București, Logos, 1997 Dumitrescu, Dan, Dicţionar de argou şi termeni colocviali ai limbii române, Bucureşti, Teora, 2000 Lungu-Badea, Georgiana, « Remarques sur le concept de culturème », Translationes, « Traduire les culturèmes/La traducción de los culturemas », no 1, p. 15-78, Timișoara, Editura Universității de Vest, 2009 Oișteanu, Andrei, Narcoticele în cultura română. Istorie, religie și literatură, ediția a II-a revăzută, adăugită și ilustrată, Iași, Polirom, Col. Plural M, 2011 Tandin, Traian, Dicţionar de argou al lumii interlope. Codul infractorilor, Bucureşti, Meditaţii, 2009 Tandin, Traian, Limbajul infractorilor, Bucureşti, Paco, 1993 Țânțaș, Viorel Horea, Dicționar de pușcărie. Limbajul de argou al deținuților din România, ClujNapoca, Napoca Star, 2007 Volceanov, Anca & Volceanov, George, Dicţionar de argou şi expresii familiare ale limbii române, Bucureşti, Livpress, 1998 Volceanov, George, Dicţionar de argou al limbii române, Bucureşti, Niculescu, 2006 Zafiu, Rodica, « ‘Matrafox’ şi ‘pufoaică’ », România literară, no 36, 11 septembrie 2009, p. 15 Zafiu, Rodica, 101 cuvinte argotice, București, Humanitas, Colecţia « Viaţa cuvintelor », 2010 Laurențiu Bălă – maître de conférences à l’Université de Craiova (Roumanie). En 2012, il a fondé la revue en ligne Argotica. Auteur : L’Argot et l’Argent [Szeged (Hongrie), JatePress, 2015] et Introducere e în argotologie (Craiova, Aius, 2015). Coéditeur : Sur l’argot au XXI siècle (Craiova, Universitaria, 2016). Éditeur : Argotica 1 et Argotica 2 [Saarbrücken (Allemagne), Éditions universitaires européennes, 2016], Argotica 3, Argotica 4, Argotica 5 et Analyse de discours et d’œuvres à la croisée des disciplines [Saarbrücken (Allemagne), Éditions universitaires européennes, 2017] ; Argotica 6 ([Saarbrücken (Allemagne), Éditions universitaires européennes, 2018] ; Argotica 7 ([Saarbrücken (Allemagne), Éditions universitaires européennes, 2019]. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.05 Gueorgui Armianovń ń INALCO, CREE, Université Sorbonne Paris Cité https://orcid.org/0000-0001-8870-4616 glarmianov@gmail.com Celui qui boit, ne pense pas à mal (Comment dire boire et boisson en langage familier et en argot bulgare ?) RÉSUMÉ Les dernières décennies du XIX siècle marquent le début des recherches scientifiques consacrées aux sociolectes bulgares, notamment aux argots secrets des artisans : maçons, cordonniers, musiciens de la rue, mendiants, petits voleurs. Progressivement, l’intérêt se tourne vers les argots corporatifs des écoliers et des étudiants des grandes villes et ces sociolectes restent au centre des études jusqu’à nos jours. Toutefois, le vocabulaire argotique relatif aux boissons et à l’action de boire n’a jamais été spécialement étudié en Bulgarie. L’article proposé, qui est basée sur plusieurs ouvrages littéraires et journalistiques, les forums d’Internet et le discours quotidien, examine le vocabulaire de l’argot bulgare relatif aux boissons et à l’action de boire, ses relations avec la langue standard et le langage familier, leurs différences et leurs similitudes. Le vocabulaire analysé est classifié selon son appartenance à une variété spécifique de la langue nationale : langue standard, langage familier et sociolecte ; puis, chaque groupe est organisé selon les caractéristiques lexico-morphologiques des éléments constitutifs : verbes, substantifs ou adjectifs, expressions verbales ou substantivales. e MOTS-CLÉS – argot, langue standard, langage familier, régiolectes, urbanolects, langues étrangères He Who Drinks Does Not Think of Evil: How to Say ‘to Drink’ and ‘Beverage’ in the Bulgarian Slang? SUMMARY The last decades of the 19th century marked the beginning of scientific research devoted to Bulgarian sociolects, especially to the secret slangs of craftsmen: masons, shoemakers, street musicians, beggars, and petty thieves. Gradually, attention was being directed to corporate slangs of schoolchildren and university students of large cities, and it is these particular sociolects that remain at the centre of many studies to the present day. However, slang vocabulary related to drinks and drinking has never been studied in Bulgaria. The proposed article – based on a study of numerous literary and journalistic works, Internet forums, and daily discourse – examines the vocabulary of Bulgarian youth slang for drinks and drinking, its relationship to the standard language and colloquial speech, as well as the differences and similarities between them. The analysed vocabulary is classified according to its affiliation to a specific variation of the national language: standard, [47] 48 Gueorgui Armianov colloquial speech, and social dialects. Further, each group is organised according to the lexicomorphological characteristics of the constitutive elements: verbs, nouns or adjectives, as well as verbal or noun expressions. KEYWORDS – slang, standard language, colloquial speech, regional dialects, urbanolects, foreign languages Introduction Les premiers ouvrages scientifiques consacrés aux argots bulgares datent de la fin du XIXe siècle et s’intéressent principalement aux vocabulaires des variétés langagières secrètes des artisans : maçons, musiciens, mendiants1. Au début des années 1930, l’intérêt se tourne vers l’argot des étudiants des grandes villes, principalement la capitale Sofia et la deuxième ville Plovdiv, et ils restent au centre des études jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, le vocabulaire argotique relatif aux boissons et à l’action de boire n’a jamais été spécialement étudié en Bulgarie. À l’époque de l’apparition de l’argot moderne bulgare, le nombre de mots et de phrases de ce groupe sémantique n’est pas impressionnant2 même s’il augmente constamment avec le temps. Aujourd’hui, il existe quelques travaux sur ce type de lexique, qui sont consacrés exclusivement aux dialectes régionaux3, malgré le fait que certains termes soient entrés dans le langage familier et les sociolectes. Le présent article examinera ce vocabulaire spécifique dans le cadre de l’argot des jeunes Bulgares, ses origines, son évolution, son caractère lexical et les changements survenus depuis les dernières décennies du XIXe siècle jusqu’à nos jours. L’étude est basée sur plusieurs ouvrages littéraires et journalistiques, les forums d’Internet et le discours quotidien de gens ordinaires. Or, avant de se pencher sur les questions linguistiques, il est nécessaire de donner une explication du titre de cet article. Dans la langue bulgare, il y a beaucoup de dictons consacrés à la nourriture, aux boissons et à l’atmosphère festive. L’un parmi les plus populaires, enregistré il y a longtemps, nous dit : (Celui) Qui chante, ne pense pas à mal ! Dans l’argot, le champ sémantique des boissons et de l’action de boire est l’un des plus vastes et des plus productifs, et les jeunes 1 2 3 Iv. Šišmanov, « Belejki kam bǎlgarskite taini ezitsi i poslovečki govori » [Notes à propos des langues secrètes bulgares et des langages proverbiaux], in Sbornik za narodni umotvorenija – SBNU [Recueil de matériaux traditionnels], Sofia, Éditions de l’Académie des Sciences de Bulgarie, 1895, Vol. 12, p. 15-50 ; St. Argirov, « Kam bǎlgarskite taini ezitsi » [À propos des langues secrètes bulgares], in Spisanie na bǎlgarskoto knižovno družestvo [Revue périodique de la Société littéraire bulgare], Sofia, 1901, p. 2-41. P. Voïnikov, « Tarikatsko-bâlgarski rečnik » [Dictionnaire argot-bulgare], Rodna reč, No. 2, 1930, p. 67-76 ; St. Stojkov, « Sofiďskiyat učeničeski govor » [L’argot des étudiants de Sofia], in Annuaire de l’Université de Sofia, t. XLII, 1946, p. 35-41. Par exemple : M. Koteva, Termes liés aux nourritures et à leur préparation, Thèse de doctorat, Académie bulgare des sciences, 2015. Celui qui boit, ne pense pas à mal... 49 Fig. 1. Iv. Šišmanov, « Beležki kǎm bǎlgarskite taïni ezitsi i poslovečki govori » [Notes à propos des langues secrètes bulgares et des langages proverbiaux], in Sbornik za narodni umotvorenija – SbNU [Recueil de matériaux traditionnels], Sofia, Vol. 12, 1895 50 Gueorgui Armianov Fig. 2. Stojko Stojkov, « Sofiïskiyat učeničeski govor » [L’argot des étudiants de Sofia], in Annuaire de l’Université de Sofia, Faculté historico-philologique, t. XLII, 1946 Bulgares, qui aiment jouer avec les mots, ont transformé la phrase en utilisant la ressemblance phonétique entre le verbe ‘chanter’ péya et le verbe ‘boire’ pìya. En conséquence, le dicton traditionnel est devenu Celui qui boit, ne pense pas à mal ! en suggérant que ceux qui boivent de l’alcool sont des gens bons et agréables. 1. Langue standard Dans le dicton original, nous trouvons uniquement des mots standard, même si son utilisation n’est pas limitée à une couche supérieure de la société, ni à un niveau élevé d’éducation ou à un usage littéraire ou officiel. En effet, la langue standard possède un vocabulaire plutôt réduit pour dire ‘boire’, ‘boisson’, ‘ivre’, etc. Nous Celui qui boit, ne pense pas à mal... 51 y découvrons le verbe principal píya ‘boire’ (aspect imperfectif) et plusieurs verbes dérivés, perfectifs et imperfectifs secondaires, dont la signification varie selon le préfixe utilisé : dopíya / dopivam ‘finir de boire’, izpíya / izpivam ‘boire la quantité entière’, otpíya / otpivam ‘boire la première gorgée’, prepíya / prépivam ‘boire avec excès’, etc. Il existe encore quelques verbes, construits sur d’autres bases, qui possèdent toujours une connotation négative : nalivam se ‘boire avec excès’, piyanstvam ‘boire régulièrement et avec excès’, loča ‘boire beaucoup’. Le standard possède un nombre plus grand de substantifs et d’adjectifs, résultat surtout de la présence de nombreux termes d’origine étrangère, par exemple : • noms de boissons : vino ‘vin’, bira ‘bierre’, rakiya ‘eau-de-vie’, mastika ‘boisson anisée’, džin ‘gin’, ouiski ‘whisky’, grozdova ‘eau-de-vie de raisin’, slivova ‘eau-de-vie de prunes’, višnovka ‘liqueur de griottes’ ; • restaurant, bistrot : pivnitsa, krâčma, birariya, bar, vinarna, izba ; • ivresse : piyanstvo ; • ivrogne : piyanitsa ; • personne, qui boit beaucoup : piyač ; • ivre, soûlé : piyan, napit (participe passé passif du verbe napiya ‘soûler’). 2. Langage familier Le langage familier bulgare, qui est traditionnellement situé à la frontière entre la langue standard et les variétés non-standard (régiolectes, argots, urbanolectes) présente un vocabulaire plus riche et plus varié par rapport à la langue standard. La grande différence entre ces deux vocabulaires se trouve dans leur niveau d’expressivité et leurs sphères d’utilisation : neutre et officielle pour le standard, stylistiquement colorée et détendue pour le langage familier. De plus, contrairement aux termes dialectaux, les unités familières ne sont pas limitées par des barrières territoriales ou sociales – certaines sont adoptées par toute la population, souvent utilisées dans la presse, à la radio et à la télévision, même dans les discours officiels. Ces termes peuvent être divisés en deux grands groupes : Verbes et expressions verbales : • boire d’un seul coup : gavrâtvam / gavrâtna (litt. renverser), oudryal / oudarya (litt. frapper, descendre) ; • boire beaucoup : lokam / lyokam, tsokam (litt. laper) ; • boire un verre, une portion : lyuskam / lyusna (litt. frapper) ; • se soûler : nalyuskvam se / nalyuskam se (litt. se heurter), namokryam se / namokrya se (litt. se mouiller), naryazvam se / nareža se (litt. se couper), natryaskvam se / natryaskam se (litt. se fracasser) ; • boire pour une occasion, offrir un verre : polivam / poleya (litt. arroser) ; • boire beaucoup d’eau après avoir bu trop d’alcool : gasya požar (litt. éteindre l’incendie’). 52 Gueorgui Armianov Substantifs et adjectifs : • ivrogne, pochard : piyandour, piyandé, sarhoš (du turc sarhoş ‘ivrogne’) ; • boissons : pârvak ‘la fraction initiale d’eau-de-vie, riche en méthanol, qui ne se boit pas’, patoka / patoki ‘la dernière, la plus faible fraction d’eau-de-vie’, šliokavitsa, partsoutsa ‘eau-de-vie de piètre qualité’ ; • une portion, un verre de boisson alcoolisée : ičkiya (arch., du turc içki ‘boisson alcoolisée), naprâstnik (litt. dé à coudre) ‘petit verre’ ; • ivre : nakvasen, nalyokan, nalyuskan, namokren, natryaskan, natsokan, podmokren (uniquement des participes passés passifs, construits à la base de verbes d’origine standard ou familière). 3. L’argot des jeunes À la différence de la langue standard et du langage familier, l’argot des jeunes Bulgares possède un vocabulaire propre à désigner l’action de boire extrêmement riche et original. L’esprit des jeunes, et le langage argotique en particulier, sont très émotionnels, très expressifs et il n’est pas étonnant que pour certaines notions on trouve un grand nombre de mots et d’expression parce que derrière chaque terme argotique se trouvent non seulement des raisons sémantiques mais aussi pragmatiques très solides. Par rapport à la langue standard, l’argot fournit à ses utilisateurs un ensemble d’outils linguistiques différents qui leur permet non seulement de nommer une personne ou un objet, mais aussi d’exprimer leur opinion sur une large gamme d’importants sujets de la vie, tels que les relations personnelles, le sexe, l’amour, l’alcool et les boissons, les stupéfiants, l’école et les études, la musique4. De plus, l’argot offre la possibilité d’obtenir l’acceptation, la reconnaissance et même un certain statut élevé parmi les pairs. 3.1. Verbes et expressions verbales Dans le large champ sémantique du verbe ‘boire’ avec ses nuances, qui est un verbe fondamental pour les jeunes, nous constatons plus de cinquante verbes, le plus souvent d’aspect perfectif, qui dévoilent une expressivité et un humour remarquables, par exemple : • boire : boufkam5 (litt. entasser, fourrer), doumna6 (litt. tonner), drânna (litt. sonner), drinkam (de l’anglais ‘to drink’), firkam, grâmvam / grâmna (litt. tonner), kârkam (aussi en serbe, croate, macédonien, tchèque), lizgam (litt. glisser), 4 5 6 Voir aussi J. Sledd, « On not teaching English usage », English Journal, vol. 54, 1965, p. 699. Les exemple argotiques sont tirés de G. Armianov, Rečnik na bălgarskiya žargon [Dictionnaire de l’argot bulgare], Ed. Figura, Sofia, 2012 ainsi que de plusieurs journaux d’Internet et ouvrages littéraires. Il faut noter que certains verbes argotiques existent dans un seul aspect : imperfectif ou perfectif. Celui qui boit, ne pense pas à mal... 53 metkam (litt. jeter), opâvam/opâna (litt. tendre), porkam, poukam (litt. craquer), smouča (litt. sucer), čalastrya (arch.), žabam (litt. boire comme un grenouille), žmoutsam, etc. ; • se soûler : anesteziram se (litt. s’anesthésier), betoniram se (litt. se bétonner), guipsiram se (litt. se plâtrer), nafirkam se, nakâlva se, nakârkvam se / nakârkam se, nalyustya se (perf.), namotaya se (litt. s’enrouler), namotiča se (litt. devenir comme une binette), naporkam se, nasvyatkam se (litt. se faire des éclairs), nataralyankam se (perf.), natsepya se (litt. se fendre, se scinder), nafirkvam se / nafirkam se, olivam se / oleya se (litt. s’éclabousser), ostaklyam se (litt. se vitrifier), etc. ; • boire avec excès : dânya (litt. frapper fortement), žmorya, žoulya (litt. cingler) ; • boire pour se faire plaisir : ouvažavam se (litt. se faire respecter par soi-même). L’utilisation de certains termes, comme kârkam, porkam, nasvyatkvam se / nasvyatkam se, est si ancienne et si large qu’ils sont souvent considérés aujourd’hui comme familiers. Pourtant, leur transition vers le standard n’est pas achevée, surtout à cause de leur caractère expressif et péjoratif. Le cercle d’expressions verbales est aussi très abondant et intéressant. Nous y découvrons : • boire : četa kniga (litt. lire un livre), izkarvam vâzdouha ot boutilkata (litt. faire sortir l’air de la bouteille), nasvyatkam se (litt. se faire des foudres), nalivam v kartičinata (litt. verser dans le trou de la taupe), sipvam v mivkata (litt. verser dans le lavabo), smazvam gârloto (litt. tartiner la gorge) ; • boire une dernière portion, un dernier verre : touryam / tourya (oudryam / oudarya) kapaka (litt. mettre / frapper le couvercle) ; • boire beaucoup et en conséquence mes yeux deviennent rouges : rabotya s oksižena (litt. travailler avec le chalumeau oxyhydrique) ; • vaciller en marchant en état d’ivresse : ouča se da hodya (litt. apprendre à marcher) ; • vomir : dera mački (kotki, kateritsi, lisitsi) (litt. écorcher des chats / des écureuils, des renards/), plaša činiyata (litt. effrayer la cuvette de WC). 3.2. Substantifs Les substantifs et les expressions substantivales qui désignent une boisson, une personne, un objet ou une situation festive sont très nombreux et originaux. Leur utilisation est extrêmement élevée et certains ont progressivement atteint la frontière entre l’argot et le langage familier. L’on peut spéculer que dans un temps proche, plusieurs termes passeront cette ligne et s’installeront dans le discours des gens de toutes catégories sociales, comme c’était déjà le cas avec beaucoup d’autres d’origine non-standard. Dans ce groupe, les jeunes utilisent toutes les méthodes de transformation sémantique ou formelle pour décrire quelque chose, 54 Gueorgui Armianov pour exprimer leurs sentiments ou pour se moquer ou ridiculiser. Voici une liste non-exhaustive des termes les plus populaires : Personnes et objets : • personne ivre : dâska, talpa, taraba (litt. planche de bois), guipse (litt. plâtre), tsepenitsa (litt. bûche) ; • ivrogne : alkaš, alkonavt, alkoholiste, alkoholyanka, boutilka, inventar (mebel) na zavedenieto (litt. matériel [meuble] du bistrot), kamila (litt. chameau), krâčmonavt, kârkandé, kârkač, maïstor na spirta (litt. maître de l’alcool : jeu de mots avec l’expression maïstor na sporta ‘maître du sport, excellent sportif’), maneken na vinprom (litt. mannequin de l’industrie de l’alcool), myah (litt. outre, peau de bouc cousue en forme de sac), popivatelna (litt. papier buvard), porkadžiya, porkač, smoukatel, smoukač (litt. suceur), syunger (litt. éponge, du grec σφουγγάρι et du turc sünger) ; • personne, qui boit beaucoup : gâba (litt. éponge), gyum (litt. berthe à lait) ; • soirée où on boit beaucoup : zapoï, zapivka, piyačka, porkane, razpivka ; • ivresse, gueule de bois : mahmur, mahmurluk (de l’arabe, via le turc mahmur), totalna šteta (litt. dégât total) ; • bouteille : kniga (litt. livre), BZNS ‘bouteille verte de bière’ à cause de la couleur verte du drapeau du parti agricole dont les initiales sont BZNS, BMW ‘bouteille d’eau minérale’, botâl (de l’anglais bottle) ; • bouteille de 100 ml : ampoula ‘ampoule’, biberon ‘biberonne’, gagaarinka ‘une petite Gagarine’ (origine inconnue), houliganka (litt. une petite houligane), patron, patronče (litt. cartouche, petite cartouche), sprintsovka (litt. seringue) ; • boisson alcoolisée : antifrize (litt. antigel), gorivo (litt. carburant), noti (litt. notes musicales), tvârdo gorivo (litt. combustible fort) ‘boisson alcoolisée forte’, zeleno kafe (litt. café vert) ‘bière’ ; • une portion, un seul verre de boisson alcoolisée : drink, shot ; • eau, jus, soda, etc., utilisées pour diluer la boisson alcoolisée : omekotitel (litt. adoucisseur), razreditel (litt. diluant). Boissons et cocktails : • Soyouz–Apollo ‘cocktail vodka Coca-cola’ ; • janta (jeu de mots, litt. jante de voiture) ‘cocktail gin Fanta’ ; • coca-cola s čoubritsa (litt. Coca-cola à la sarriette) ‘mélange de coca-cola et de rhum’ ; • yaponsko outro (litt. matin japonais) ‘cocktail vodka Campari’ ; • R’n’B (jeu de mots avec les premières lettres des ingrédients rakiya ‘eau-devie’ et bira ‘bière’) ‘mélange d’eau-de-vie et de bière’ ; • zemedelsko whisky (litt. whisky agricole) ‘crème de menthe’ ; • bozdugan (litt. massue) ‘cocktails de plusieurs boissons alcooliques’ ; • oblak (litt. nuage) ‘pastis avec des glaçons’ ; • tsiganka (litt. Tsigane) ‘mélange d’eau-de-vie et de pastis’ ; Celui qui boit, ne pense pas à mal... 55 • combinezon (litt. combinaison), mandža (litt. tambouille), otrova (litt. poison) ‘cocktail cognac Coca-cola’ ; • perniški Baileys (litt. Baileys de la ville ouvrière de Pernik) ‘mélange d’eaude-vie et de boza’ (boisson fermentée, à base de céréales) ; • grozdomicine, slivomicine, mastikozine, rakicine : jeux de mots dont le résultat ressemble au nom d’un médicament mais qui signifie une boisson alcoolisée forte ; • martenička (litt. porte-bonheur traditionnel formé d’un fil rouge et d’un fil blanc tressés ensemble) ‘une bouteille de vin rouge et une de vin blanc’ ; • šampoansko : jeu de mots de šampansko ‘champagne’ et de šampoàn ‘shampooing’ signifiant une boisson pétillante. 3.3. Adjectifs L’argot des jeunes Bulgares nous propose un nombre très limité de vrais adjectifs. La grande partie est en réalité composée de participes passés actifs ou passifs, construits à la base de presque chaque verbe signifiant ‘boire’ ou ‘se soûler’, par exemple : anesteziran, betoniran, nakvasen, nakârkan, nalyuskan, nažmoren, nasvyatkan, ostâklen, tous signifiant ‘personne ivre’. Il y a aussi quelques exceptions comme mató / matió, mortos ‘ivre’ et mahmurliya (du turc mahmur ‘bourré, imbibé’) ‘qui a la gueule de bois’. Nous découvrons aussi quelques expressions adjectivales comme par exemple : oumryal ot stoud (litt. mort de froid) ‘refroidi, glacé’, mahmura mi se e kačil (skočnil) na glavata (litt. la gueule de bois est montée / a sauté sur ma tête) ‘je me sens sonné, j’ai la gueule de bois après une soirée bien arrosée’. À ce groupe, nous pouvons ajouter quelques compositions adjectivales de comparaison, qui désignent un degré très élevé de la caractéristique principale et qui sont créées selon la formule ADJ. + comme + SUBST. : • très ivre : piyan kato taraba (talpa – litt. planche), dârvo (litt. bûche), gâz, zadnik (litt. fesses), gyon (litt. cuir du talon), gyosteritsa (litt. bâton), zmeï (litt. dragon), zmiya, smok (litt. serpent, couleuvre), kazak (litt. cosaque), motika (litt. binette), staršina (litt. sergent), tikva (litt. citrouille), toupan (litt. tambour) ; • complètement sobre : trezven kato kamila (litt. chameau), krastavitsa, krastavička (litt. concombre, cornichon), krouška (litt. petite poire), morkovče (litt. petite carotte), repička (litt. petit radis), sâdiya (litt. juge). Le lien entre le sens du substantif constitutif et l’adjectif lui-même nous semble logiquement impossible, voire absurde, mais c’est précisément l’objectif de l’énoncé argotique : frapper l’interlocuteur par son originalité, par son expressivité et ainsi accentuer le degré élevé de la caractéristique. Dans l’argot bulgare, nous ne trouvons pratiquement pas de pronoms, d’adverbes ou des particules spécifiques. Les usagers se contentent d’utiliser l’ensemble des éléments que leur fournit la langue standard. 56 Gueorgui Armianov Du point de vue de la grammaire, on peut noter une adaptation des termes d’origine étrangère – verbes, substantifs ou adjectifs – selon les règles de la variété prédominante sur place. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la présence des dialectes régionaux était encore assez forte en Bulgarie et, par conséquent, dans le discours des étudiants de Sofia l’impact phonétique et morphologique des régiolectes occidentaux était très visible7, juste comme l’argot des jeunes de la ville de Plovdiv était influencé par les dialectes sous-balkaniques et ceux des Rhodopes et de la Thrace8. 4. Origines du vocabulaire argotique Il a déjà été indiqué qu’une grande partie du vocabulaire argotique est d’origine nationale et consiste en mots dont la signification en règle générale a subi une métamorphose pour obtenir un nouveau sens ou une nouvelle forme et ainsi échapper à la banalisation rapide9. En ce qui concerne les termes d’origine standard, ils sont tous passés par une transformation sémantique qui leur a donné la nouvelle signification argotique. Au contraire, le nombre de mots d’origine dialectale est assez restreint et, à cause de leur popularité limitée, ils sont empruntés aux régiolectes presque sans transformations formelles ou sémantiques. Les termes étrangers sont très nombreux et, au cours du XXe siècle, une diminution progressive des termes orientaux et balkaniques s’est produite au profit des termes occidentaux. L’influence de la langue française était dominante au début du XXe siècle, mais depuis les années 1950-1960 l’anglais s’est installé progressivement comme la source étrangère principale de nouveaux termes. Aujourd’hui, la présence massive de mots et d’expressions argotiques d’origine anglaise est visible à l’œil nu ; ils ont presque totalement supplanté les autres termes occidentaux. Conclusions L’analyse du lexique argotique relatif aux boissons et à l’action de boire nous montre une grande disparité entre la langue standard et les variétés non-standard, notamment : un verbe de base, quelques verbes dérivés, quelques adjectifs et noms (certains internationaux) de boissons dans le vocabulaire standard contre des dizaines de lexèmes dans le langage familier et surtout dans l’argot des jeunes Bulgares. L’explication se trouve dans le fait que l’objectif principal du locuteur de 7 St. Stojkov, op. cit., p. 6-7 et 21-22. Le matériel sur l’argot des étudiants de Plovdiv m’a été gracieusement offert par le célèbre musicien et écrivain Milcho Leviev et le journaliste Alexander Kondodimo. 9 P. Voïnikov, op. cit., p. 67-76 ; St. Stojkov, op. cit., p. 18-29. 8 Celui qui boit, ne pense pas à mal... 57 l’argot n’est pas simplement de désigner un objet ou une action, mais plutôt de les nommer en exprimant en même temps sa propre attitude, son originalité, sa créativité linguistique ainsi que ses préférences personnelles. La vie des termes est elle aussi différente : longue et stable pour le standard et assez réduite, voire éphémère pour les termes argotiques – quelques années, parfois un an, même une saison. Il est important de noter que, depuis les années 1980-1990, on observe une tendance de transition accélérée de termes argotiques vers le langage familier. Cette tendance est étroitement liée à la libéralisation de la langue bulgare après la chute du régime communiste et la disparition de plusieurs tabous sociaux et langagiers. Par conséquent, beaucoup de termes argotiques bien connus sont entrés dans les programmes de la radio et de la télévision, dans le discours décontracté de gens de tout âge et niveau social, des journalistes, des responsables politiques, y compris des membres du gouvernement bulgare. Ce processus expose un véritable flou, voire une disparition des frontières distinctes entre l’argot et le langage familier durant les dernières décennies, ainsi qu’une existence parallèle de beaucoup de termes dans les deux variétés substandard. Toutefois, dans ce processus de « promotion » et de gain de prestige, on ne découvre pas encore de cas enregistrés et indiscutables d’adoption d’argotismes au sein de la langue standard Bulgare. Bibliographie Argirov, Stoyan, « Kǎm bǎlgarskite taini ezitsi » [À propos des langues secrètes bulgares], in Spisanie na bǎlgarskoto knižovno družestvo [Revue périodique de la Société littéraire bulgare], Sofia, 1901, p. 2-41 Armianov, Gueorgui, Bălgarskiyat žargon – leksiko-semantičen i leksikografski aspekt [L’argot bulgare – l’aspect lexico–sémantique et lexicographique], Sofia, Ed. Université de Sofia « St. Kliment Ohridski », 1995 Koteva, Margarita, Nazvaniya, svărzani s hranite i tyahnoto prigotvyane [Termes liés aux nourritures et à leur préparation], Thèse de doctorat, Académie bulgare des sciences, Sofia, 2015 Sledd, James, “On not teaching English usage”, English Journal, vol. 54, no 8, National Council of Teachers of English, 1965, p. 698-703 Stojkov, Stojko, « Sofiïskiyat učeničeski govor » [L’argot des étudiants de Sofia], in Annuaire de l’Université de Sofia, Faculté historico-philologique, t. XLII, 1946, p. 1-73 Šišmanov, Ivan, « Beležki kǎm bǎlgarskite taïni ezitsi i poslovečki govori » [Notes à propos des langues secrètes bulgares et des langages proverbiaux], in Sbornik za narodni umotvorenija – SbNU [Recueil de matériaux traditionnels], Sofia, Vol. 12, 1895, p. 15-50 Voïnikov, Petko, « Tarikatsko-bâlgarski rečnik » [Dictionnaire argot-bulgare], Rodna reč, no 2, Sofia, 1930, p. 65-76 Gueorgui Armianov – est Maître de conférences en langue et linguistique bulgares à l’Institut national des langues et civilisations orientales, Université Sorbonne Paris Cité. Il a été chargé de cours en linguistique bulgare à l’Université de Sofia et chercheur à l’Institut de langue bulgare auprès de l’Académie bulgare des sciences en Bulgarie. G. Armianov a travaillé en tant que lecteur de langue, littérature et civilisation bulgares à l’Université de Londres et à l’Université d’Oxford (1992- 58 Gueorgui Armianov 1994), et à l’Université de Strasbourg (1998-2005). Ses intérêts scientifiques portent sur la grammaire, la lexicologie et la lexicographie bulgares, la sociolinguistique, les variétés substandard et les contacts linguistiques entre les langues slaves et entre les langues des Balkans. Auteur de L’Argot bulgare – l’aspect sémantique et lexicographique (1995), Les Dialectes sociaux européens et les relations « Est – Ouest » dans la linguistique (2004), Dictionnaire de l’argot bulgare (2012), Bulgare Express (2018), de plus de cinquante articles et co-auteur du Dictionnaire de la langue bulgare, Vol. 6–11 (1983-1998), Dictionnaire des mots étrangers dans la langue bulgare, (1996), L’Hospitalité en Europe, vol. 2 : Traditions d’hier, recettes d’aujourd’hui (1999), Dictionnaire des verbes bulgares (en préparation). ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.06 Sabine Bastian ń Universität Leipzig ń https://orcid.org/0000-0001-5768-355X sbastian@uni-leipzig.de Christian Oertl Universität Leipzig https://orcid.org/0000-0001-6782-2226 christian.oertl@googlemail.com L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France RÉSUMÉ Cet article prend pour sujet des expressions allemandes et françaises dans le domaine de boissons alcoolisées. Comme 11% des jeunes âgés de 17 ans déclarent boire régulièrement de l’alcool, une recherché comparative dans ce domaine promet une évaluation copieuse vu que ces habitudes linguistiques influencent également la façon dont s’expriment les plus âgés. La plupart du corpus a été récoltée, analysée et discutée lors d’une étude sur le terrain pendant trois semaines dans un des bars les plus populaires parmi les jeunes Leipzigois. Les abréviations constituent le phénomène le plus fréquent, suivies des métaphores ainsi que des expressions ironiques voire satiriques. Des néologismes sont également entrés dans le registre, par exemple l’acronyme Uwe (unten wird’s eklig – en bas, c’est dégoûtant), ce qui est une allusion au prénom masculin allemand Uwe et désigne la dernière gorgée d’une boisson. La traduction se présente parfois comme problématique en raison de jeux de mots ou de realia. Cependant, plein d’options lexicales sont disponibles afin de transmettre le message souhaité. MOTS-CLÉS – parler jeune, argot des bars, loisirs, boissons alcoolisées, alcool Youth Slang Expressions Relating to the Consumption of Alcoholic Drinks in German and French SUMMARY This article focuses on German and French youth slang expressions that refer to the consumption of alcoholic drinks. Since 11% of 17-year-olds admit to consuming alcohol regularly at different places – such as friends’ houses, bars, or even school – a cataloguing study of conversational habits in this field promises a productive evaluation as these habits also influence older people’s conversational [59] 60 Sabine Bastian, Christian Oertl habits. The largest part of the corpus has been collected, analysed, and discussed in a three-week field study in one of Leipzig’s most popular spots among young people. Short forms are one of the most common expressions used by young people, while metaphors as well as ironic and satiric expressions are just as common. Even new creations have been registered, such as the acronym ‘Uwe’ (‘unten wird’s eklig’, i.e. ‘at the bottom it’s nasty’), which is also an allusion to the German male name ‘Uwe’, but here it refers to the last sip of a beer or any other drink. Translation may seem hard due to puns and a given contextual reality. However, there are many lexical options available to make sure that the intended message is kept alive. KEYWORDS – youth slang, bar slang, leisure habits, drinks, alcohol Introduction Parlant de sa génération, l’Allemand Amadeus Ulrich (20 ans) cite les dénominations « Generation doof » (« génération idiote »), « Generation sorglos » (« génération sans-souci »), « Generation Internet » (« génération Internet ») et « Generation dick » (« génération grosse »), mais en réalité, cette génération est surtout une « Generation Alkohol » (« génération alcool »). Selon lui, pour un week-end réussi, il faut boire de l’alcool sans retenue dans des beuveries, partouzes « à forfait », débouchant parfois sur une intoxication alcoolique (cf. Ulrich : Zeit online, 15.11.2011). Les jeunes en France connaissent très bien cette situation qu’ils décrivent comme « fête » qui est une « chouille », forcément alcoolisée. Ils empruntent également des termes anglais comme le « binge drinking »1 qu’ils traduisent par « défonce totale » ou « biture express », lorsque les jeunes en Allemagne emploient le terme « Komasaufen », qui signifie « boire jusqu’à l’état comateux ». C’est le point de départ de notre recherche comparative dans le domaine de la relation entre les jeunes et l’alcool et la façon dont ils en parlent. Il s’agit de faire d’abord un bref inventaire des expressions non-standard actuelles autour des boissons alcooliques et l’acte de boire, notamment auprès des jeunes, mais aussi auprès des plus âgés influencé par le langage des jeunes. Les corpus dépouillés sont tirés d’une part d’Internet, centrés sur les témoignages des adolescents2 et d’autre part sur le recueil d’exemples sur le vif dans un bar fréquenté par des jeunes Leipzigois. En étudiant la sémantique de ces expressions dans leurs contextes et en comparant l’usage des termes français et allemands nous nous posons la question de l’internationalisation non seulement du phénomène de la consommation d’alcool mais aussi de sa mise en mots dans nos deux pays, la France et l’Allemagne. Les exemples choisis ainsi que quelques conseils aux (futurs) traducteurs et 1 2 Binge-Dringing (2011) : http://jeunes.alcool-info-service.fr/alcool/binge-drinking#. Melissa (2017) : J’étais alcoolique à 25 ans, voici où j’en suis, deux ans plus tard. Voir également Beaugé et al. 2011. L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France 61 interprètes ont pour but de démontrer des stratégies linguo-traductologiques. La recherche d’équivalents acceptés par les (jeunes) lecteurs de textes, de romans et de commentaires dans les réseaux sociaux ainsi que les spectateurs de films dans ce domaine pose souvent des problèmes de traduction car les dictionnaires n’indiquent que peu de propositions. Cette quasi-absence d’études germanofrançaises dans le domaine du parler jeune sur la consommation d’alcool cimente notre motivation de débloquer la situation. La recherche sociologique ayant recours aux statistiques de la consommation des jeunes adolescents indique qu’à 17 ans, l’alcool est la substance psychoactive la plus consommée3. Pas moins de 11% des jeunes âgés de 17 ans déclarent boire régulièrement de l’alcool. À la différence des adultes, la consommation se pratique plutôt le week-end entre amis et non pendant la semaine ou en solitaire. Les lieux de consommation préférés sont les domiciles (privés, des amis ou des parents) et les débits de boissons (bars, pubs, discothèques), suivis des lieux publics ouverts et l’école. Deux tendances à propos de la consommation régulière sont présentes : dans des milieux socio-économiques plus élevés, plus de personnes boivent de l’alcool et, vu leurs ressources financières, ils en ont plus souvent la possibilité que les personnes d’autres milieux. Enfin, la consommation régulière d’alcool est croissante et plus importante dans les familles où les deux parents ne vivent plus ensemble ou dans lesquelles les enfants vivent séparément des parents, en internats par exemple. Les exemples français et une partie des exemples allemands4 ont été repérés chez ceux parlant du problème de la consommation d’alcool. Pour le français nous renvoyons à la recherche de Beaugé et al. qui ont publié sur le site de Lesinrocks. com des listes contenant des termes « jeunes » avec les explications nécessaires. Pour donner quelques exemples, nous citons les suivants : • Rebié : Verlan du mot bière, la “rebié” a largement supplanté la “binouze”, désormais exclusivement consommée par des cadres trentenaires ayant fait tomber la cravate pour la soirée. Ex. : “C’est pas de la rebiè, la Tourtel.” • Rabat : Soûl en langage jeune et urbain. Ex. : “Quatre pattes j’connais ap’, même complètement rabat”, ainsi que ledit Booba dans son tube Jour de paye. • Ginto ou vodkato : Car il est parfois trop long de dire gin tonic ou vodka tonic, ou tout simplement parce qu’on n’y arrive plus, la vie a inventé ces incroyables raccourcis-comptoir que sont ginto et vodkato – et que les barmans ont déjà intégrés, rassurez-vous. Ex. : “Un ginto et une vodkato, steuplaît.” L’analyse de ces sites web5 a alimenté un corpus qui nous a servi comme référence – ou bien en termes traductologiques – comme outil nécessaire à trouver des équivalents potentiels tirés de textes parallèles. 3 4 5 Bertrand 2018. Ulrich 2011. Nous renvoyons pour d’autres exemples aux sites Nouvelobs : « Beuveries express » (2013), Mahuzier 2013, Prémix (2015) sur filsantéjeunes.com ou textfocus.net. 62 Sabine Bastian, Christian Oertl Dans les sections suivantes, nous nous penchons sur la partie centrale de notre recherche actuelle qui porte sur les exemples de l’allemand qui ont été relevés sur le terrain, dans un bar. 1. Lieu et méthode de la recherche Le bar s’appelle Jet et se trouve depuis six ans dans un quartier étudiant de Leipzig. Le concept de ce bar est d’offrir au public un salon ou plutôt une salle de jeux. Sur environ 400 m2, le lieu offre des baby-foots, des jeux vidéo, des jeux de table, de ping-pong etc. Il n’existe pas de service sur table, les boissons sont vendues au bar ce qui en fait en quelque sorte le centre social de l’établissement. Le public est très varié, mais le noyau dur est constitué par des jeunes entre 20 et 30 ans, ayant souvent le statut d’étudiant dont la majorité habite ou semble habiter à Leipzig ou dans les alentours. Cependant, comme la ville attire des gens de toute l’Allemagne, un grand nombre d’entre eux vient d’autres régions (en plus des touristes). La grande offre de différentes boissons, surtout alcoolisées et provenant du pays et même du monde entier, promet un vaste répertoire de désignations alternatives. La variété du corpus établi correspond à celle du public et de l’offre même. La méthode choisie était assez simple : servir les clients et prendre en notes les expressions repérées dans les dialogues. Toutes les entrées ont été cataloguées et classées. Au fur et à mesure, le corpus a été présenté et partagé avec le public. Les discussions issues de ces présentations ont contribué à mieux comprendre et définir les expressions fréquentes. Celles-ci sont le vrai objectif de cette recherche : les mots et expressions connus à travers le public et non celles qui sont trop individuelles. En discutant les entrées, elles obtiennent leur légitimation pour ainsi dire. C’est l’usage et en même temps le savoir commun de ces expressions familières qui en font des expressions établies. Le public est plutôt jeune et provient surtout du milieu universitaire, l’enquête est empirique et non exhaustive et ne couvre pas toutes les classes d’âge ou couches sociales ; elle ne donne qu’un aperçu d’un certain public dans un certain endroit dans un certain espace de temps. 2. Quelques résultats 2.1. Économie par abréviations et minimisations Qui l’eût cru ! Les abréviations classiques constituent les formes les plus répandues et servent un aspect central du langage familier : l’économie linguistique, ce qui est parfois nécessaire dans un bar, notamment dans le rush. Certaines entrées se qualifient en plus d’être interprétées en tant que minimisations de la boisson, L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France 63 souvent d’une bière. Ces minimisations paraissent en allemand souvent en forme de « -i », « -lein » ou de « -chen » qui remplacent la dernière syllabe du mot en question. L’omission de la dernière syllabe, d’une autre syllabe ou d’une part d’un mot composé paraît aussi fréquente. • Sternburg Export : Export, SteBu, Sternilein, Sterni • Wicküler : Wicki, Wickilein • Ur-Krostitzer : Krosti, Urilein, Uri • Pilsner Urquell : PU • Budweiser : Bud • Augustiner : Augustinerchen, Gustl • Schöfferhofer Grape Fruit : Grape • Schöfferhofer Weizen : Schöffchen, Schöff, Schöffi • Staropramen : Staro • Jägermeister : Jägi • Pfefferminzlikör : Pfeffi • Berliner Luft : Lüftchen, Luft Les exemples ci-dessus sont tous inspirés de noms de marques. La bière Augustiner montre une spécificité : comme cette marque de bière provient de Bavière, la lettre « l » est ajoutée à l’abréviation comme il est d’usage dans cette région d’Allemagne. Le même principe d’abréviations et de minimisations peut être constaté pour les noms propres d’autres boissons. • Cuba Libre : Cuba • Wodka-Energy : Wodka-E • Wodka-Orangensaft : Wodka-O (jus d’oranges) • Moscow Mule : Moscow, Mule • Blaue Lagune : Lagune (lagune bleue) • Caipirinha : Caipi Ces expressions sont typiques du lexique quotidien d’un bar. La méthode cependant est appliquée par tout le monde afin de créer des minimisations en allemand : • Bier (bière) – Bierchen, Kaffee (café) – Käffchen, Spiel (jeu) – Spielchen, Pullover (pull) – Pulli, Spiegel (miroir) – Spieglein etc. 2.2. Allusions et désignations ludiques dans les produits À partir des noms de marques et des noms propres des boissons, la fonction ludique du langage du public fonctionne pleinement. Soit pour se divertir, soit pour se moquer – la créativité ne connaît pas de limites et enrichit l’ambiance. De telles expressions montrent un haut degré de connotations qui parfois nécessitent une explication, ceci au risque de ne pas comprendre, surtout à la première écoute. Ces expressions sont pourtant bien établies, car souvent il suffit d’une seule écoute 64 Sabine Bastian, Christian Oertl pour se souvenir du message. Parfois, les expressions sont caractérisées par des détails régionaux ou locaux, relatifs à l’origine du produit. • Jever Fun : Jever No Fun Ici il s’agit d’une bière allemande sans alcool, Jever Fun, ce qui initie les gens à des commandes disant No Fun. Le mot anglais fun promet du plaisir, mais donné que cette bière ne contient pas d’alcool, où est le fun ? C’est ce que pensent probablement les clients en la désignant de manière ironique ou même satirique. Voici un autre exemple de la créativité : • Beck’s : Fischpisse (pisse de poisson) Sans connaitre le contexte pas de chance de comprendre comment cette expression s’est manifestée. D’abord, le siège de la brasserie Beck’s se trouve à Brême dans le nord de l’Allemagne. Un préjugé dit que les gens dans le nord de l’Allemagne ont une affection pour le poisson et la pêche, d’où l’explication pour la partie Fisch (poisson). L’autre partie, -pisse (pisse), désigne la forme liquide du produit, certes d’une manière très rude. Mais cette rudesse est au centre du message désiré, à savoir que l’on n’aime pas cette boisson ; voilà pourquoi on en parle tellement mal. Une deuxième explication6 s’appuie sur un dicton connu dans le monde du foot national : • Was ist grün und stinkt nach Fisch ? Werder Bremen ! (Qu’est-ce qui est vert et pue le poisson ? Werder Brême !) Ce dicton implique la même allusion en ce qui concerne le siège de Werder Brême, un club de foot, et la marque de bière. Comme Brême est connu pour les deux, ces allusions tendent à se répéter en vue d’autres produits issus de Brême. Dans des cas plus généraux, le public emploie le mot « Plörre » qui désigne à l’origine un café très léger, voire trop léger, insipide, pour être savouré. L’origine d’un produit est très apte à être inclue : • Tyskie Pilski Cette bière polonaise, une bière blonde et donc une pils, incite la créativité à cause de son origine en Pologne. Comme la syllabe « ski » semble typiquement polonaise aux Allemands, ils utilisent « ski » afin de donner un air polonais à n’importe quoi, mais surtout pour s’amuser. Une Pilski signifie alors une bière blonde polonaise, ou dans le cas du corpus et du bar, la marque Tyskie qui y est vendue. Parfois le nom propre de la boisson fait partie d’une expression ou d’une intervention entière : • « Einen Cuba Libre bitte, aber muy libre ! » (« Un Cuba Libre s’il vous plaît, mais muy libre ! ») Le client demande alors un cocktail Cuba Libre avec plus d’alcool que d’usage en se servant de l’adverbe espagnol « muy » en combinaison avec l’adjectif « libre » et joue ainsi avec la langue afin d’obtenir sa boisson « muy libre », « très libre » alors. 6 Fischpisse est à rapprocher du français pisse de chat, qui désigne une bière légère en alcool sans véritable goût. L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France 65 La même tendance ludique est constatée de manière encore plus importante pour des expressions plus générales, sans noms propres ou noms de marques. Le langage devient ironique, faisant allusion de manière métaphorique en grande partie, comme le montre l’exemple suivant du terme « Fassbier » (« bière à la pression ») : • Fassbier ◦ Fass : abréviation classique ◦ Fassbrause : expression ironique car la Fassbrause est une limonade sans alcool, mais qui est souvent servie à la pression ◦ Eins vom Hahn : abréviation de « Zapfhahn » (« robinet »), « une du robinet » ◦ Gezapftes : « tiré au tonneau », basé sur l’activité ◦ Rohrperle : « la perle du tuyau », expression ironique car la bière vient d’un tuyau, aussi utilisé pour l’eau du robinet et donc dans le double sens probablement ironique ◦ Leitungswasser mit Schuss : « eau du robinet avec une gorgée d’alcool », expression ironique visant au fait que la bière vient du tuyau et contient de l’alcool. La même tendance est à observer pour le terme « Biermischgetränk » (« boisson mélangée à base de bière ») : • Biermischgetränk ◦ Radler / Alster : expressions standardisées pour une bière mélangée avec de la limonade. « Radler » signifie « cycliste », alors quelqu’un qui ne doit pas boire trop de bière afin de rester en état de conduire, pendant que « Alster » est le nom d’un fleuve ◦ Diesel : expression plus ou moins standardisée pour une bière mélangée avec du coca. « Diesel » (« gazole ») semble déduit de la couleur du carburant Diesel ◦ Saures : « aigre », expression récente pour une bière mélangée avec de l’eau minérale ◦ (Bier-) Limonade : « limonade (à la bière) », expression ironique car la bière est mélangée avec une limonade et donc moins forte, comme une limonade ◦ Mädchenbier : « bière pour filles », allusion au stéréotype que les femmes boivent surtout des bières moins fortes ou mélangées et que les hommes sont plus aptes à boire de la vraie bière ◦ Bierschorle : le mot « Schorle » signifie une boisson mélangée à base d’eau gazeuse et d’une autre boisson (vin, jus de fruits…) et donc « Bierschorle » est en général le mélange de bière et d’une autre boisson. La boisson non-alcoolique dans ces mélanges, le filler dans le jargon des bars, est dénommée « Mixgelumpe », ce qui donne une impression plutôt péjorative à cause de l’allusion aux « loques » soit pour les bières, soit pour d’autres boissons, 66 Sabine Bastian, Christian Oertl même s’il s’agit d’un produit de haute qualité comme le coca. La forme des boissons, plus précisément la forme de la bouteille, n’attire que peu d’attention lors la création de nouvelles expressions. Les notes prises ont enregistré quelques exemples quand même pour décrire « Flaschenbier » (« bière en bouteille »), « Kanne » (« pot »), « Hülse » (« pellicule »), « Pulle » (« boutanche »). Les eaux-de-vie, elles aussi, n’attirent que peu l’attention non plus en ce qui concerne des expressions alternatives à « Schnaps », « Kurzer » (petit verre de schnaps) ou « Shot » (emprunté de l’anglais). Seul le mot « Rachenputzer » (« piquette », litt. nettoyeur de gosier) montre une certaine créativité et a été utilisé exclusivement en combinaison avec des alcools plus forts. Afin de dénommer le contenu, un spiritueux, le mot « Sprit » (« carburant ») est employé car il fait rouler soit la voiture, soit le consommateur. À propos du consommateur : plein d’expressions sont dédicacées à toute personne qui en boit trop de temps en temps ou régulièrement. Voici quelques exemples : • Spritti : dérivé du mot « Sprit » (« carburant ») ou « Spirituose » (« spiritueux »), désigne quelqu’un qui boit souvent de grandes quantités d’alcools forts • Alki : abréviation du mot « Alkoholiker », désigne un alcoolique, un alcoolo • Besoffski : mélange du mot « besoffen » (« soûl ») et de la syllabe polonaise « -ski », allusion au cliché que les Polonais boivent souvent et assez d’alcool • Trunkenbold : soûlard. En Allemagne un sondage de type humoristique remontant à quelques années comportait la question : comment appeler la dernière gorgée d’une bouteille ou d’un verre ? La réponse la plus fréquente était « Uwe », ce que l’on constate également dans notre enquête. Uwe, un prénom allemand traditionnel, est aussi l’acronyme de l’énoncé « unten wird’s eklig » (« en bas, c’est dégoûtant »), raison pour laquelle ce mot simple s’est largement propagé. D’autres variantes sont d’une part « Pennerschluck » (« gorgée des clochards »), lorsque les consommateurs sont d’accord sur le fait qu’il ne faut pas boire ce reste, d’autre part « Spuckschluck » (« gorgée à la salive ») du fait qu’à chaque gorgée on perd de la salive dans la bouteille jusqu’à ce qui ne reste que de la salive. 2.3. Aller boire un coup… ou ? Comment parler du sujet d’aller boire un coup sans recours à la langue standard ? La situation au départ de chaque enquête sur les parlers dans un bar est la commande des boissons. L’expression « ein kühles Blondes » (« une bière blonde fraîche ») se trouve régulièrement parmi les interventions et peut désigner – en théorie – chaque bière blonde. Le contenu informatif d’une telle intervention est donc peu élevé car il est peu explicite. L’énoncé bref « noch eins, bitte » (« encore une, s’il vous plait ») par contre est également très répandu et beaucoup plus précis car dans une telle conversation, on voit directement ce que le client demande. De L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France 67 plus, on n’utilise pas plus de langage que nécessaire pour exprimer le message. Dans un tel cas, le langage utilisé est alors marqué par un haut degré d’économie linguistique. Cela s’applique aussi aux expressions « nachladen » (« recharger »), « aufladen » (« charger ») ou bien « die Luft rauslassen » (« faire sortir l’air de la bouteille / du verre »). Le processus initiateur pour boire un coup – « etwas trinken gehen » – est aussi soumis à de nombreuses créations : • einen heben : dérive du verbe lever, par exemple lever un bras afin de boire un coup • einen kippen : dérive du verbe verser • einen picheln : picoler, boire un petit coup entre amis • einen bechern : verbe dérivant du nom « Becher » (gobelet) • einen hinter die Binde kippen : s’enfiler un autre verre dans le gosier • einen löten : souder • einen zischen : chuinter, expression très onomatopéique car le bruit rappelle l’eau qui tombe dans une poêle chaude ou le bruit qui se produit en ouvrant une bouteille • einen ballern : tirer des coups de feu, surtout utilisé en buvant des Schnaps • einen kloppen : dérive du coup, également surtout utilisé en buvant des Schnaps • einen reinzwirbeln : tortiller • eine Ziehung machen : faire un tirage • eine Session machen : faire une séance • Saufi-Saufi : nom dérivé du verbe « saufen » (picoler, boire de l’alcool) • einen reindrücken : pousser Cette liste n’est pas exhaustive et ne montre que quelques exemples parmi les plus fréquents. Presque toutes ces expressions s’accompagnent du verbe « gehen » (« aller ») afin d’annoncer le plan, par exemple « einen picheln gehen » (« aller en picoler un ») ou d’autres auxiliaires, par exemple « einen picheln wollen » (« vouloir en picoler un »). Après avoir bu trop d’alcool de nombreuses expressions et définitions de cet état se rajoutent au relevé parfois métaphorique. En voici quelques exemples : • voll wie eine Haubitze sein : être soûl comme un obusier • einen sitzen haben : être éméché • sternhagelvoll sein : être raide • voll wie ein Russe / Pole sein : être soûl comme un Russe / un Polonais • Oberkante Unterlippe sein : être soûl jusqu’à la partie supérieure de la lèvre inférieure • den Juhnke machen : faire le Juhnke, allusion à l’acteur allemand Harald Juhnke qui était connu pour son alcoolisme • einen im Tee haben : avoir un coup dans l’aile • das letzte Bier / Getränk war schlecht : la dernière bière / boisson était mauvaise. 68 Sabine Bastian, Christian Oertl Cette dernière entrée signifie clairement une mauvaise excuse pour avoir bu trop d’alcool, mais la solution a déjà été inventée : le « Konterbier » (« bière contreattaque ») que les Allemands boivent afin de « den Pegel halten » (« contrôler le fluviomètre »), rester assez alcoolisé alors, et de ne pas souffrir d’une gueule de bois, ou au moins afin de justifier une telle consommation. La boisson alcoolique préférée des Allemands, la bière, est aussi consommée en forme de « Wegbier » (« bière pour la route »), lorsqu’on est en train d’aller vers un but, par exemple une fête, un concert etc. Cette même idée est désignée par l’expression « Fußpils », une bière blonde qu’on boit en allant à pied, qui en même temps fait allusion au mot « Fußpilz » (« mycose des pieds »). Il existe même une expression pour l’activité de boire une bière en se promenant sans but, par exemple en été dans les parcs : « Spazierbier », la bière pour faire une promenade, fidèle à la devise que le chemin est le but. Ceux qui n’aiment pas la bière trouvent probablement leur bonheur avec la « Mische », un mélange contenant de l’alcool, d’habitude un spiritueux, et un jus de fruits ou un soda. La « Mische », dérivé du mot « Mischung » (« mélange »), n’est cependant pas bue dans les bars ou clubs, mais uniquement en route, au bord d’un lac, dans les parcs et tout autre lieu sans impératif de consommation, c’est donc une boisson mélangée par le consommateur même. Assis sur un banc, muni d’une Mische, d’une Wegbier ou d’une Spazierbier, les activités continuent. Le verbe « cornern » signifie l’acte d’être assis sur un banc public et d’observer les passants, de disserter sur la vie des passants, etc. Un autre jeu autour de la consommation d’alcool est appelé « Spiel des Lebens » (« jeu de la vie »). Ce jeu consiste à toujours marquer sa bouteille de bière. Si l’on oublie de marquer sa bouteille, un autre joueur pose la question « Wie steht es um dein Spiel ? » (« Comment va ton jeu ? ») et gagne une bière aux dépens de celui qui a oublié de marquer sa bouteille. Ce jeu a été au départ populaire dans les internats. Un jeu que presque tout le monde connaît, par contre, porte le nom « Ex oder Arschloch » (« Ex ou enculé »). Avec cet acte de langage, il est demandé à chaque personne présente de finir sa boisson d’un coup (« auf ex »), ceux qui ne réussissent pas étant alors traités d’enculés. Ce jeu est dénommé aussi « Ex oder Jude » (« Ex ou Juif »), ce qui marque une allusion au stéréotype que les juifs sont avares et donc ne finissent pas la boisson d’un coup. La locution fonctionne avec n’importe quelle insulte ce qui en fait un des toasts les plus populaires, surtout en buvant des schnaps ou avant de partir chez soi ou ailleurs. La langue allemande familière crée des néologismes pour dénommer toutes sortes d’activités, d’états etc. En voici encore deux exemples : • « nasser Hund » : « chien mouillé », désigne une bouteille de bière dans un casier Sternburg qui ne semble pas bonne, soit pour le goût, soit pour le degré de l’ivresse. Clairement un mythe, une légende pour s’amuser • « Kotzen führt nicht zur Disqualifikation » : « vomir ne mène pas à la disqualification », un dicton que l’on entend surtout lors des jeux à boire ou des tournois de bière-pong, un jeu qui consiste à jeter des ballons et boire de la bière. L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France 69 Après quelques tours, quand l’ivresse se fait remarquer et que les premiers joueurs risquent de capituler, on encourage ainsi leurs partenaires à continuer. Ces exemples ont été relevés dans un laps de temps d’environ trois semaines, ce qui montre qu’il existe un nombre important de termes ou expressions du langage non-standard à recueillir. Une enquête plus large serait utile afin de se faire une meilleure idée de la façon dont parlent les jeunes à propos d’aller boire un coup et de boire en général. Les termes et expressions relevés connaissent souvent une reprise par les plus âgés, au moins les termes et expressions les plus répandus. Le langage des plus vieux est, dans ce domaine, inspiré par les jeunes et perçu comme enrichissement du lexique. Une fois jugées valables, les expressions sont mémorisées et exploitées selon l’humeur des locuteurs, pourvu que l’on se trouve dans une situation appropriée à l’utilisation de telles expressions. En guise de conclusion : comment traiter les problèmes de traduction qui s’imposent La traduction de telles expressions peut causer des difficultés car le traducteur est tenu de veiller aux traditions et normes de la culture source ainsi qu’à celles de la culture cible. En plus, dans le sous-texte, les attitudes des usagers de la langue par rapport aux normes de la langue parlée doivent être englobées dans une traduction potentielle. Comme l’enquête l’a montré, il existe déjà un nombre de traductions officielles ou standardisées de quelques expressions du milieu de la boisson. Mais comment traduire des expressions qui n’ont pas encore été traduites ? C’est simple pour les diminutions ou les minimisations : l’objectif du traducteur est alors une atténuation, une version plutôt euphémique du terme standard ; la création lexicale peut donc utiliser les procédés habituels. Dans les autres cas, la créativité ou bien l’expérience de telles situations dans les deux cultures / langues doit être exploitée, ce qui pose des problèmes vu la diatopie de l’allemand. D’après Freunek, il semble souvent presque impossible de créer dans la version allemande un équivalent aussi intense et fréquent que dans le texte source sans qualité diatopique. La diatopie serait déjà presque inévitable en utilisant la langue allemande standard à cause de son haut degré de variabilité (cf. Freunek, 2007 : 185). Il reste alors la création d’une traduction aussi proche et raisonnable que possible, car ce qui compte, en effet, est la transmission des associations qui s’imposent dans de telles expressions. Soûl comme un Polonais, comme un Russe, comme un obusier – le message reste intact, ce n’est que le répertoire lexical qui change selon les problèmes de traduction qui s’imposent. Santé ! 70 Sabine Bastian, Christian Oertl Bibliographie Beaugé, Marc, Lisarelli, Diane, Siankowski, Pierre (2011) : Petit lexique moderne de la gueule de bois. http://www.Lesinrocks.com, 31/07/11. Consulté le 20.01.2019 Bertrand, Ornella (2018) : Les jeunes & l’alcool. Sociologie de la consommation des jeunes adolescents. https://www.alcoolassistance.net/les-jeunes-alcool. Consulté le 20.01.2019 Beuverie express (2013) : « Beuverie express » : Le mot français pour « binge-drinking », Nouvel Observateur 28 juillet 2013, http://www.nouvelobs.com/culture. Consulté le 20.01.2019 Binge-Drinking (2011) : http://jeunes.alcool-info-service.fr/alcool/binge-drinking#. Consulté le 24.01.2019 Freunek, Sigrid (2007) : Literarische Mündlichkeit und Übersetzung : am Beispiel deutscher und russischer Erzähltexte, Berlin, Frank & Timme, 2007 Mahuzier, Marc (2013) : Les jeunes et l’alcool : comment ils en parlent. In : La Matinale / La monet le 27/09/2013 à 06 : 51, http//www.ouest-france.fr (Journal numérique). Consulté le 24.01.2019 Melissa (2017) : J’étais alcoolique à 25 ans, voici où j’en suis, deux ans plus tard. http://www. madmoizelle.com. Consulté le 24.01.2019 Prémix (2015) : Les prémix et autres boissons « pour jeunes ». http://www.filsantejeunes.com. Consulté le 20.01.2019 Rieder, Caroline (2012) : Les jeunes et l’alcool, un dangereux tandem qui commence à 12 ? ans. http://www.24heures.ch. Consulté le 24.01.2019 Textfocus (2019) : http://www.textfocus.net. Consulté le 24.01.2019 Ulrich, Amadeus (2011) : Generation Alkohol. http://www.zeit.de, 15 novembre 2011 (zeit online). Consulté le 6.06.2018 Sabine Bastian – est professeure émérite des Universités. Elle a enseigné pendant plus de 40 ans à l’université de Leipzig dans la formation des traducteurs et interprètes de français et de l’allemand aussi bien que des futurs professeurs de français. Dans sa recherche sociolinguistique elle privilégie depuis longtemps les parlers jeunes, leur description et les problèmes de leur traduction. Christian Oertl – a fait ses études de traduction et d’interprétation de conférences à Leipzig et à Bruxelles. Après quelques ans de travail en tant que traducteur, interprète et enseignant, il se dédie dans sa thèse à la science des mèmes et comment ce phénomène d’Internet diffuse des clichés, stéréotypes et préjugés. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.07 Máté Kovács ń ń de Budapest, Hongrie Université Eötvös Loránd https://orcid.org/0000-0001-6002-5048 kovacs.mate@btk.elte.hu Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking et de consommation d’alcool en français RÉSUMÉ Le binge drinking est un phénomène de consommation excessive d’alcool, de plus en plus répandu dans le monde entier, principalement chez les jeunes. Le binge drinking, déjà connu officiellement sous le nom de beuverie express en français, a pour objectif d’arriver à l’état d’ivresse et de ressentir les effets de l’alcool en très peu de temps. Sur la base d’un corpus composé de blogs, d’articles de presse en ligne et de forums de discussion, notre article analyse la manière dont les internautes dénomment ce phénomène en français et parlent de différents aspects du champ sémantique en question (consommation excessive d’alcool, types de boissons, ivresse, etc.). Notre étude a démontré que ce champ sémantique, connu pour son caractère argotogène, est particulièrement favorable à l’utilisation du français non standard : les internautes utilisent un grand nombre d’expressions pour parler du phénomène du binge drinking et, en général, de la consommation d’alcool en français. MOTS-CLÉS – binge drinking, champ sémantique, français non standard, Internet Beuverie express, biture express or alcool défonce: how to speak about binge drinking and alcohol use in French SUMMARY Binge drinking is a phenomenon of excessive alcohol use that is becoming increasingly prevalent worldwide, mainly among young people. The purpose of binge drinking, already known officially as beuverie express in French, is to get drunk and feel the effects of alcohol in a very short period of time. On the basis of a corpus composed of blogs, online press articles and forum discussions, our article aims at analysing how Internet users name this phenomenon in French and how they speak about the various aspects of the given semantic field (excessive alcohol drinking, types of drinks, drunkenness, etc.). Our study found that this semantic field, also known as an important topic of argotology, is particularly favourable for the use of slang, a high number of expressions are employed by Internet users to speak about the phenomenon of binge drinking and that of alcohol use in general in colloquial/slang French. KEYWORDS – binge drinking, semantic field, slang, Internet [71] 72 Máté Kovács Introduction Le binge drinking désigne en anglais un mode de consommation qui consiste à boire de l’alcool ponctuellement, en grande quantité et en un court laps de temps1. Devenu un véritable phénomène de société au cours des vingt ou trente dernières années, le binge drinking touche actuellement de plus en plus de jeunes partout dans le monde2. Le but principal est d’atteindre l’ivresse en un temps record, parfois même au moyen de mélanges d’alcool et de boissons énergisantes pour accélérer le processus. Ce comportement induit entre autres par des facteurs comme l’exclusion scolaire, le passage à l’université, l’absence de lien familial ou le chômage se retrouve surtout chez les adolescents et les jeunes adultes3. Ce phénomène de société qu’est le binge drinking possède depuis 2013, suite à la décision prise par la Commission générale de terminologie et de néologie4, une dénomination officielle en français : beuverie express5. Publiée dans le Journal officiel de la République française, cette dénomination n’est pas la seule à être employée pour désigner le binge drinking, d’autres locutions comme biture express, alcool défonce, etc. sont également utilisées pour rendre compte, selon les divers registres de langue, de ce phénomène d’ordre social. 1. Corpus et méthode d’analyse Dans cet article, notre objectif principal sera d’analyser un corpus6 composé d’articles de presse en ligne, de blogs ainsi que de forums de discussion que nous avons choisis après avoir effectué sur Google France une recherche sur le mot-clé binge drinking. Nous nous intéresserons au fait de savoir comment le phénomène du binge drinking en particulier, et l’action de boire de l’alcool en général y sont discutés par les internautes. Les questions de recherche qui nous ont orienté dans notre travail d’analyse sont les suivantes : Quelles expressions sont employées par les internautes pour dénommer ce phénomène ? Comment le sujet de la consommation excessive d’alcool est-il abordé et discuté dans l’espace numérique ? Comment les internautes parlent-ils du résultat et des conséquences du binge drinking ? 1 2 3 4 5 6 Plus précisément nous pouvons dire qu’il s’agit d’« une consommation supérieure à cinq verres d’alcool pris à la suite en un temps limité (inférieur à deux heures), en général lors d’une soirée pendant un week-end ». Cf. A. Petit et al., « Le binge drinking chez les jeunes », Psychiatrie Sciences Humaines Neurosciences, 2009, vol. 7, no 3-4, p. 122. Quant à la situation de différents pays, voir par exemple G. Gmel et al., « Binge drinking in Europe: definitions, epidemiology, consequences », Sucht, 2003, vol. 49, no 2, p. 105-116. A. Petit et al., op. cit., p. 123. Placée sous l’autorité du Premier ministre, la Commission générale de terminologie et de néologie s’appelle, depuis 2015, Commission d’enrichissement de la langue française. https://www.legifrance.gouv.fr/jo_pdf.do?id=JORFTEXT000027757030, consulté le 25.10.2018. Voir les détails relatifs à notre corpus en fin d’article. Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking... 73 Étant donné que la consommation d’alcool, les boissons et l’ivresse constituent l’une des grandes thématiques des recherches argotologiques7, notre article accordera une grande importance à l’analyse de l’emploi du langage non standard par les internautes pour voir comment ces derniers rendent compte du phénomène en question qui touche actuellement de plus en plus de jeunes. 2. Binge drinking et ses équivalents en français Ce phénomène, qui est appelé binge drinking en anglais, possède désormais, comme nous l’avons évoqué, un équivalent officiel en français : beuverie express. Bien que l’anglicisme binge drinking soit largement employé en français, et que les dérivés de binge drink, tels les substantifs binge drinkers8 et binge drinkorexie9 ou l’adjectif binge drinkeuse10 montrent l’intégration de ce lexème dans la langue française, la Commission générale de terminologie et de néologie a proposé une dénomination officielle dont l’utilisation semble donner lieu à un vrai débat linguistique. Pour illustrer ce propos, nous nous contentons de citer quelques exemples. Outre ces beuveries express ridicules mais je me souviens avoir eu 20 ans et je n’étais pas meilleur (rire), il serai temps que nos responsables s’occupent de ces néologismes anglophone qui polluent notre belle langue Française. Je sais que notre langue s’est construite au fil du temps. aussi avec des mots venus de d’ailleurs mais c’est bon ! on en a assez... (www.20minutes.fr)11 Le mot ‘beuverie’ seul suffit, ce mot est toujours utilisé pour les gens qui boivent uniquement dans le but d’être torchés. (www.jeuxvideo.com/forums) Si on axe l’idée sur le résultat, être torché le plus vite possible, ‘biture express’ qui est aussi cité dans l’article me semble meilleur. (https://groups.google.com/forum) Dans le premier extrait, l’internaute prend une position de puriste et entend défendre la langue française contre l’influence des langues étrangères en 7 Cf. J.-P. Goudaillier, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités, Paris, Maisonneuve & Larose, 1997. 8 Cf. www.slate.fr/life/74207/binge-drinking-insomnie-alcoolisme, consulté le 17.10.2018. 9 Cf. www.neonmag.fr/alcoolorexie-boire-plutot-que-manger-365866.html, consulté le 18.10.2018. 10 Cf. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/210804-drunkorexia-manger-moins-pour-ressentirles-effets-de-l-alcool-plus-vite.html, consulté le 18.10.2018. 11 Tous les exemples de notre corpus sont reproduits tels qu’ils ont été rédigés, sans aucune correction. 74 Máté Kovács général, et de l’anglais en particulier, car il est d’avis que les nouveaux mots « polluent » le français. L’auteur du deuxième commentaire propose de garder seul le mot beuverie car, selon lui, le sémantisme de ce mot contient déjà l’idée de la consommation excessive d’alcool afin d’être torché, cette expression familière signifiant « s’enivrer »12. Nous retrouvons l’expression être torché dans le dernier exemple également, cette fois avec la notion de biture express. Biture est un substantif familier qui désigne l’« excès de boisson »13, ainsi l’expression biture express peut être considérée comme un synonyme de binge drinking et de beuverie express. À part binge drinking, beuverie express et biture express, trois expressions fréquemment utilisées, alcool défonce désigne également le même phénomène comme l’extrait suivant en témoigne. Les bodegas de la Feria de Béziers sont le théâtre cet été du phénomène du ‘binge drinking’ ou biture express, ou encore ‘alcool défonce à gogo’ [...]. (www.lefigaro.fr) L’expression alcool défonce à gogo est composée du déverbal de se défoncer signifiant « s’enivrer complètement »14 et de la locution adverbiale à gogo qui relève du registre familier et signifie « abondamment, à discrétion »15. Quant à la dénomination du phénomène, l’exemple suivant présente une création lexicale intéressante dont nous n’avons trouvé qu’une seule occurrence sur Internet. Spafo, mais dans le cas du binge drinking patate buvage ça semble plus tenir du ‘si tu le fais pas t’es pas un vrai bonhomme’, pas de l’alcoolisme lui-même. (www.reddit.com) Pour remplacer binge drinking, l’internaute crée par composition l’expression patate buvage. Ici, patate, mot familier, est pris dans le sens d’« imbécile » ou d’« individu lourdaud, maladroit »16 et peut s’utiliser aussi comme terme d’injure, et buvage désigne le fait de boire. En dehors des expressions jusqu’ici mentionnées, d’autres sont également employées pour désigner le même phénomène. Étant donné que l’objectif de notre article est d’analyser les expressions familières et / ou argotiques, nous 12 13 14 15 16 J.-P. Colin et al., Grand dictionnaire de l’argot et du français populaire, Paris, Larousse, 2006, p. 792. Ibid., p. 76. J. Cellard, A. Rey, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991, p. 277. J. Rey-Debove, A. Rey, Le Petit Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 2018, p. 1164. J.-P. Colin et al., op. cit., p. 580. Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking... 75 nous contentons de ne citer ici que quelques termes de la langue courante, tels beuverie effrénée, chaos éthylique, alcoolisation massive, hyper-alcoolisation, et des technolectes, tels intoxication alcoolique aiguë ou alcoolisation paroxystique intermittente. 3. Circulation de binge drinking et de ses équivalents Avant de continuer notre analyse avec les divers autres éléments non standard du champ sémantique de la consommation d’alcool, arrêtons-nous brièvement sur la circulation de la notion de binge drinking et de ses équivalents. Quant à l’aspect quantitatif, le tableau suivant présente le nombre de résultats attestés par Google France. Tableau 1. Binge drinking et ses équivalents Mot binge drinking beuverie express Nombre de résultats sur Google France17 602 000 8210 biture express 80 700 alcool défonce 11 900 Comme le tableau en témoigne, l’expression binge drinking l’emporte largement sur ses équivalents français et, curieusement, c’est le terme officiel beuverie express qui est le moins en usage18. Cela montre que la Commission n’a pas choisi parmi les équivalents déjà employés dans divers contextes pour parler de ce phénomène. De manière générale, nous pouvons dire que l’expression binge drinking ne semble pas circuler toute seule. Dans la presse officielle, elle apparaît souvent dotée d’une glose définitoire : L’objectif est notamment d’endiguer la mode du ‘binge drinking’ consistant à atteindre l’ivresse le plus rapidement possible. (www.lemonde.fr) 17 18 Nous faisons figurer dans ce tableau le nombre de résultats apparaissant sur la première page de Google France le 11 juillet 2019. Nous pouvons constater ici la même tendance qu’a remarquée Christine Jacquet-Pfau concernant l’emprunt coworking dans le cas duquel les équivalents spontanés (travail collaboratif, travail coopératif) sont nettement plus employés que le terme officiel cotravail. Cf. Ch. Jacquet-Pfau, « Des emprunts néologiques pour exprimer le partage », in Emprunts néologiques et équivalents autochtones : études interlangues, éd. Ch. Jacquet-Pfau, A. Napieralski, J.-F. Sablayrolles, Łódź, Presses Universitaires de Łódź, 2018, p. 181. 76 Máté Kovács ou elle est accompagnée d’un ou de plusieurs de ses équivalents français : Binge-drinking, biture express... Comprenez : ‘S’alcooliser le plus rapidement possible’. (www.letelegramme.fr) C’est ce qu’on appelle le binge drinking, appellation venue d’outre-Manche au début des années 2000, traduit par ‘biture express’ ou ‘alcool défonce’. (www.lemonde.fr) Quant aux discussions, les expressions y sont souvent tronquées : Ha mais le binge, les études récentes sont très optimistes. (http://www.allocine.fr/communaute/forum) J’ai une anecdote sur les soirées beuveries des étudiants en médecine, ils se mettent tous en PLS (pour pas s’étouffer dans leur vomis) dès qu’ils ont la tête qui tourne. (http://www.allocine.fr/communaute/forum) Cela peut s’expliquer d’une part par la rapidité de la communication et d’autre part, surtout dans le deuxième exemple, par le fait que pour l’usager de la langue le mot beuverie est capable de véhiculer le même sens sans l’ajout d’express (voir un autre exemple plus haut à ce propos). 4. Consommation d’alcool et ivresse De par sa définition, le phénomène du binge drinking est étroitement lié à la consommation excessive d’alcool et à l’ivresse. Notre corpus abonde en exemples désignant les différents constituants (l’action de boire et de s’enivrer, les boissons, l’ivresse, etc.) de ce champ sémantique. Le truc, c’est que ceux qui ne boivent pas et critiquent n’ont pas l’air de faire la différence entre boire pour se sentir décontracter, rentrer dans l’ambiance, être un peu euphorique, et boire comme un sac complètement torché et à gerber, c’est ce qu’on appelle la biture express, et c’est plus répandu chez les jeunes de 15 ans un peu kikoo, que sur des adultes responsables qui vont simplement boire sans compter et s’amuser. (http://www.jeuxvideo.com/forums) J’ai jamais saisi le fait de direct picoler pour « être cool ». (https://aphadolie.com) « Ils parlent de faire le mètre, c’est-à-dire boire une rangée de verres rapidement ». (www.bondyblog.fr) Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking... 77 Dans le premier extrait, l’internaute fait la distinction entre l’acte de boire et celui de s’enivrer. Pour décrire ce dernier, il emploie l’expression familière boire comme un sac torché, le verbe familier gerber ‘vomir’19 et l’adjectif kikoo qui désigne un « jeune adolescent au comportement stupide »20. D’autres expressions sont également utilisées dans les exemples pour parler de l’acte de boire, comme le verbe picoler « boire habituellement et immodérément »21 qui appartient aussi au registre familier, et l’expression imagée faire le mètre. Les exemples qui suivent contiennent un grand nombre de synonymes de s’enivrer. Se mettre la tête, pillaver, se retourner le cerveau, se murger, se défoncer la gueule, se bourrer ! Tout ça en un temps record. Je vous présente le : « Binge drinking » ou « biture express » dans un français recherché. (www.bondyblog.fr) Je trouve sa aberrant que des jeunes se saoulent pour une paris… (www.geoado.com) Certains disent qu’ils vont se saouler la g… Et quand tu n’es pas joyeuse, tu ramasses les autres. (www.ladepeche.fr) Ils buvaient vite et beaucoup, le but étant d’atteindre une ivresse rapide, la ‘cuite’. (https://aphadolie.com) Parmi les éléments de l’énumération qui figure dans le premier extrait, se mettre la tête est une expression familière pour dire « atteindre l’ivresse »22 et pillaver « boire » vient du romani piav23, et ce verbe se retrouve fréquemment dans le français contemporain des cités24. Se retourner le cerveau, se murger, se défoncer la gueule et se bourrer sont également des synonymes de s’enivrer dans le registre familier. À part les expressions déjà évoquées, se saouler, se saouler la gueule et la cuite relèvent aussi du français familier et font référence à l’action de s’enivrer. Voici quelques autres exemples pour parler du phénomène de s’enivrer. [...] j’en connais toujours pas mal, des adultes, qui plutôt que de chercher à s’épanouir intérieurement, dialoguer sereinement, s’accepter eux-mêmes et les autres tels qu’ils sont, préfèrent se murger d’entrée de soirée [...] (https://aphadolie.com) 19 20 21 22 23 24 J.-P. Colin et al., op. cit., p. 388. https://fr.wiktionary.org/wiki/kikou#fr, consulté le 25.10.2018. J. Cellard, A. Rey, op. cit., p. 631. https://fr.wiktionary.org/wiki/se_mettre_la_tête, consulté le 25.10.2018. J.-P. Colin et al., op. cit., p. 608. J.-P. Goudaillier, op. cit., p. 143. 78 Máté Kovács Perso je préfère me prendre une bonne murge. (https://www.20minutes.fr) « Les jeunes qui se sont biturés le font de manière occasionnelle et festive, en bandes, avec pour beaucoup ce désir de défier leurs potes » [...] (www.bondyblog.fr) En dehors du verbe se murger, l’expression prendre une bonne murge et le verbe se biturer, tous les deux appartenant au registre familier, sont également utilisés dans les commentaires pour rendre compte de l’acte de s’enivrer. Après la dénomination de l’action (acte de boire et de s’enivrer), étudions également les expressions employées pour désigner les personnes ivres. [...] je pense que les frais qu’ils ont à payer en franchise d’hôpital et l’emmerdement d’y aller devrait suffire à dissuader, en plus des peines prévues aux troubles à l’ordre public et autres conneries que tu fais quand t’es raide bourré. (www.reddit.com) Je suis un peu pompette là, mais ça va. (www.letelegramme.fr) [...] et surtout cesser de considérer les poivrots comme des malades, ils ne boivent pas parce qu’ils sont malades, ils se rendent malades en buvant. (www.lefigaro.fr) C’est en se référant à cet exemple que le gouvernement veut éradiquer les soûlards [...]. (www.lefigaro.fr) Les exemples cités contiennent diverses expressions pour parler des personnes ivres. Les adjectifs bourré, participe passé du verbe bourrer ‘remplir’25 et pompette ‘un peu ivre’26, ainsi que les substantifs poivrot ‘ivrogne’, formé à partir de poivre désignant « l’eau-de-vie, l’alcool »27, et soûlard, créé de soûl par l’adjonction du suffixe péjoratif -ard, sont employés pour faire référence aux personnes qui démontrent différents degrés d’ivresse. Enfin, nous citerons quelques exemples qui mettent en scène un autre composant du champ sémantique de la consommation (excessive) d’alcool : les boissons. 25 26 27 J-P. Colin et al., op. cit., p. 103. J. Rey-Debove, A. Rey, op. cit., p. 1961. Ibid., p. 634. Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking... 79 Evidemment qu’il est mort, vous prennez des noobs28 qui ne tiennent pas l’alcool, qui en renversent partout, et en plus, ils coupent pas la tise, ce qui est con, vu que ça m’a tout l’air d’être des bouteilles achetées au lidl du coin, et tout le monde sait que c’est dégueulasse, la tise à lidl. Ajoutons aussi aucune tise douce à part trois bières pourraves que personne a bu. Abuser de la tise, c’est pas un sprint, mais une course de fond, amateurs. (www.youtube.com) Sans parler du fait qu’ils boient souvent des alcools de merde genre Poliakov ou Smirnoff [...]. (www.jeuxvideo.com/forums) On boit une petite mousse ? (www.letelegramme.fr) Parmi les nombreuses expressions des extraits cités, nous pouvons évoquer la tise ‘boisson alcoolique’, déverbal du verbe tiser, qui est fréquemment employé dans le français contemporain des cités29. À part la tise, apparaissent des expressions comme alcools de merde pour parler des alcools de mauvaise qualité, et mousse, mot familier qui désigne la bière par métonymie. Pour caractériser les boissons, les internautes utilisent des adjectifs comme dégueulasse ‘dégoûtant’ et pourrave ‘de mauvaise qualité’, ce dernier étant un faux mot tsigane construit par resuffixation en -ave de l’adjectif pourri, et employé fréquemment dans le français contemporain des cités30. 5. Autres conséquences du binge drinking Le binge drinking n’est évidemment pas sans conséquence sur la santé, en particulier sur l’activité cérébrale de ceux qui le pratiquent. Voici quelques extraits tirés de forums de discussion qui s’en rendent compte. Ha mais le binge, les études récentes sont très optimistes : Une bonne partie des cellules grises sont bousillées. De toute façon, pour le peux que l’on fait de notre ceveau. (http://www.allocine.fr/communaute/forum) 28 29 30 L’origine du substantif noob est incertaine. Ce terme péjoratif vient peut-être par apocope de l’anglicisme newbie qui désigne un débutant, un novice (surtout dans le domaine de l’informatique et d’Internet). J.-P. Goudaillier, op. cit., p. 176. Ibid., p. 146. 80 Máté Kovács [...] j’ai pu passer un week-end d’intégration sans boire une goutte, car je n’ai justement pas envie de bousiller mon CPU. (www.jeuxvideo.com/forums) Dans les deux exemples cités, les internautes emploient le verbe familier bousiller pour parler des dégâts que cause le binge drinking au cerveau. À ce propos, le deuxième internaute évoque le sujet du week-end d’intégration qui se transforme régulièrement en bizutage avec, comme l’une des épreuves, le binge drinking. En parlant des dégâts, ce deuxième internaute identifie son cerveau à un CPU, unité centrale de traitement de l’information dans l’ordinateur, et cette métaphore revient aussi dans notre dernier exemple. Se mettre minable est un script qui ne s’enregistre pas sur le disque dur. (www.jeuxvideo.com/forums) D’après son commentaire, l’internaute ne semble pas prendre au sérieux les conséquences entraînées par la consommation massive d’alcool : selon lui, le fait de se mettre minable, synonyme familier de « s’enivrer »31, ne laisse pas de trace durable dans la mémoire. Conclusion Dans cet article, notre objectif a été d’étudier comment le sujet du binge drinking, désormais appelé officiellement beuverie express en français, et celui de la consommation d’alcool sont abordés par les internautes. Comme nous l’avons montré par l’analyse des articles de presse en ligne, des blogs et des forums de discussion, ce phénomène possède de nombreuses dénominations en français familier (p. ex. biture express, alcool défonce, etc.), mais aussi dans la langue courante et en technolecte. Les divers constituants du champ sémantique de la consommation excessive d’alcool et de l’ivresse, qui comptent parmi les grandes thématiques de l’argotologie et qui sont étroitement liées au binge drinking, présentent une multitude d’exemples dans notre corpus. Néanmoins, il serait intéressant d’observer si, au fil du temps, l’expression officielle beuverie express réussit à s’imposer, au moins dans une mesure plus importante qu’actuellement, ou binge drinking demeurera en usage pour rendre compte de ce phénomène d’ordre social qui concerne de plus en plus de jeunes. 31 J. Rey-Debove, A. Rey, op. cit., p. 1601. Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking... 81 Bibliographie Cellard, Jacques, Rey, Alain, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991 Colin, Jean-Paul, Mével, Jean-Pierre, Leclère, Christian, Grand dictionnaire de l’argot et du français populaire, Paris, Larousse, 2006 Gmel, Gerhard, Rehm, Jürgen, Kuntsche, Emmanuel, « Binge drinking in Europe: definitions, epidemiology, consequences », Sucht, 2003, vol. 49, no 2, p. 105-116 Goudaillier, Jean-Pierre, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités, Paris, Maisonneuve & Larose, 1997 Jacquet-Pfau, Christine, « Des emprunts néologiques pour exprimer le partage », in Emprunts néologiques et équivalents autochtones : études interlangues, éd. Christine Jacquet-Pfau, Andrzej Napieralski, Jean-François Sablayrolles, Łódź, Presses Universitaires de Łódź, 2018, p. 177-200 Petit, Aymeric, Karila, Laurent, Benyamina, Amine, Reynaud, Michel, Aubin, Henri-Jean, « Le binge drinking chez les jeunes », Psychiatrie Sciences Humaines Neurosciences, 2009, vol. 7, no 3-4, p. 122-126 Rey-Debove, Josette, Rey, Alain, Le Petit Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 2018 Corpus http://www.allocine.fr/communaute/forum/message_gen_nofil=619986&cfilm=&refpersonne= &carticle=&refserie=&refmedia=&page=3.html, consulté le 29.10.2018 http://www.jeuxvideo.com/forums/1-69-3712741-1-0-1-0-binge-drinking-devient-beuverie.htm, consulté le 29.10.2018 http://www.jeuxvideo.com/forums/42-69-53866212-1-0-1-0-le-binge-drinking-detruit-le-cerveaudes-adolescents.htm, consulté le 29.10.2018 http://www.jeuxvideo.com/forums/1-51-5383936-1-0-1-0-se-bourrer-pour-passer-une-bonnesoiree.htm, consulté le 29.10.2018 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/05/18/01016-20160518ARTFIG00009-legouvernement-veut-combattre-l-image-festive-et-conviviale-de-l-ivresse.php, consulté le 29.10.2018 http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/08/14/97001-20120814FILWWW00281-beziershospitalise-avec-7g-d-alcool.php, consulté le 29.10.2018 http://www.letelegramme.fr/local/morbihan/vannes-auray/auray/alcool-le-binge-drinkingvraiment-si-alarmant-20-02-2009-258342.php, consulté le 29.10.2018 https://aphadolie.com/2017/06/26/fleau-social-le-binge-drinking-biture-express, consulté le 29.10.2018 https://groups.google.com/forum/#!topic/fr.lettres.langue.francaise/UP4qajIL5qA, consulté le 29.10.2018 https://www.20minutes.fr/societe/1193413-20130728-20130728-parlez-plus-binge-dinkingbeuverie-express, consulté le 29.10.2018 https://www.bondyblog.fr/reportages/cest-chaud/binge-drinking-bienvenue-en-enfer, consulté le 29.10.2018 https://www.geoado.com/actus/une-loi-contre-la-biture-express-72645, consulté le 29.10.2018 https://www.ladepeche.fr/article/2008/06/01/457243-la-biture-express-le-nouveau-phenomene. html, consulté le 29.10.2018 https://www.reddit.com/r/france/comments/2jcq03/la_beuverie_express_sera_sanctionnée_de_ prison, consulté le 29.10.2018 https://www.youtube.com/watch?v=r3jUXI1ZrrE, consulté le 29.10.2018 82 Máté Kovács Máté Kovács – est linguiste, docteur en sciences du langage et enseignant-chercheur au Département d’Études Françaises de l’Université Eötvös Loránd de Budapest. Ses domaines de recherche et champs d’intérêt professionnel sont l’analyse du discours, la sociolinguistique, en particulier les variétés de langue non standard, et la traduction. Il est secrétaire de l’Association Hongroise des Enseignants de Français et membre de l’Association Hongroise des Linguistes Appliqués et des Professeurs de Langue. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.08 Andrzej Napieralski ń Université de Łódź ń https://orcid.org/0000-0002-9811-924X andrzej.napieralski@uni.lodz.pl La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais RÉSUMÉ La langue des jeunes est une variante de la langue « standard » qui est utilisée par des pairs et qui fait partie de la variation diastratique de la langue. L’utilisation d’un sociolecte propre aux jeunes locuteurs de la langue est un signe d’appartenance à un groupe dont l’âge est le facteur déterminant. Il est vrai que l’utilisation de certains lexèmes est conditionnée par la situation linguistique dans laquelle les gens se retrouvent (variation diaphasique), mais il n’est pas moins vrai que certaines formes lexicales sont plus utilisées par des jeunes, surtout dans des échanges au sein d’un groupe de pairs. Notre recherche aura comme objectif de présenter le vocabulaire dit « jeune » qui touche le domaine de la boisson (les noms des boissons, les types d’alcools, les verbes utilisés pour parler de l’action de boire). Notre corpus sera constitué à la base du lexique que nous retrouverons sur le site du parler jeune (www.miejski.pl ; langue universelle des jeunes). Les résultats obtenus seront classés selon les procédés lexicogéniques responsables de la création de nouvelles formes lexicales (de forme, de sens, emprunts). Dans notre analyse nous nous occuperons des formes lexicales néologiques contemporaines comme les mots wudżistu ‘vodka’ (mot-valise de wódka ‘vodka’ et jujutsu ‘ju-jitsu’), zibol ‘personne qui est en train de boire’ (onomatopée de zib ‘bruit produit pendant l’ingestion d’un liquide’), tankować ‘faire le plein d’essence’ (métaphore) ou sztela ‘gnôle’ (emprunt au parler de Silésie). MOTS-CLÉS – sociolinguistique, lexicologie, argot, slang, langue des jeunes, boisson Drinking in Youth Language: A Study of the Language of Young People in Poland SUMMARY Youth language is a variant of the ‘standard’ language and as such is used by peers and is part of a diastratic variation of the language. The use of a specific sociolect by young speakers of a given language is a sign of belonging to a group where age is the determining factor. It is true that the use of certain lexemes is conditioned by the linguistic situation in which people find themselves (diaphasic variation), but it is no less true that certain lexical forms are more used by young people, especially in verbal exchanges with other group members. This paper will aim at presenting the so-called ‘young’ vocabulary that touches on the field of drinking (the names of drinks, the types of [83] 84 Andrzej Napieralski alcohol, the verbs used to talk about the action of drinking). The corpus herein will be based on the lexicon that was found on a site for young speakers (www.miejski.pl), which represents the universal language of the youth. The results obtained will be classified according to the lexicogenic processes responsible for the creation of new lexical forms (form, meaning, borrowing). The analysis will deal with contemporary lexical neological forms, such as the words ‘dżudżitsu vodka’ (words ‘vodka’ and ‘jujitsu’), ‘zibol’ (a ‘person who is drinking’; onomatopoeia ‘zib’, i.e. the noise produced during the ingestion of a liquid), ‘tankować’ (‘fuel up’; metaphor), or ‘sztela’ (‘booze’; borrowed from the Silesian speech). KEYWORDS – sociolinguistics, lexicology, slang, argot, youth speech, drinking Introduction Mis à part son caractère indispensable à la vie de l’humain, la boisson joue un rôle important dans le contexte social. Aller « boire un coup » fait partie des rites conviviaux élémentaires qui ont pour but de tisser des liens amicaux entre les gens. Une rencontre accompagnée d’un verre est synonyme du début d’une relation amicale ou la cimentation de ce rapport humain. Dans le cas du présent travail la question de la boisson est le résultat des rencontres entre les gens qui ont abouti à l’apparition d’un important éventail de notions ayant comme même référent les boissons alcoolisées. Chaque groupe social utilise une nomenclature propre aux normes auxquelles ce groupe est dédié (la variation diastratique), cependant en fonction de la situation linguistique à laquelle on est confronté il se peut qu’on soit amené à prendre en compte la variation diaphasique qui est dictée par nos interlocuteurs. Nous allons étudier le vocabulaire de la boisson sous son aspect non standard, voire même vernaculaire et qui est un ensemble de formes lexicales qui sont apparues dans le registre argotique et familier des parlers minoritaires sociolectaux et se sont répandues ensuite grâce à leur popularité auprès des locuteurs de la langue. Le corpus comprend des lexies polonaises qui font partie de la langue utilisée par les jeunes ou des formes qui par le biais de ce registre sont entrées dans la langue populaire commune. Quand on s’interroge sur une notion telle que « langue des jeunes », il faut constater qu’il s’agit d’un terme qui appartient uniquement à un groupe de locuteurs défini et qui existe sur l’axe du temps uniquement pendant une durée déterminée. À un moment donné « les jeunes » dont le langage est en question ne le seront plus, mais la langue qu’ils parlent se maintiendra et sera transmise aux futures générations de « jeunes ». La langue des jeunes est un phénomène qui peut être étudié uniquement en synchronie : certes il existe des lexies, surtout familières, qui ne sortent jamais de l’usus langagier. Ce sont des formes communes pour tous les locuteurs, c’est pourquoi il n’est pas question de la variation diastratique dans ce cas. Le parler des jeunes est une variété de la langue qui montre les évolutions dans une société. Le phénomène débute en général dans le bas de l’échelle sociale, et la vivacité des formes lexicales apparues dans la langue des jeunes à un moment précis sur l’axe La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais 85 du temps dépend de leur popularité chez les locuteurs « jeunes » du moment et de ceux qui ont cessé d’appartenir à cette catégorie, mais qui possèdent toujours dans leur répertoire verbal actif et passif la connaissance de ces mots. Les mots utilisés par les « jeunes » du moment sont tantôt des formes lexicales inspirées des anciennes générations de jeunes, tantôt des créations néologiques qui sont conformes au caractère et aux tendances sociologiques du moment. William Labov constate : « lorsque l’adolescent, devenu jeune adulte, se détache du groupe, il est inévitable qu’il acquière une plus grande aptitude à passer à la langue standard, et qu’il ait plus d’occasions de le faire »1. Cette affirmation nous mène à déduire que le « parler jeune » est une tendance éphémère chez le locuteur qui cependant ne disparaît pas, mais s’adapte au besoin de la situation linguistique qui avec l’âge peut être moins fréquente que précédemment. Le modèle de l’apparition de la langue des jeunes est souvent basé sur un projet lancé par une minorité qui devient un manifeste pour une génération. Les exemples tels que le français branché2 dans les années 80, le franglais (période difficile à déterminer), la tchatche, le verlan et la langue des cités (le F.C.C)3 sont des variétés de la langue française dites jeunes à la base, dont on ne peut pas contester l’énorme impact sur l’évolution de la langue française. La langue non standard, voire vernaculaire est surtout parlée au sein de groupes de pairs âgés de 9 à 18 ans. C’est grâce à l’existence de tels groupes que le parler des jeunes évolue en fournissant des formes issues de la créativité lexicale de ses locuteurs. Dans le cas de la langue des jeunes Polonais, il est difficile de constater quels sont les groupes de pairs à l’origine de l’apparition de nouvelles formes lexicales. Le langage des jeunes en Pologne est généralement lié aux groupes juvéniles qui sont amateurs de différents types de musiques (rap, techno, disco, rock, etc.). Il faut signaler que ces derniers (représentant aussi différents courants culturels comme le hip-hop, skins, punks, etc.) s’inspirent les uns des autres et ils contribuent ensemble au maintien et à l’évolution de l’argot commun des jeunes Polonais. Le lexique qui sera présenté dans la suite de ce travail, n’est pas un inventaire de formes lexicales résultant de la créativité d’un groupe juvénile à un moment donné sur l’axe du temps, il s’agira plutôt d’un glossaire de lexies qui sont employées par les locuteurs de la langue dont l’âge permet de les qualifier de « jeunes », c’est-à-dire qui font toujours partie de différents groupes juvéniles au détriment d’une vie adulte en famille. Nous considérons que la langue des jeunes est un ensemble de formes lexicales qui possède une base de mots stable et à laquelle s’ajoutent des créations lexicales générationnelles qui peuvent enrichir la base ou tomber dans l’oubli une fois que les membres de la génération auront 1 2 3 W. Labov, Le Parler ordinaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 347. Nous nous référons aux propos d’Henri Boyer dans l’article « ‘Nouveau français’, ‘parler jeune’ ou ‘langue des cités’ ? » ; voir H. Boyer (éd.) (1997), Les Mots des jeunes. Observations et hypothèses, Langue française, 1997, no 114, Paris, Larousse, p. 6-10. Français contemporain des cités, voir J.-P. Goudaillier, Comment tu tchatches !, Paris, Éditions Maisonneuve & Larose, 2001. 86 Andrzej Napieralski passé l’âge de la vie en groupe de pairs. Pour ce qui est de la conception de la langue des jeunes comme type d’argot, nous optons pour la définition de l’argot commun de Denise François qui constate dans le cas de l’argot que : Un tel « argot commun » se développe dans bien des communautés linguistiques, partout où l’évolution sociolinguistique favorise l’unification, tant géographique que sociale, des comportements linguistiques. Dans une société où les cloisonnements régionaux et sociaux sont moins nets, la pègre moins isolée, où la presse, la chanson, la littérature populaire... favorisent la diffusion des innovations de langues [...] les différents argots [...] tendent à se rapprocher, voire à perdre leurs particularités pour se fondre en un bien commun disponible pour tous les usagers de la langue4. L’apparition des lexies de la langue des jeunes est un phénomène strictement lié au langage dans son aspect social, c’est le fruit d’un apport de formes lexicales issues des variations linguistiques des locuteurs. Ces variations jouent un grand rôle dans le procès de l’apparition des lexies non standard, ce que remarque Louis-Jean Calvet : Si nous sommes effectivement sans cesse confrontés à des mots que seule une minorité de locuteurs peut comprendre à leur apparition (et qui ont d’une certaine façon une fonction « cryptique ») et qui passent ensuite dans le vocabulaire général, ils relèvent aussi bien de variations diastratiques (le vocabulaire technique [...]) que diachronique (le verlan [...]) ou que diatopiques (bien des innovations lexicales viennent de la capitale [...])5. La langue des jeunes résulte aussi d’un système de règles qu’on observe dans les milieux qui sont à l’origine de l’apparition de la langue non standard (voire populaire). Tout comme dans le cas du slang et de l’argot commun, la langue des jeunes est soumise à un jugement du groupe qui est en opposition avec le système dominant représenté par la langue standard. Beaucoup de formes lexicales qui apparaissent chez les jeunes sont considérées comme vulgaires et obscènes, c’est d’une certaine façon une réaction d’opposition au système contre lequel en étant jeune on a tendance à se révolter. Le vocabulaire des jeunes répond en quelque sorte à la conception de Pierre Bourdieu concernant la langue populaire et l’argot. Ses propos sur les effets paradoxaux résultant du fait de se trouver dans une situation de « dominée » peuvent s’appliquer d’un certain point de vue au caractère de la langue des jeunes : […] l’argot est le produit d’une recherche de la distinction, mais dominée, et condamnée, de ce fait, à produire des effets paradoxaux, que l’on ne peut comprendre lorsqu’on veut les enfermer dans l’alternative de la résistance ou de la soumission, qui commande la réflexion ordinaire sur la « langue (ou la culture) populaire »6. 4 5 6 D. François-Geiger, L’Argoterie : recueil d’articles, Paris, Sorbonnargot, 1989, p. 28. L.-J. Calvet, « L’argot comme variation diastratique, diatopique et diachronique (autour de Pierre Guiraud) », D. François-Geiger, J.-P. Goudaillier (éd.), Parlures argotiques, Langue française, 1991, no 90, Paris, Larousse, p. 42. P. Bourdieu, « Vous avez dit ‘populaire’? », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1983, no 46, p. 101. La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais 87 Certaines lexies qu’on retrouve dans le corpus du présent travail pourraient répondre à ce qu’Alena Podhorná-Polická et Anne Caroline Fiévet définissent comme « mots identitaires », c’est-à-dire des « expressions branchées, à la mode, et / ou perçues comme identitaires, symboles d’une génération ou, plus étroitement, d’un groupe de jeunes »7. La productivité des jeunes qui peut être perçue dans un grand nombre de synonymes pour certains référents, ainsi que le « jeu » de la reprise de certaines idées et connotations pour désigner les formes lexicales, nous amènent à admettre qu’il existe des « mots identitaires » qui sont propres aux différentes générations de jeunes, toutefois certains « mots identitaires » se maintiennent pour quasiment toutes les générations. 1. État des recherches L’objet du présent travail sera de présenter les formes lexicales qui circulent dans la langue des jeunes Polonais. Dans ce but nous allons utiliser un glossaire qu’on trouve sur Internet, le dictionnaire Miejski Słownik Slangu i mowy potocznej (Dictionnaire citadin du slang et du parler populaire). Cet ouvrage est un répertoire de formes populaires / familières / argotiques qui sont, paraît-il, utilisées par les jeunes. Ce dictionnaire que nous retrouvons sur le site Internet www.miejski.pl regroupe des mots et des locutions qui sont actualisés en permanence. Il n’y a pas de données telles que l’étymologie du mot ou les citations en contexte attestées, cependant la liste des formes est abondante. Afin de ne pas tomber dans le piège de l’ignorance, nous avons repéré tous les mots qui se réfèrent à la boisson, à l’action de boire ainsi que les mots du champ lexical de la boisson qui sont utilisés pour désigner des nouvelles réalités que nous avons ensuite confrontées à une vérification sur Internet. Dans ce dictionnaire, pour chaque entrée, mis à part la définition du mot et son explication dans un dialogue fabriqué en contexte, nous retrouvons les appréciations des internautes qui peuvent juger en cliquant un triangle vert pour confirmer et un triangle rouge pour mettre en doute la signification donnée par l’auteur du dictionnaire. Plus le chiffre qui se trouve à côté des triangles d’appréciation est élevé, plus le mot est jugé comme existant réellement par la communauté des internautes. Cependant, certaines entrées possèdent des résultats négatifs qui semblent nier l’existence de ce mot dans le contexte proposé. Afin d’éliminer les formes douteuses, nous avons procédé à une vérification des formes lexicales proposées pour les mots de la boisson sur Internet, en identifiant les mots dans le contexte affirmé par le dictionnaire sur les réseaux sociaux, dans les commentaires des internautes et sur différents forums 7 A. Podhorná-Polická, A.C. Fiévet, « Argot commun des jeunes et Français Contemporain des cités dans le cinéma français depuis 1995 : Pratiques des jeunes, reprises cinématographiques et enjeux pour la francophonie », in La Francophonie ou l’éloge de la diversité, éd. M. Abecassis, G. Ledegen, K. Zouaoui, Cambridge Scholars Publishing, 2011, p. 81. 88 Andrzej Napieralski Internet. Parmi les formes lexicales qui sont proposées sur le site, on retrouve beaucoup de lexies qui sont des formes familières déjà bien intégrées dans la langue polonaise. Ces formes ont évolué du concept de la « langue des jeunes » tel que nous le définissons dans le cadre de ce travail, c’est pourquoi elles ont été omises dans notre classement. Les formes qui ont passé positivement l’épreuve de cette vérification ont ensuite été classées selon des catégories responsables de l’apparition de ces productions néologiques. Les catégories choisies sont : les changements de sens (théorie des tropes), les changements morpho-sémantiques et morphologiques8, les formes onomastiques, les emprunts, les abréviations, les dénominations des personnes qui boivent et les noms des boissons. Il faut ajouter ici que certaines lexies pourraient être introduites dans deux catégories ou plus, c’est pourquoi le choix de mettre un mot dans une catégorie était arbitraire et dicté par la volonté d’assurer la cohérence au classement. 2. Changements de sens Les changements de sens font partie des matrices internes syntacticosémantiques. La figure (trope) qui apparaît le plus souvent est la métaphore qui peut être confondue avec l’extension de sens. Selon Michel Bréal la différence repose sur « la perception d’une ressemblance instantanée entre deux objets »9. Nous considérons par conséquent l’extension de sens comme figure différente de la métaphore, bien que l’interprétation dépende parfois d’une perception individuelle. Pour garder la cohérence de la structure de l’article, certaines dénominations seront considérées comme métaphores avec des remarques dans les gloses. Du fait d’un grand nombre de métaphores remarquées, il a été décidé de les répartir en plusieurs catégories, telles que les désignations des boissons, des récipients ou des consommateurs. 2.1. Métaphores pour les boissons Les métaphores qui sont utilisées pour désigner les boissons alcoolisées ont souvent une valeur exagérée qui souligne les prétendus « bienfaits » ou « valeurs gustatives » du produit. On retrouve des boissons qui sont jugées excellentes et acquièrent des dénominations comme ambrozja ‘ambroisie’ pour une ‘bière fruitée’ ou qui au contraire sont jugées répugnantes comme berbelucha10 ‘soupe’ 8 Nous nous inspirons du classement des matrices lexicogéniques de Jean-François Sablayrolles ; voir J.-F. Sablayrolles, Les Néologismes. Créer des mots français aujourd’hui, Les Petits Guides de la langue française, Le Monde, n˚ 29, Paris, Éditions Garnier, 2018. 9 J.-F. Sablayrolles, op. cit., p. 67. 10 Ce mot fonctionne dans le jargon des prisonniers et dans le parler local de la région de Łódź comme désignant la soupe. La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais 89 pour un alcool de mauvaise qualité ou pomyje ‘ordures liquides’ pour une bière de mauvaise qualité. Le mot zupa ‘soupe’ connote une chose de qualité inférieure, ce que nous pouvons constater par la comparaison de ce met à un vin de mauvaise qualité (pinard). La couleur joue aussi un rôle important dans les métaphores utilisées pour les alcools, surtout pour l’alcool dénaturé11 qui est malheureusement consommé par certaines personnes, surtout alcooliques. Nous retrouvons des formes ludiques comme : sok z gumijagód ‘la gummiboise’12 ou błękit Paryża ‘bleu de Paris’ qui est une hyperbole ironique13. La couleur de la vodka (transparente) fait qu’elle a obtenu la dénomination mineralka ‘mot familier pour l’eau minérale’. La couleur de la lasure qui ressemble vaguement à celle du whisky justifie l’utilisation de bejca ‘lasure’ pour ce type d’alcool. Une métaphore un peu plus imagée c’est celle de la vomissure, donc bełt ‘mot familier, équivalent de gerbe’ pour parler d’un vin de mauvaise qualité. Les métaphores sont parfois liées à la forme des récipients dans lesquels on retrouve les boissons alcoolisées : c’est le cas de bidon ‘gourde’ pour la bière en canette ou bateria ‘la pile’ pour un pack de six bières14. Les appellations des alcools sont souvent le résultat de la relation de la couleur avec le goût du produit. Ainsi rien ne surprend pour la forme brzoskwinka15 ‘petite pêche’ pour désigner le vin au goût de la pêche, mais quand on entend jagodzianka na kościach ‘beignet aux myrtilles sur os’ qui est utilisé pour l’alcool dénaturé, on se demande si la couleur de la myrtille reflète le goût du fruit dans ce breuvage. Une métaphore intéressante qui est liée à la culture juvénile est la dénomination kociołek Panoramixa ‘chaudron de Panoramix’ pour désigner un mélange de différents alcools. 2.2. Métaphores pour les récipients Les métaphores sont aussi utilisées pour les récipients qui contiennent de l’alcool. Ce sont surtout les formes des bouteilles qui ont donné naissance à de nouvelles appellations. Ainsi nous retrouvons par exemple bączek ‘toupie’ pour 11 12 13 14 15 L’alcool dénaturé est un liquide à forte concentration d’alcool qui n’est absolument pas consommable, sa dénaturation (ajout de substance toxique et changement de couleur) a été prévue pour qu’il ne soit pas consommé et pour le distinguer des alcools éthyliques prévus à la consommation. Il sert surtout à la combustion ou comme solvant. Boisson consommée par les héros de la série de Disney les Gummi qui provient des gummiboises (type de myrtilles magiques). Dans le cas de l’exemple błękit Paryża, il s’agit plutôt d’une métonymie, cependant il nous semble cohérent de laisser cet exemple avec les autres dénominations de boissons. La ressemblance de la forme est due aux piles du type AA qui sont vendues dans des emballages en plastique de quatre ou de six pièces et qui ressemblent aux bières en cannettes vendues en mêmes quantités. Dans le cas de brzoskwinka il s’agit de métonymie, cependant l’exemple est laissé parmi les dénominations de boissons pour garder une structure plus claire. 90 Andrzej Napieralski une petite bouteille de bière ou szpilka ‘aiguille’ pour une bouteille de bière à la forme allongée. Il existe des dénominations qui relèvent du bestiaire et qui concernent la taille du récipient, la grande bouteille de vodka de 0,7 l est connue sous le nom de krowa ‘vache’ et la petite bouteille de 0,2 l de forme un peu plate sous celui de małpka ‘petit singe’. La forme joue aussi un rôle important dans le cas des utilisations métaphoriques des noms de récipients : la bouteille de vodka de marque Luksusowa est appelée kwadrat ‘carré’ tandis que les bouteilles d’alcool de luxe comme par exemple le cognac reçoivent le nom de flakon ‘flacon’ du fait de leur ressemblance au flacons de parfum. 2.3. Métaphores pour les consommateurs Les consommateurs d’alcool, surtout ceux qui en abusent, possèdent leur propre nomenclature ; on retrouve des métaphores telles que nurek ‘plongeur’ (hyperbole résultant du fait que le consommateur est submergé par la quantité d’alcool consommé), oliwa ‘huile d’olive’ (cette métaphore résulte d’une idée reçue comme quoi la consommation d’un demi-verre d’huile avant celle de l’alcool permettrait de pouvoir consommer plus de spiritueux), Apacz ‘Apache’ (cela résulte de la couleur de la peau de la personne qui boit de l’alcool qui devient rouge à cause des vaisseaux sanguins qui se dilatent) ou chlor ‘chlore’ (cette métaphore16 qui est plutôt récente fait semble-t-il référence à l’odeur d’un consommateur chevronné qui ne passe pas inaperçue). 2.4. Autres métaphores Parmi les autres métaphores, on retrouve par exemple des comparaisons à des actes liés au rituel de la consommation de l’alcool. Cela est le cas du mot hejnał ‘fanfare’ qui correspond au geste exercé quand on prend une bouteille dans la main et que l’on boit au goulot, ce qui renvoie au geste du trompettiste qui prend son instrument pour en jouer. Un autre rituel c’est l’action de tankować ‘faire le plein d’essence’, ce qui, comme dans le cas de la langue française, provient de l’action de verser un liquide pour faire le plein. Une métaphore intéressante qui a été repérée dans le corpus représente un u-boot ‘sous-marin’ qui est un verre de vodka ajouté à un verre de bière ; pour ce qui est de wir ‘vortex’, ce n’est rien d’autre qu’une gorgée de liquide à base d’alcool qui s’écoule dans la gorge du consommateur. Quand on commande au bar une lorneta ‘lorgnette’ on vous sert deux petits verres de vodka, qui, placés l’un à côté de l’autre, font référence à une paire de jumelles. 16 Voire métonymie, l’exemple reste avec les autres dénominations de consommateurs pour garder une division cohérente. La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais 91 2.5. Métonymies Pour les métonymies, dans le cas desquelles on exprime un concept au moyen d’un terme en désignant un autre qui s’y rattache par une relation nécessaire, on retrouve dans le corpus des créations lexicales qui résultent de la substitution de la partie au tout (lat. pars pro toto, ‘une partie pour le tout’)17, telles que siara ‘soufre’ pour désigner un vin de mauvaise qualité (le soufre étant un élément essentiel de ce breuvage) ou fiolet ‘violet’ pour l’alcool dénaturé (la couleur de ce liquide désigne l’ensemble de la « boisson »). Il semble que le cas du F16 ‘avion à réaction’, qui est utilisé pour parler de la vodka de provenance douteuse est aussi le résultat de l’utilisation de la partie pour le tout, car en mentionnant cet avion on fait référence au kérosène consommé par celui-ci qui est plus puissant que l’essence ordinaire (l’alcool de provenance douteuse ou produit d’une façon artisanale incontrôlée possède une concentration en alcool beaucoup plus élevée que les spiritueux vendus dans les magasins). Pour ce qui est du contenant pour le contenu, on peut signaler des exemples comme browar ‘brasserie’ pour désigner une bière ou karton ‘carton’ pour le contenu du carton dans lequel se trouve le vin. Dans le cas qui suit la chose est un peu particulière : on retrouve le cas de ślepotka ‘petite cécité’ qui est utilisé pour appeler l’alcool pur de provenance douteuse, ce qui nous semble être une métonymie basée sur la relation de cause à effet (en buvant de l’alcool de provenance douteuse nous risquons de consommer du méthanol à la place de l’éthanol, ce qui provoquerait la cécité ou pire). 2.6. Extension de sens L’extension de sens dans le cadre de ce travail est considérée comme l’ajout d’un signifié au signifiant de base qui est le résultat d’une connotation ou d’une relation plus ou moins étroite de ce signifié avec le concept de base. Ainsi, dans notre corpus nous pouvons répertorier plusieurs lexies dont le sens a évolué par le biais de la connotation au référent de base. Le premier exemple est celui d’actimel ‘yaourt liquide de marque Danone’ qui est utilisé par les jeunes pour désigner l’alcool pur qui a été mélangé avec de l’eau. Ce nouveau sens est à l’origine d’une métaphore qui est inspirée par le fait que ce yaourt est plus liquide que les yaourts ordinaires. Le cas de aqua destilante18 ‘eau distillée’ pour parler de la vodka est une extension de sens basée sur la métaphore du liquide transparent. Il est probable que le caractère spécialisé du terme en question ait joué un rôle primordial dans ce choix qui ajoute un élément ironique. Le choix d’utiliser le mot kefirek ‘kéfir’ pour 17 18 Dans le cas du présent travail nous considérons la synecdoque comme étant en relation hyponymique à la métonymie. La forme graphique provient de aqua destillata qui désigne en latin l’eau distillée. L’erreur dans l’écriture de ce mot vient soit de l’ignorance des utilisateurs soit d’une créativité paronymique qui vise à donner un aspect plus ludique à la forme. 92 Andrzej Napieralski parler de la bière est probablement lié aux valeurs nutritionnelles du kéfir que les adeptes de la bière voient (en vain) dans ce breuvage. Une autre métaphore qui est en même temps une extension de sens nous offre le cas du mot kołpak ‘enjoliveur’ pour désigner un pack de 4 bières. Cette extension de sens résulte des quatre vis qui sont installées dans l’enjoliveur. 2.7. Restriction de sens À l’inverse de l’extension de sens, nous avons retrouvé dans le corpus des formes lexicales qui possèdent un sens devenu plus restreint que la conception d’origine. Dans le cas de asortyment ‘assortiment’ nous avons affaire à un « assortiment » d’alcools, mais qui est acheté pour être apporté à une fête. Dans le mot dionizje ‘dionysies’ il s’agit plus particulièrement d’une beuverie de vins de mauvaise qualité. Quant au verbe obalić ‘abolir’ c’est le sens de boire une bouteille entière d’alcool qui domine. 3. Changements morpho-sémantiques et morphologiques Beaucoup de lexies que nous trouvons dans le corpus sont des constructions par affixation ou suffixation. Dans de tels cas il y a un ajout de suffixe au mot de base qui par conséquent amène à l’apparition d’une nouvelle forme lexicale pourvue d’un sens qui est lié au mot de base. Les exemples qui suivent montrent cette tendance : cherryniówka ‘vin de cerises’ < cherry + niówka cytrynówka ‘gnôle de citrons’ < cytryna + ówka cytrynol ‘vin de citrons’ < cytryna + ol jabol ‘vin de pommes’ < jabłko + ol kraniczanka ‘eau du robinet’ < kran + anka bronx ‘bière’ < browar + onx kolafka ‘coca’ < kola + afka spirol ‘alcool pur’ < spirytus + ol Les suffixes utilisés pour la création des formes ci-dessus sont des suffixes traditionnels polonais comme –ówka, –anka ou –afka. Cependant certains suffixes utilisés sont de nature populaire et ils marquent une augmentation (voire une altération) ayant pour fonction d’ajouter une certaine expressivité (le cas de –ol). Dans le cas du mot bronx le suffixe utilisé est un « exotisme » dont le but était de former une nouvelle lexie à caractère ludique. 3.1. Imitation (onomatopée) Certains mots trouvés dans le corpus, qui sont liés à l’action de boire, tiennent leur origine de l’imitation d’un bruit. C’est le cas de zibol ‘consommateur d’une La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais 93 boisson’ qui procède de l’onomatopée zib ‘bruit produit quand on avale un liquide’. Un autre mot qui semble provenir d’une onomatopée est l’adjectif ąkły ‘saoul’ qui viendrait de l’onomatopée du soupir. 3.2. Déformation (paronymie) Certaines formes lexicales qui apparaissent dans le corpus sont des modifications morphologiques de mots déjà existants. Ces mots ont été modifiés dans un but ludique. Dans certains, les modifications s’opèrent sans changer le signifié du mot (création néologique) comme dans brinx ‘bière’ qui vient du mot bronx mentionné plus haut. Dans d’autres lexies on remarque l’utilisation de mots qui possèdent déjà un signifié et qui ont été choisis du fait de leur ressemblance à un mot du champ lexical de l’alcool. Parmi les exemples de ce type de paronymes nous trouvons Sprite (boisson de la marque Coca-Cola) pour désigner le spirytus ‘alcool pur’, gouda (type de fromage, autre variante gołda) pour gorzała ‘eau-de-vie’ ou łycha ‘cuillère’ pour le whisky. Dans le cas des appellations pour l’alcool dénaturé on retrouve des formes courtes comme dykta ‘contreplaqué’ ou dynks ‘truc’. 3.3. Compositions par amalgame19 Parmi les compositions par amalgame on peut mentionner la présence du motvalise wódzitsu ‘vodka’ qui provient de la jonction des mots wódka ‘vodka’ et jiu-jitsu. Un exemple de compocation qui a été trouvé nous donne l’alkoza ‘fête pendant laquelle on boit de l’alcool’ qui lie le début du mot alkohol ‘alcool’ à la dernière syllabe du mot impreza ‘fête’. Pour ce qui est des fracto-compositions (composition d’un mot tronqué avec un mot entier) nous avons repéré les formes : alkonoski ‘fête pendant laquelle on boit et on sniffe la drogue’ (des mots alkohol ‘alcool’ et nos20 ‘nez’), bionafta ‘vodka maison’ (de ‘bio’ et nafta ‘naphte’) ou viscolo ‘vin avec du coca’ (de wino ‘vin’ avec modification orthographique et cola avec un ‘s’ au milieu qui remplace la préposition z ‘avec’). 4. Formes onomastiques Dans le corpus apparaissent des formes lexicales qui se réfèrent à des noms propres. Faute de mieux, nous avons décidé de les appeler formes onomastiques. Les cas des noms de vins de mauvaise qualité comme Agropol, Alpaga, Amarena 19 20 Concept de Jean-François Sablayrolles pour les matrices lexicogéniques internes morphosyntaxiques. Voir J.-F. Sablayrolles, op. cit. La forme du mot nos ‘nez’ utilisée dans cette fracto-composition est noski qui est le pluriel du substantif avec un suffixe diminutif. 94 Andrzej Napieralski ou Jabłuszko sandomierskie qui sont utilisés pour désigner ce type de vin, pourraient aussi bien être considérés comme étant un type de métonymie. Toutes ces marques offrent le même type de produit qui apparemment est difficile à être distingué. Dans le cas de Biedronkowe ‘nom de vin de mauvaise qualité’ cela se réfère au nom du supermarché Biedronka ‘coccinelle’, qui est considéré comme un magasin alimentaire du type discount choisi par ses clients pour les prix intéressants plutôt que pour la qualité des produits. Les prénoms Leszek ‘bière de la marque Lech’ ou Heniek ‘bière de la marque Heineken’ sont des formes lexicales couramment utilisées pour ces bières. L’utilisation d’un prénom pour dénommer un alcool est visible aussi dans le cas de Bronek ‘bière’ qui vient du substantif browar ’brasserie’. 5. Emprunts Les emprunts que nous retrouvons pour les appellations courantes des noms des alcools sont surtout des créations ludiques qui subissent des assimilations phonétiques et graphiques. On retrouve ainsi des emprunts à l’allemand comme zajzajer ‘alcool très fort’, de l’all. salzsäure ‘acide chlorydrique’ ou sztamajza ‘alcool dénaturé’, de l’all. stemmeisen ‘burin’. Dans le cas de birra ‘bière’ il s’agit de l’emprunt à l’italien birra, qui garde la forme graphique du mot d’origine. Parmi les formes lexicales repérées on trouve aussi des régionalismes comme sztela ‘vodka maison’ (régionalisme de Silésie) ou paciara ‘alcool souvent maison’ (régionalisme de l’Est). 6. Abréviations Les réductions de forme, ce qui est surprenant, ne sont pas très présentes dans notre corpus. On a relevé deux troncations par apocope : alko ‘alcool’ de alkohol et bro ‘bière’ de browar ‘bière’, ainsi que les sigles – ce sont surtout des modifications de formes déjà existantes – PWN21 (Piwo Wino Naraz) ’bière vin en même temps’ et KPN22 (Koniak Pędzony Nocą) ‘cognac produit la nuit’. Parmi les acronymes on retrouve pour seul exemple D.A.N. (Doskonały Aromatyczny Napój) ‘breuvage aromatique excellent’ qui désigne un vin de mauvaise qualité. Ce qui est intéressant, ce sont les hybrides composés de chiffres et de lettres ; on trouve ainsi les noms de voitures de marque Citroën qui acquièrent des significations nouvelles. C4 est la bière, C5 le vin et C6 la vodka (la grandeur du modèle du véhicule est 21 22 PWN : Państwowe Wydawnictwo Naukowe est le sigle de la plus grande maison d’édition polonaise ‘Éditions Scientifiques Nationales’. KPN : Konfederacja Polski Niepodległej est le sigle d’un parti politique de droite ‘Confédération de la Pologne Indépendante’ qui n’existe plus. La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais 95 attribuée proportionnellement au taux d’alcool de la boisson : plus elle est forte plus son nombre est élevé). La date 1410 qui correspond à une date emblématique de l’histoire de la Pologne (la victoire contre les chevaliers de l’ordre Teutonique à Grunwald) est utilisée par les jeunes d’une façon humoristique pour désigner le dosage parfait d’une vodka maison (1 kg de sucre, 4 litres d’eau, 10 décagrammes de levure). 7. Désignations des personnes qui boivent Les personnes qui abusent de l’alcool sont souvent l’objet de moqueries de la part des jeunes et les ivrognes se voient attribuer un grand nombre de sobriquets qui sont parfois liés à leur expérience dans le domaine de la cuite ou du lieu de consommation. L’appellation qui semble la plus populaire est menel ‘pochetron’ qui a donné naissance à des dérivations telles qu’arcymenel ‘archipochetron’ (pour marquer un degré supérieur) ou l’antonomase Menelaos ‘pochetron’ qui correspond au mythique roi de Sparte Ménélas. Parmi les dénominations des personnes qui consomment de l’alcool, on retrouve aussi le bam qui est une assimilation de l’emprunt anglais bum ‘sans abri’. La personne qui abuse de l’alcool peut se faire aussi appeler alkus ‘alcoolique’ qui est une compocation des mots alcool et pijus ‘ivrogne’, ou żłop ‘ivrogne’ qui vient du verbe żłopać ‘boire abondamment’. Il arrive souvent que le consommateur soit désigné par une création lexicale basée sur le type d’alcool qu’il consomme. Nous trouvons ainsi bełciarz ‘celui qui boit des vins de mauvaise qualité appelés couramment bełt « gerbe »’, jabolman ‘consommateur de vins de mauvaise qualité’, composition hybride des mots jabol ‘vin de mauvaise qualité’ et man ‘homme en anglais’. La personne qui consomme beaucoup de vodka maison répond au pseudonyme de bimber lot qui est un hybride composé des mots bimber ‘vodka maison’ et lot ‘beaucoup’ en anglais. L’abus de la consommation d’alcool peut avoir des répercussions sur le comportement et l’apparence d’une personne. On trouve ainsi le mot dętka ‘chambre à air’ pour appeler une personne très ivre qui est complètement « dégonflée », odrazers ‘qui incite le mépris’ (cette forme lexicale est une abréviation de la locution budzić odrazę ‘inciter le mépris) ou dalit ‘qu’il ne faut pas approcher’ (abréviation de la locution trzymać się z daleka ‘ne pas approcher’). La brama ‘traboule’ (entrée dans une cour d’immeuble) est un lieu où certaines personnes consomment de l’alcool ; c’est pourquoi la forme bramin est utilisée pour désigner celui qui boit dans ce genre de lieux. Le fait de consommer trop touche aussi la famille de celui qui abuse de l’alcool. Dans notre corpus nous retrouvons le sigle DDA (Dorosłe Dziecko Alkoholików ‘enfant adulte d’alcooliques’) ou la composition kinder nalewka ‘enfant d’un buveur de vins de mauvaise qualité’ qui est basée sur le nom de l’œuf au chocolat ‘Kinder surprise’. 96 Andrzej Napieralski 8. Signification des noms de boissons Certains noms de boissons connues ont obtenu dans la langue des jeunes une extension de sens inspirée par le mot de base. Nous retrouvons dans notre corpus des nouvelles significations pour des signifiants des mots de la boisson connue. Par exemple on apprend que Coca cola c’est une jolie fille, ce qui est une métaphore liée à la forme de la bouteille. Fanta est utilisé comme le sigle pour dire Fuck And Never Touch Again ‘baise et n’y touche plus jamais’ et mleko ‘lait’ désigne la fumée du bong (ustensile pour fumer de la marijuana). Certaines appellations utilisées pour les femmes tiennent leur origine des noms de boisson. Cela est le cas de mleczarnia ‘laiterie’ pour les femmes avec une poitrine abondante ou octówa ‘de vinaigre’ pour une femme moche. Conclusions Le vocabulaire de la boisson est une catégorie qui est bien présente dans la langue des jeunes. La prolifération des formes lexicales pour appeler un type d’alcool, un consommateur ou un rite de consommation est surtout liée au ludisme et à la fonction identitaire de la langue. En analysant le corpus nous avons remarqué que beaucoup de formes qui figurent dans le dictionnaire récent de la langue des jeunes (www.miejski.pl) sont des unités lexicales qui sont déjà bien ancrées dans la langue familière / populaire, mais qui sont surtout utilisées par les jeunes locuteurs de la langue. Cependant un grand nombre de formes lexicales trouvées dans ce glossaire sont des formes récentes qui témoignent que la langue est en évolution constante dans des sociolectes comme celui des jeunes. Les unités lexicales qui ont été présentées dans ce travail nous ont amené à certaines réflexions. Ce qui est surtout visible c’est que la créativité lexicale est toujours présente, puisque les nouvelles générations de jeunes utilisent beaucoup de mots et de locutions qui leur ont été légués par leurs prédécesseurs, mais ils enrichissent en même temps le glossaire des « mots des jeunes » en contribuant à leur tour à l’évolution de la langue. Parmi les procédés responsables de la création des nouvelles lexies on note la prédominance des métaphores et des dérivations (surtout par suffixation). Ce qui nous a surpris c’est surtout l’apparition des sigles et des hybrides qui n’étaient pas des procédés très populaires par le passé. L’action de se moquer des consommateurs est la tendance qui évolue le plus, et elle est très visible dans les formes lexicales apparues. Ce qui surprend c’est la faible présence des troncations par apocope qui sont pourtant un des procédés formateurs les plus prolifiques d’habitude. Le faible nombre d’emprunts à la langue anglaise montre aussi une nouvelle tendance dans la création des nouvelles formes lexicales par les jeunes. Pour ce qui est de l’accès à la langue des jeunes, il faut dire qu’il y a une certaine fonction cryptique (le résultat de l’originalité des formes et de l’influence La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais 97 d’une culture juvénile inconnue des locuteurs plus âgés) qui n’est cependant pas visée et ne constitue pas un trait caractéristique de la langue non standard des jeunes en Pologne. Bibliographie Bourdieu, Pierre, « Vous avez dit ‘populaire’ ? », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1983, nº 46, p. 98-105 Boyer, Henri (éd.), Les Mots des jeunes. Observations et hypothèses, Langue française, 1997, no 114, Paris, Larousse François-Geiger, Denise, L’Argoterie : recueil d’articles, Paris, Sorbonnargot, 1989 François-Geiger, Denise, Goudaillier, Jean-Pierre (éd.), Parlures argotiques, Langue française, 1991, no 90, Paris, Larousse Goudaillier, Jean-Pierre, Comment tu tchatches !, Paris, Éditions Maisonneuve & Larose, 2001 Labov, William, Le Parler ordinaire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983 Podhorná-Polická, Alena, Fiévet, Anne Caroline, « Argot commun des jeunes et Français Contemporain des cités dans le cinéma français depuis 1995 : Pratiques des jeunes, reprises cinématographiques et enjeux pour la francophonie », in La Francophonie ou l’éloge de la diversité, éd. Michaël Abecassis, Gudrun Ledegen, Karen Zouaoui, Cambridge Scholars Publishing, 2011, p. 77-125 Sablayrolles, Jean-François, Les Néologismes. Créer des mots français aujourd’hui, Les Petits Guides de la langue française, Le Monde, no 29, Paris, Éditions Garnier, 2018 Andrzej Napieralski – est maître de conférences à l’Université de Lodz depuis 2011. Il est l’auteur d’une trentaine d’articles sur le français non standard, l’analyse du discours du rap et les néologismes récents qui se trouvent sur les réseaux sociaux. Après avoir publié, le livre La langue du rap en France et en Pologne (Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2014), il travaille actuellement sur le hate dans les réseaux sociaux et sur l’analyse du discours des commentaires sur Internet. Dans ces récentes recherches il se focalise sur l’analyse du discours des internautes tant du point de vue de la lexicologie (les procédés lexicogéniques) que de l’analyse du discours (les figures de style). Il est aussi impliqué dans la recherche concernant les néologismes et les emprunts. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.09 Anna Bochnakowań Université Jagellonne ń https://orcid.org/0000-0003-2707-3261 anna.bochnak@uj.edu.pl Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais RÉSUMÉ Le mot désignant la première boisson de notre vie paraît peu original comme objet d’intérêt. Mais puisqu’il est des plus courants et connu de tous, nous présentons son fonctionnement dans le sens premier et dans d’autres acceptions dans le registre standard, dans la langue technique, dans le sens figuré ; nous observons les formations dérivées et composées et les expressions phraséologiques françaises et polonaises avec lait / mleko. Nous évoquons le lien entre le lait et le vin, présent uniquement en français et visible à travers quelques expressions. Nous essayons d’en tirer une image sémantique du mot et son emploi dans les expressions à partir des dictionnaires anciens et modernes français et polonais. Ce substantif concret, pouvant être compté parmi les universaux de la langue, ne présente pas de champ synonymique développé mais seulement quelques emplois métonymiques et métaphoriques qui nous paraissent néanmoins mériter une réflexion relative aux deux langues. MOTS-CLÉS – lait, mleko, emplois, phraséologie, français / polonais Our First Drink – Milk: A Study of the Word in French and Polish SUMMARY The name of what is usually the first drink in our lives does not seem to be a very original object of interest. However, it belongs to a group of well-known and widely used words, and, therefore, I would like to look at its functioning. I intend to look into its basic general meaning and linguistics behind it, but I also want to explore the meaning of figurative (metaphorical) compositions and phrase expressions connected with the word ‘milk’ in French and in Polish respectively. I will try to outline the meaning of the word ‘milk’ / ‘mleko’ based on both old and contemporary French and Polish dictionaries. I will refer to the link between wine and milk, which is present in French only and visible through some of the expressions. This concrete noun, which can be classified among language universals, does not offer any sophisticated synonymy. However, several metonymic and metaphorical applications deserve attention. KEYWORDS – lait, mleko, usage, phraseology, the French language, the Polish language [99] 100 Anna Bochnakowa Le mot est banal, le référent connu de tous. Néanmoins, à certain âge (le nôtre !), il est certainement plus prudent de renoncer à des boissons que l’on désigne en polonais par le terme wyskokowe, c’est-à-dire faisant penser à des excès, donc alcoolisées, parmi lesquelles le vin nous a toujours intéressée, ce qui s’était traduit par quelques travaux consacrés à leurs anciens noms en polonais, attirants, parce qu’ils provenaient des langues romanes. Mleko, mot d’origine pré-slave, tout comme lait hérité du latin lac (-tem) remontent tous les deux aux sources premières de nos langues respectives, ils ont donc une histoire ancienne que nous voudrions voir de plus près, en passant en revue leur fonctionnement dans le lexique. Ils font certainement partie des universaux linguistiques, du vocabulaire de base dans toutes les langues, et nous voudrions observer quelle place ils occupent dans différents registres, quels sont les dérivés, les mots composés et les expressions formés au cours du temps autour de ces lexèmes courants en français et en polonais. Nous allons les présenter dans l’ordre indiqué ci-dessus. 1. Le mot français lait Le mot lait défini dans le TLFi1 en premier lieu comme « Liquide physiologique, blanc, opaque, légèrement sucré, de densité supérieure à celle de l’eau, sécrété par les glandes mammaires de la femme et des mammifères femelles » est attesté dans la 1re moitié du XIIe s. et provient de l’accusatif lactem du substantif latin neutre lac, lactis ‘lait, suc laiteux des plantes’. On dit donc lait humain, et aussi lait de vache, de brebis, de chèvre, etc. La couleur du lait est soulignée dans une comparaison déjà ancienne : blanc comme lait est noté, parmi plusieurs exemples, dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie françoise2 de 1694. Plusieurs adjectifs peuvent accompagner le substantif lait, et leur emploi donne lieu à l’appellation de différents aspects et qualités que prend le lait : lait colostral, lait caillé, lait fermenté, pasteurisé, écrémé, concentré, lait en poudre, lait UHT. Plusieurs produits contenant le lait sont désignés à l’aide des composés : peau de lait, fleur de lait (‘crème qui se forme naturellement à la surface du lait’), confiture de lait (‘lait bouilli avec du sucre’), soupe au lait, café au lait – aussi pour désigner une couleur. Lait peut signifier aussi, secondairement, un liquide ayant l’apparence du lait. Lait d’un œuf est un liquide légèrement coagulé qui apparaît dans un œuf à la coque lorsque celui-ci est frais. On appelle lait le suc d’origine végétale comme lait de coco, lait de figue, lait de riz ou lait de soja, mais aussi des préparations culinaires de couleur blanche : lait d’amandes, lait de poule (‘plat fait de lait 1 2 TLFi = Trésor de la langue française informatisé, s.v. lait (http://atilf.atilf.fr/, la dernière consultation en octobre 2018). Le Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, 1694, s.v. laict. Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais 101 chaud avec des jaunes d’œufs battus, sucré et aromatisé de vanille’). Parmi les produits de beauté on a lait pour le corps, lait de démaquillage, lait virginal (‘un remède cosmétique de couleur blanche fait à base de benjoin avec de l’eau’). Le lait virginal est ainsi dit parce qu’il est employé pour entretenir la fraîcheur du teint – lit-on dans le Dictionnaire de Littré3. Lait de chaux est un badigeon utilisé depuis longtemps, lait de soufre résulte d’une réaction chimique entre un acide et un sulfhydrate. Lait de cire sert à lustrer les meubles. Le terme lait répandu, noté par le Dictionnaire de Littré4, se dit de certaines maladies auxquelles sont exposées les femmes qui n’allaitent pas, ou qui cessent d’allaiter. 1.1. Les dérivés du mot lait Plusieurs suffixes ont servi à la formation des dérivés du mot lait. Le substantif laitier ‘vendeur de lait’ est fort ancien, noté déjà au XIIe siècle5, l’adjectif laitier apparaît au XIIIe et se rapporte d’abord à une femelle qui donne du lait, depuis le XVIIe prend le sens général de ‘relatif au lait’. Un autre adjectif, laiteux ‘de couleur blanchâtre,’ est attesté au début du XVe. Laitage pour ‘ensemble de produits laitiers’ date de la fin du XIVe et laiterie au sens changeant au cours du temps, mais reste toujours lié au lieu où l’on gardait, fabriquait ou vendait des produits laitiers6. Le dictionnaire de Furetière7 (1690) note un dérivé, aujourd’hui inusité, et son emploi figuré : « Laittée subst. fem. est un nom que les Chasseurs donnent à la portée d’une lice [femelle d’un chien de chasse], ou de quelques autres animaux, pour comprendre tous les chiens d’une ventrée. […]. On appelle proverbialement un homme foible & effeminé, qui n’a aucune vigueur dans ses actions, une poule laittée ». Un autre dérivé laitance ‘sperme de poisson qui peut être utilisé en cuisine’ ou, plus tard aussi ‘ciment délayé dans de l’eau’ dans le vocabulaire du bâtiment a été formé vers 1300. Un poisson qui a de la laitance est dit laité8. Notons le verbe allaiter et ses dérivés : allaitant, et aussi allaitement, tous employés depuis longtemps. On remarque facilement la parenté avec laitue, indirectement lié à lait, car ce mot provient de lactuca latin, dérivé de lac, ou encore celle de laiteron ‘sorte de plante contenant dans la tige et les feuilles un suc blanc’, du latin lactarius. 3 4 5 6 7 8 É. Littré, Dictionnaire de la langue française, 2e éd., Paris, 1873-1877, s.v. lait. Ibid. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 2006, s.v. lait. D’après ibid., s.v. lait. A. Furetière, Dictonnaire universel contenant généralement tous les mots françois […], La Haye, 1690, s.v. laittée. Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 2012, s.v. laitance. 102 Anna Bochnakowa Il faut mentionner aussi des mots savants issus du latin lac et ses dérivés : lactation, lactose, lactaire ‘relatif à l’allaitement’ et comme substantif – ‘nom d’un champignon’, lactate ‘sel de l’acide lactique’, lactescent ‘qui ressemble à du lait’ ou ‘qui contient un suc laiteux’, lactifère, lactique, la Voie Lactée et une lactéenne ‘étoile de la Voie Lactée’. 1.2. Les mots composés et les collocations avec lait Le petit lait ‘babeurre, lait de beurre’ est noté au XIIe siècle, selon Le Petit Robert (2012) ou au milieu du XVIe siècle selon le TLFi (s.v. lait), et l’expression boire du petit lait ‘éprouver un sentiment de vive satisfaction d’amour-propre’ apparaît au XXe, mais continue une locution plus ancienne : avaler doux comme lait ‘recevoir avidement des louanges’ attestée en 15799. Le Dictionnaire de Furetière (1690)10 donne un synonyme de petit lait – lait clair, aujourd’hui oublié. Frère et sœur de lait, ainsi que dent de lait datent du XVIe siècle11. Le mot lait apportant un trait sémantique ‘jeune, premier’ accompagne les noms d’animaux : aigniel de lait est noté déjà au milieu du XIIIe siècle12, puis on trouve cochon de lait ou veau de lait pour nommer un animal très jeune qui tète encore. Vache à lait désigne une vache laitière mais est devenu une métaphore familière (voir plus bas). Au XVIIe déjà on nommait soupe de lait une robe blanc-roux de cheval. Furetière13 précise qu’elle ressemble au potage de lait avec beaucoup de sucre et aussi que le plumage de pigeons fort appréciés peut-être ainsi désigné. Croûte de lait est un nom figuré d’une lésion rugueuse de peau de tête de bébé et la peau de lait désigne une pellicule fine qui se forme sur le lait chaud. Lait de lune est une terre calcaire, blanche, poreuse et friable. Le Dictionnaire de Littré14 note un sens figuré de pot au lait (‘récipient’ dans le sens premier) : « Fig. Pot au lait, espérance chimérique, par allusion à la fable », de La Fontaine notamment. Quelques noms de plantes et de champignons (tirés du dictionnaire de Littré en ligne15) contiennent le mot lait pris par métonymie, à cause du suc blanc qu’ils peuvent dégager : lait battu ‘la fumeterre’ (pol. dymnica), lait de couleuvre ‘le réveil-matin ou euphorbia cyparissias’ (pol. wilczomlecz obrotny), lait doré ‘l’agaric délicieux’ (pol. rodzaj pieczarki), lait d’oiseau ‘l’ornithogale blanc’ (pol. śniedek), lait de Sainte-Marie ‘le chardon-Marie’ (pol. ostropest plamisty), lait d’âne ‘laiteron’ (pol. grzyb mleczaj). 9 10 11 12 13 14 15 TLFi, s.v. lait. A. Furetière, op. cit., s.v. lait. A. Rey, op. cit., s.v. lait. TLFi, s.v. lait. A. Furetière, op. cit., s.v. lait. É. Littré, op. cit., s.v. pot. Ibid., s.v. lait.. Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais 103 1.3. Les expressions phraséologiques avec lait Ce sont des structures plus développées, notamment les expressions phraséologiques avec le mot lait, qui nous paraissent les plus intéressantes du point de vue sémantique et extralinguistique. Nous avons parcouru quelques dictionnaires anciens à la recherche de telles expressions, peut-être déjà inusitées. Déjà au XVIe siècle apparaît un emploi figuré du mot lait ‘première nourriture de l’esprit’16 que nous retrouvons dans sucer avec le lait une philosophie, une doctrine, une opinion, etc. ; ‘la recevoir dès la plus tendre enfance’. Pour souligner la jeunesse de quelqu’un, non sans raillerie, on dit : si l’on lui pressait le nez, il en sortirait du lait, et cela déjà au XVIIe. Furetière17 note aussi : « On dit qu’on fait une vache à lait d’une affaire, quand on la tire en longueur pour en tirer toujours du profit » qui rappelle notre locution polonaise sur la vache à lait : traktować kogoś jak dojną krowę ‘prendre quelqu’un ou une opportunité pour une vache à lait, en profiter’. Dans l’ouvrage lexicographique très intéressant d’Antoine Oudin18 il y a une expression jouant sur l’homonymie : « Elle a bien du laict caché sous la chemise – elle est bien laide, c’est une allusion de laict à laid ». « Avoir une dent de lait contre une personne ; C’est avoir quelque ressentiment contre une personne […] » note Richelet dans son Dictionnaire de 168019 et les dictionnaires postérieurs le reprennent. Dans le Dictionnaire de l’Académie (1762)20 on lit « On me bout du lait, il me semble qu’on me bout du lait, quand on me dit cela, pour dire, On se moque de moi, il me semble qu’on se moque de moi, qu’on me traite d’enfant ». Littré21, à côté des expressions déjà mentionnées, donne par exemple : « Fig. On a troublé le lait à cette nourrice, elle est devenue grosse », ou encore un proverbe : « Il sait connaître mouches en lait, c’est-à-dire il n’est pas niais, il sait l’air du monde ». Un conseil, aussi dans Littré, à tirer d’une pratique utile : « Veiller à quelque chose comme au lait sur le feu, veiller sans se relâcher à quelque chose, locution qui vient de ce que le lait, quand il commence à bouillir, si on ne le retire pas à temps, déborde et tombe dans le feu ». Deux expressions bien imagées illustrent les effets du lait qui se met à bouillir : il peut se sauver, et quelqu’un peut être soupe au lait, c’est-à-dire s’emporter facilement. 16 17 18 19 20 21 TLFi, s.v. lait. A. Furetière, op. cit., s.v. lait. A. Oudin, Curiositez françoises […], Paris, 1640, s.v. laict. P. Richelet, Dictionnaire François, contenant les mots et les choses […], Genève, 1680. Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1762, s.v. bouillir. É. Littré, op. cit., s.v. lait. 104 Anna Bochnakowa Récapitulation I : On remarque facilement que le mot lait, ses dérivés et composés font partie du vocabulaire de base. Les collocations se forment facilement, aussi par métonymie ou métaphore, vu que leur référent est généralement connu et l’emploi figuré s’impose couramment. L’aspect du lait a servi à la formation des désignations des substances qui lui ressemblaient. L’observation du lait en ébullition est à l’origine de la description de comportements humains. À travers les expressions phraséologiques on perçoit le lien surtout avec le bas âge et l’inexpérience. Rien d’étonnant, le lait est notre première boisson dans la vie. 2. Le polonais mleko Le mot est apparenté à ses équivalents dans les langues slaves (tchèque, russe, slovaque, bulgare) et provient d’une forme pré-slave *melko que les uns considèrent comme un emprunt germanique (de *meluk / *miluk, que l’on retrouve dans l’allemand Milch et l’anglais milk) et les autres optent pour son origine slave, continuant une base pré-indo-européenne *melk- ‘lait’. Nous sommes plutôt de ce second avis. Le mot polonais a été attesté au XVe siècle22. Mleko peut être accompagné des adjectifs qui en précisent les qualités : mleko krowie ‘lait de vache’, kwaśne mleko ou zsiadłe mleko ‘lait caillé’, et l’on pourrait les multiplier. On emploie le mot mleko pour nommer des substances qui ressemblent à du lait d’animal, par la couleur, le plus souvent : mleko sojowe, mleko kokosowe, mleko wapienne – noms que l’on connaît aussi en français. Outre son sens premier, le nom mleko peut apparaître dans un emploi métaphorique, par exemple pour désigner un brouillard épais. 2.1. Les dérivés du mot mleko Le nom a servi à la formation de quelques adjectifs, comme : mleczny ’relatif au lait, laitier’, mlekowy : uniquement dans kwas mlekowy ‘acide lactique’. Plusieurs substantifs proviennent de mleko : le diminutif mleczko (rien à voir avec le petit lait) dans son sens propre sert à désigner les produits qui ressemblent au lait par leur aspect, c’est-à-dire des liquides de couleur blanche à destination variée. Mleczarnia veut dire ‘laiterie’, lieu de collecte de lait ou une crémerie, et mleczarz ‘personne qui, autrefois, nous apportait des bouteilles de lait devant la porte’. Le polonais a aussi emprunté quelques mots latins dérivés de lac : laktacja, laktoza qui ne montrent aucun lien avec le mot polonais mleko. 22 W. Boryś, Słownik etymologiczny języka polskiego, Kraków, 2005, s.v. mleko. Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais 105 2.2. Les mots composés et les collocations avec mleko et avec ses dérivés On retrouve en polonais les équivalents de quelques composés français : mleczny brat / siostra – ‘frère / sœur de lait’, ząb mleczny ‘dent de lait’, Droga Mleczna ‘Voie Lactée’. Un autre aspect de l’emploi figuré est visible dans mleczne szkło ‘verre opaque, blanchâtre’. Le diminutif est utilisé dans plusieurs contextes où le mot prend le sens figuré : mleczko kosmetyczne ‘lait de beauté’, mleczko pszczele ‘lait d’abeille’ désigne la gelée royale, un liquide blanchâtre secrété par de jeunes abeilles ouvrières, ptasie mleczko – une sucrerie, littéralement : ‘lait d’oiseau’, passant pour une denrée convoitée mais imaginaire, vu que les oiseaux n’allaitent pas leurs petits. 2.3. Les expressions phraséologiques avec mleko Quand mleko się rozlało ‘le lait est déjà renversé, répandu’ (rien à voir avec le français lait répandu), la situation est grave et irréversible, le mal est fait et il est vain de pleurer sur le lait renversé : płakać nad rozlanym mlekiem. Mleko pod wąsem ‘lait sous la moustache’ caractérise une personne jeune et sans expérience. Si l’on dit : nie brakuje mu nawet ptasiego mleka ‘il ne manque même pas de lait d’oiseau’, c’est pour dire qu’il vit dans le luxe et ne manque de rien. Comme en français, on dit qu’on peut sucer une idée ou une conviction avec le lait, en polonais on le reprend, avec la mise en relief du rôle de la mère dans la transmission des idées et des attitudes : wyssać z mlekiem matki. Plus d’une fois on nous promettait le biblique kraj mlekiem i miodem płynący ‘pays au lait et au miel coulant à flots’. Nous avons trouvé aussi quelques expressions anciennes dans les dictionnaires : au XVIe siècle – dobry pasterz na wełnie albo na mleku ma przestawać, a nie ze skóry odzierać23 ‘un bon berger se satisfait de la laine et du lait et ne cherche pas à avoir la peau de ses bêtes’ nous montre une attitude proche aux végétariens. Dans le dictionnaire de Linde24, à côté des dérivés de mleko : mleczywo ‘laitage’, mlecznik, mlekodajny, l’équivalent de lait virginal avec explication : z benzoinu robią mleko panieńskie (‘on fait du lait virginal avec du benjoin’), on rapporte aussi un exemple intéressant : Już lacniej mleko od mleka rozdzielić, niżli polską krew od litewskiej (‘il est plus facile de séparer le lait du lait que le sang polonais du sang lituanien’), ce qui nous en dit beaucoup sur les liens anciens avec nos voisins. Dans le même dictionnaire on lit : « czarna krowa białe mleko daje ; nie sądź z pozoru » – ‘une vache noire donne du lait blanc – ne juge pas d’après les apparences’. 23 24 Słownik polszczyzny XVI wieku, Wrocław, 1956 et suiv., s.v. mleko. S. B. Linde, Słownk języka polskiego, Warszawa, 1807, s.v. mleko. 106 Anna Bochnakowa Tout au début du XXe, Słownik Warszawski25 note cera świeża jak krew z mlekiem ‘le teint frais comme du sang et du lait’ et karmić mlekiem młodzieniaszka – wychowywać go pieszczotliwie (‘nourrir un jeune homme avec du lait – l’élever en le gâtant’). Récapitulation II La plupart des connotations du mot mleko recoupe celles du mot français : l’emploi pour nommer les substances d’aspect similaire, le lait comme une boisson importante et appréciée. La formation diminutive donne la possibilité d’augmenter le nombre de noms figurés. Les expressions phraséologiques renvoient aussi à l’enfance, la jeunesse et le manque d’expérience. Bref, la nature du référent est à l’origine du fonctionnement du lexème dans les deux langues qui, au fond, ne diffère pas d’une façon notable. Les images qu’offrent les expressions sont pourtant caractérisées par une interprétation originale, propre à chaque langue. 3. Lait et vin Pour finir, nous voudrions remarquer que le lait, boisson ‘innocente’, est parfois évoqué à côté du vin. À commencer par une expression latine bien connue en polonais : post vinum lac, testamentum fac, déconseillant la consommation imprudente de lait après avoir goûté au vin. Nous l’utilisons plus souvent que la première partie du dicton : post lac vinum – medicinum, où l’on met en valeur les qualités médicinales du vin. Le dictionnaire de Furetière26 en donne la version française : « Le peuple dit aussi, Vin sur lait, c’est souhait ; lait sur vin, c’est venin ». Nous avons trouvé dans le Dictionnaire de Trévoux27 (XVIIIe) une explication de cette expression qui se veut une rectification de l’interprétation « populaire » – telle qui ressort pourtant de l’expression latine : « c’est-à-dire, qu’on désire de sortir de l’enfance où l’on n’est nourri que de lait, pour passer à l’âge où l’on boit du vin ; & que lait sur vin est venin, parce que l’on ne remet au lait, que ceux qui sont dangereusement malades de phthysie, & de défaillance ». Le TLFi28 mentionne lait noir pour alcool. Dans la locution française le vin est le lait des vieillards voulant dire que le vin donne aux vieillards des forces, les soutient, on souligne aussi le caractère bénéfique du vin à l’âge mûr, tout comme celui du lait dans les premiers jours, nous trouvons un certain réconfort… 25 26 27 28 Słownik Warszawski, s.v. mleko. A. Furetière, op. cit., s.v. lait. Dictionnaire de Trévoux, 1743 1752, s.v. lait. TLFi, s.v. lait. Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais 107 Dans les deux langues, l’alcool, surtout un alcool fort, est désigné pourtant comme une boisson courante comme le lait, mais dangereuse : lait d’une vache enragée / mleko od wściekłej krowy. Et voilà, notre vie passe entre deux boissons essentielles, paraît-il… Bibliographie Boryś, Wiesław, Słownik etymologiczny języka polskiego, Kraków, Wydawnictwo Literackie, 2005 Dictionnaire de Trévoux = Dictionnaire universel françois et latin […], Paris, 1743 1752, consulté sur le CD Le Grand Atelier historique de la langue française, Édition Redon (14 dictionnaires), 2000 Furetière, Antoine, Dictonnaire universel contenant généralement tous les mots françois […], La Haye, 1690, consulté sur le CD Le Grand Atelier historique de la langue française, Édition Redon (14 dictionnaires), 2000 Le Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, 1694 (http://portail.atilf.fr/cgibin/dico1look.pl? strippedhw=laict&dicoid=ACAD1694&headword=&dicoid=ACAD1694) Le Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1762, consulté sur le CD Le Grand Atelier historique de la langue française, Édition Redon (14 dictionnaires), 2000 Le Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 2012 Linde, Samuel Bogumił, Słownik języka polskiego, Warszawa, 1807 (http://kpbc.umk.pl/dlibra/ docmetadata?id=12850&from=publication) Littré, Émile, Dictionnaire de la langue française, 2e éd., Paris, 1873-1877, consulté sur le CD Le Grand Atelier historique de la langue française, Édition Redon (14 dictionnaires), 2000 Oudin, Antoine, Curiositez françoises […], Paris, 1640, consulté sur le CD Le Grand Atelier historique de la langue française, Édition Redon (14 dictionnaires), 2000 Rey, Alain, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2006 Rey, Alain, Chantreau, Sophie, Dictionnaire des expressions et locutions, Paris, Le Robert, 1997 Richelet, Pierre, Dictionnaire François, contenant les mots et les choses […], Genève, 1680, consulté sur le CD Le Grand Atelier historique de la langue française, Édition Redon (14 dictionnaires), 2000 Słownik polszczyzny XVI wieku, Wrocław, 1956 et suiv. (http://kpbc.umk.pl/dlibra/publication ?id=17781&tab=1) Słownik Warszawski = Karłowicz Jan, Kryński Andrzej, Niedźwiedzki Władysław, Słownik języka polskiego, Warszawa, 1900-1927 http://www.leksykografia.uw.edu.pl/slowniki/35/slownikjezyka-polskiego-warszawa-1900-1927) TLFi = Trésor de la langue française informatisé (http://atilf.atilf.fr/) Anna Bochnakowa – professeure de linguistique romane à l’Université Jagellonne de Cracovie. Domaines de recherche : lexicologie et lexicographie françaises et polonaises, contacts de langues, histoire du français. Auteure d’une centaine de publications dont les monographies : Terminy kulinarne romańskiego pochodzenia w języku polskim do końca XVIII wieku (1984), Le « Nouveau grand dictionnaire françois, latin et polonois » et sa place dans la lexicographie polonaise (1991), « Le bon français » de la fin du XXe siècle. Chroniques du « Figaro » 1996-2000, (2005). Rédactrice scientifique et co-auteure de Wyrazy francuskiego pochodzenia we współczesnym języku polskim (2012) – étude des mots d’origine française en polonais contemporain. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.10 Joanna Cholewa ń ń Uniwersytet w Białymstoku https://orcid.org/0000-0002-0545-8470 j.cholewa@uwb.edu.pl Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais RÉSUMÉ L’article prend pour objet la construction causative du français faire boire et ses correspondants en langue polonaise. Dans celle-ci, le prédicat causatif de base, exprimant le mieux ce sens causatif est le verbe poić, ainsi que ses dérivés préfixaux aspectuels, que l’on peut désigner par le symbole (-)poić. L’objectif de l’analyse est d’observer les régularités qui se manifestent au niveau du choix du verbe polonais au moment de la traduction de faire boire. L’analyse démontre que le polonais sélectionne différents verbes, selon les sens de faire boire, distingués sur la base de leur construction sémanticosyntaxique. Les emplois que l’on peut appeler prototypiques, se référant aux entités animées, sont traduits en polonais par poić / napoić. Cependant, pour traduire faire boire avec N1 appartenant à la classe [alcool], le polonais sélectionnera soit napoić (sans excès), soit spoić (excessivement). La présence du quantifieur en position de N1 bloque entièrement (-)poić. Enfin, la construction passive se faire boire se traduit par wsiąkać / wsiąknąć, prédicat non causatif. MOTS-CLÉS – construction causative, prédicat causatif, analyse contrastive, boire, poić Causative Constructions with the Verb ‘boire’: A French-Polish Contrastive Analysis SUMMARY This paper analyses the French causative construction ‘faire boire’ and its equivalents in the Polish language. The basic causative predicate which translates the sense of faire boire is the verb ‘poić’ and its prefixal aspectual equivalents. The aim of the analysis is to observe the regularities that occur in the choice of the Polish verb at the moment of the translation of ‘faire boire’. The analysis shows that, depending on the meaning of ‘faire boire’ – one distinguished on the basis of a semantic-syntactic construction – the Polish language selects different verbs. The use that we can call prototypical is translated into Polish with ‘poić/napoić’, referring to both humans and animals. However, if N1 belongs to the class [alcohol], the Polish language selects either ‘napoić’ (meaning: not excessively), or ‘spoić’ (meaning: in excess). The presence of the quantifier in position N1 blocks the use of the verb ‘poić’. The French passive construction ‘se faire boire’ can be translated with the predicate ‘wsiąkać / wsiąknąć’, showing no causativity. KEYWORDS – causative construction, causative predicate, contrastive analysis [109] 110 Joanna Cholewa Introduction Considéré soit comme un semi-auxiliaire, soit comme un auxiliaire, faire se construit avec de nombreux verbes, créant ainsi des constructions appelées causatives ou factitives. Comme le constate Shyldkrot1, la différenciation entre les uns et les autres n’est ni univoque ni communément admise. D’après Riegel, il est appelé ‘auxiliaire causatif’ et sa construction avec un verbe à l’infinitif – construction ‘causative’ ou ‘factitive’. Le sujet de faire dans cette construction est actif et représente la cause du procès exprimé par la structure infinitive. Le classement de faire dans le groupe des auxiliaires se justifie de la façon suivante : « On les enregistre comme auxiliaires dans la mesure où, comme être et avoir, leur sémantisme se réduit à une indication grammaticale (à la différence de verbes de sens « plein ») et où la construction auxiliaire + infinitif semble bien parallèle à la construction avoir / être + participe passé »2. Riegel distingue aussi la construction se faire + infinitif, où se faire est un auxiliaire de passivation, mais garde sa valeur causative, en impliquant de la part du sujet un certain degré de responsabilité3. Grevisse maintient la distinction traditionnelle entre être et avoir d’une part (qu’il nomme auxiliaires) et les autres verbes comme laisser, faire, paraître, sembler, risquer, savoir (les semi-auxiliaires). Selon lui, faire est un semi-auxiliaire qui « sert à former une périphrase factitive, de sens causatif »4. Ponchon5 considère faire comme auxiliaire de causation, en expliquant la différence entre les constructions infinitives avec ce verbe et avec d’autres, par exemple entendre de la façon suivante. Si l’on compare deux phrases : Max fait chanter Luc et Max entend chanter Luc, on s’aperçoit que, dans la deuxième, il existe deux actions concomittantes, indépendantes : Max entend et Luc chante. Or, dans la première, où Max est sujet, fait verbe prédicatif et chanter Luc objet (dans lequel Luc est sujet de l’auxilié infinitif chanter), il existe une relation de dépendance du second groupe complément par rapport à faire. Nous avons affaire à une subordination des actions. La construction de deux phrases indépendantes Max fait et Luc chante est impossible. Pour Gross6, les constructions faire + infinitif sont une combinaison de l’opérateur causatif, appliqué à une phrase élémentaire : 1 2 3 4 5 6 H. Bat-Zeev Shyldkrot, « Présentation. Les auxiliaires : délimitation, grammaticalisation et analyse », Langages, no 135, 1999, p. 3. M. Riegel, Grammaire méthodique du français, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 451. Ibid., p. 742-743. M. Grevisse, Le Bon usage, Louvain-la-Nauve, Duculot, 1993, p. 1234. T. Ponchon, Sémantique lexicale et sémantique grammaticale : le verbe ‘faire’ en français médiéval, Genève, Droz, 1994, p. 185-186. M. Gross, « Les bases empiriques de la notion de prédicat sémantique », Langages, 1981, no 63, p. 24. Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais 111 Max fait dormir Luc → Max fait # Luc dort Max fait boire du vin à Luc → Max fait # Luc boit du vin. En polonais, la causativité peut s’exprimer à l’aide des constructions analytiques avec des verbes opérateurs7, par exemple nadawać / nadać giętkość (‘ajouter de la souplesse’), powodować / spowodować zmęczenie (‘causer la fatigue’). Il existe aussi des prédicats causatifs, comme par exemple ujędrnić (‘rendre ferme’), utwardzić (‘rendre dur’). La présente analyse prendra pour objet la construction faire boire, ainsi que le verbe polonais poić et certains de ses dérivés. Ce verbe est un prédicat causatif que l’on peut, certes, paraphraser par dawać / dać pić, dawać / dać do picia, mais la possibilité d’une telle paraphrase n’est pas systématiquement possible dans tous les emplois. Le but de l’analyse est d’observer les régularités qui se manifestent au niveau du choix du verbe polonais au moment de la traduction de faire boire, utilisé sans complément ou avec celui-ci, et possédant alors des caractéristiques sémantiques variées. 1. Boire et (-)pić Pour commencer notre analyse, nous voulons consacrer quelques réflexions au verbe boire, base de la construction factitive faire boire, et son correspondant polonais (-)pić, le signe (-) symbolisant chacun des préfixes possibles. Le verbe transitif boire signifie (selon TLFi8) : 1. avec le sujet désignant une personne ou un animal, ‘avaler un liquide’ : a) le complément direct est exprimé : boire de l’eau, un verre ; b) dans l’emploi absolu : • le complément non exprimé peut désigner toute espèce de boissons : boire chaud, frais, à longs traits ; boire à sa soif ; boire dans un verre ; verser à boire ; • boire du vin ou des boissons alcoolisées ; avoir coutume d’en boire avec excès, être alcoolique ; c) par analogie, avec le sujet désignant un corps perméable ou poreux, ‘absorber un liquide ; se laisser pénétrer, imprégner par lui’ ; 2. au sens figuré, avec le sujet désignant généralement une personne : a) ‘recevoir un bien d’ordre physique, moral ou intellectuel et en jouir ou en tirer parti intensément’ : C’est à la vraie source de sa vie que son âme va boire ; b) ‘surmonter une difficulté’ : Cheval qui boit l’obstacle ‘qui le franchit très facilement’ ; 7 8 A. Zatorska, « Z problematyki polskich i słoweńskich analityzmów kauzatywnych z parafrazą przymiotnikową », Studia z Filologii Polskiej i Słowiańskiej, 2015, no 50, p. 237-248. Trésor de la Langue Française informatisé, http://atilf.atilf.fr/. 112 Joanna Cholewa c) ‘supporter quelque chose de pénible, d’humiliant’ : Boire l’amertume, un affront, la honte. Le dictionnaire Les Verbes français (LVF9) délimite et divise différemment les sens de boire. Il en distingue quatre, dont un est un emploi passif : boire 1 – ‘chopiner, zinguer’ : On boit de l’eau, Ce vin se boit facilement, On boit beaucoup l’été ; boire 2 – ‘se soûler’ : On boit depuis l’adolescence, On boit de l’alcool ; boire 3 – ‘s’imbiber, s’imprégner’ : Cette éponge boit bien, Le buvard boit l’encre ; boire 4 (être bu) – ‘être ivre’ : On est bu après cette réunion. Nous pouvons constater que LVF fait la différence entre ‘boire un peu, n’importe quelle boisson’ (boire 1) et ‘boire excessivement, en parlant de l’alcool, se soûler’ (boire 2), emplois qui sont confondus dans TLFi. Par contre, LVF confond les emplois avec le complément d’objet direct exprimé et les emplois absolus, qui figurent à part dans TLFi. Le correspondant polonais de boire est le verbe imperfectif pić, auquel s’ajoutent de nombreux préverbés perfectifs : wypić, podpić, upić, napić się, spić, dopić, sélectionnés en fonction de la valeur aspectuelle que l’on voudrait exprimer. Dans les langues slaves, l’adjonction d’un préfixe entraîne, en général, le changement de l’aspect grammatical du verbe de base10, un verbe imperfectif devient perfectif. À cela s’ajoutent les variations dites aspectuelles : « Il s’agit de la façon dont le procès se déroule, dont il occupe le temps »11. C’est ce dernier sens que prend le mot ‘aspect’ par rapport à la langue française. Les variations aspectuelles sont souvent exprimées par le préfixe du verbe polonais, qui n’a pas que la fonction de perfectivation. Pić s’utilise dans les sens suivants (WSJP12) : 1. ‘nabierać płyn do ust i połykać go’ (‘prendre du liquide dans sa bouche et l’avaler’) : pić herbatę, kawę; wódkę, piwo (‘boire du thé, du café ; de la vodka, de la bière’) ; 2. ‘spożywać alkohol, zwłaszcza w nadmiarze’ (‘consommer de l’alcool, surtout excessivement’) : mąż, ojciec pije ; pić w barze, w pracy ; pić z kolegami (‘le mari, le père boit ; boire dans un bar, au travail ; boire avec des copains’) ; 3. ‘wciągać płyn do wnętrza’ (‘absorber du liquide’) : kwiaty, rośliny piją (‘les fleurs, les plantes boivent’) ; 9 Les Verbes français de Jean Dubois et Françoise Dubois-Charlier (Version LVF+1), http://rali.iro. umontreal.ca/rali/?q=fr/lvf. 10 D. Stosic, « Le rôle des préfixes dans l’expression du déplacement. Eléments d’analyse à partir des données du serbo-croate et du français », Cahiers de Grammaire, 2001, no 26, p. 207-228, <halshs-00272879>, consulté le 21.05.2018. 11 O. Ducrot et J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 691. 12 Wielki Słownik Języka Polskiego, http://www.wsjp.pl/. Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais 113 4. ‘być zbyt ciasnym lub niewygodnym’ (‘être trop étroit ou incommode’) : marynarka pije; buty piją; pić pod pachami (‘le veston est trop serré, les chaussures font mal, qch serre les aisselles’) ; 5. ‘książk. robić aluzje’ (littéraire, ‘faire des allusions’). 2. Faire boire et (-)poić Dans la construction faire boire, boire apparaît dans presque tous ses sens, y compris figurés, à l’exception du sens ‘absorber un liquide’, où le sujet est inanimé. Faire boire se traduit en polonais par plusieurs verbes et locutions verbales. La solution la plus évidente est d’utiliser le verbe causatif poić. Le dictionnaire WSJP en propose les définitions suivantes : 1) ‘przygotowywać i podawać napój’ (‘préparer et servir une boisson’) : poić dziecko, chorego ; zwierzęta ; poić alkoholem, herbatą, mlekiem (‘faire boire l’enfant, le malade ; les animaux ; faire boire de l’alcool, du thé, du lait’) ; 2) ‘książk. odczuwać przyjemność, odbierając jakieś bodźce’ (littéraire ‘ressentir un plaisir, en captant des stimuli’) : poić oczy, uszy ; poić ciszą (faire boire les yeux, les oreilles ; faire boire du silence) ; 3) sprawiać, że ktoś w nadmiarze spożywa alkohol (‘faire que quelqu’un consomme trop d’alcool) : poić piwem, wódką (‘faire boire de la bière, de la vodka’). Les définitions du dictionnaire PWN13 ne sont pas identiques : 1) ‘dawać komuś, czemuś pić, aż do ugaszenia pragnienia’ (‘donner à boire à quelqu’un jusqu’à assouvir sa soif’) ; 2) ‘dawać komuś do picia alkohol’ (‘donner à quelqu’un à boire de l’alcool’) ; 3) ‘zmuszać kogoś do wypicia czegoś’ (‘forcer quelqu’un à boire quelque chose’) ; 4) ‘wywoływać w kimś jakieś uczucie’ (‘provoquer en quelqu’un un sentiment quelconque’). Rien que sur la base de ces deux dictionnaires, nous remarquons une incertitude, voire une confusion des sens de poić. D’un côté, WSJP met ensemble, dans le sens 1 (‘préparer et servir une boisson’), toutes sortes de liquides (eau, lait, thé, alcool), alors que PWN distingue un sens à part si le complément d’objet est l’alcool (sens 2 : ‘donner à quelqu’un à boire de l’alcool’). En revanche, quand PWN met ensemble les emplois avec le complément ‘toutes sortes de liquides’ (sens 1), il y ajoute en plus ‘à sa soif’. Ce dictionnaire distingue encore ‘forcer à boire’ (sens 3), et un sens figuré se référant aux sentiments (sens 4). Le verbe poić, tout comme pić, forme également des préverbés, dont chacun à un sens spécifique, par exemple spoić se réfère uniquement à l’alcool (PWN : ‘upić kogoś’ – ‘soûler qqn’), alors que napoić est beaucoup plus général (PWN : 13 Słownik Języka Polskiego PWN, https://sjp.pwn.pl/. 114 Joanna Cholewa ‘dać komuś coś do picia’ – ‘donner à boire à quelqu’un’). Il est bien visible que chacune de ces formes perfectives se réfère à un autre sens de l’imperfectif poić : spoić au sens 2 et napoić au sens 1. Le fait que différents préverbés perfectifs se réfèrent à des sens particuliers de poić a été probablement à la base de la distinction faite par PWN des sens 1 et 2. Nous avons ainsi des couples imperfectif / perfectif poić / napoić (pour le sens 1 de poić) et poić / spoić (pour le sens 2). Notre objectif sera maintenant de voir quels verbes sélectionne la langue polonaise pour traduire différents emplois de faire boire. 3. Structures avec faire boire a. X fait boire + N1[liquide] à Y La première structure envisagée est X fait boire + N1[liquide] à Y. Le correspondant polonais le plus évident de ce sens de faire boire est le couple poić / napoić, où la première forme exprime l’inachèvement et la deuxième, préfixale, l’achèvement. Les deux traduisent le verbe faire boire, utilisé avec le nom massif, précédé de l’article partitif, défini ou indéfini. Ainsi : (1) une villageoise qui lui faisait boire pour les poumons de l’eau de pluie au goût de résine (F14) – ‘wieśniaczka, która poiła go, na płuca, wodą deszczową o smaku żywicy’, (2) Je nous revois tous ensemble au lit, ma mère nous faisant boire de la bourrache (F) – ‘Wyobrażam sobie znowu, jak wszyscy leżymy w łóżku, a matka poi nas ziółkami’, (3) elle nous fit boire une infusion (F) – ‘napoiła nas herbatką ziołową’, (4) le philtre d’amour que la servante, par mégarde, leur a fait boire... (F) – napój miłosny, którym niechcący napoiła ich służąca...’. Un cas qu’il faut mettre à part est faire boire utilisé avec N1 [alcool]. L’emploi de poić à l’imperfectif est possible, même si d’autres constructions verbales s’imposent parfois, telles par exemple dawać / dać + N[liquide] ou dawać / dać do picia + N[liquide], surtout quand on veut marquer que ‘faire boire de l’alcool’ n’est ni excessif, ni régulier, comme dans les exemples (5) – (7) ci-dessous : 14 (5) à l’époque, on jugeait sain de faire boire du vin aux enfants (F) – ‘Sądzono wówczas, że zdrowo jest poić dzieci winem / dawać dzieciom (do picia) wino’, (6) Un barman [...] me faisait boire du cognac (F) – ‘Barman [...] poił mnie koniakiem’, (7) il y a une méthode pour juger si le whisky est bon à être bu ou pas : on fait boire du whisky et on demande à celui qui vient de le boire... (F) – ‘jest metoda, żeby sprawdzić, czy whisky jest dobra do picia, czy nie : ?poimy whisky / dajemy do (wy)picia whisky i pytamy tego, kto wypił…’. Base textuelle Frantext, https://www.frantext.fr/. Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais 115 Il est à noter que pour les exemples (5) – (7), il est possible de créer deux formes perfectives : napoić et spoić, mais le sens de chacune est différent. Napoić signifiera ‘faire boire à sa soif’ et spoić ‘faire boire à l’excès’. Ainsi : il a fait boire du vin aux enfants – ‘napoił / spoił dzieci winem’, Un barman m’a fait boire du cognac – ‘Barman napoił / spoił mnie koniakiem’, On m’a fait boire du whisky – ‘Napojono / spojono mnie whisky’. b. X fait boire Y[animé] Poić/napoić s’utilise aussi avec le sujet non animé : (8) il y avait un abreuvoir où ils [...] faisaient boire les cinq chevaux (F) – ‘był wodopój, gdzie poili wszystkie pięć koni’, (9) C’est moi qui ai fait boire le veau tout à l’heure, dit Delphine (F) – ‘to ja napoiłam przed chwilą cielaka – powiedziała Delphine’. c. Y fait boire Y Le même couple imperfectif / perfectif polonais (poić / napoić) est utilisé quand faire boire apparaît dans son emploi absolu. Pourtant, d’autres formes peuvent être sélectionnées dans ce cas, notamment dawać / dać pić. Le complément non exprimé peut désigner toute espèce de boissons mais nous avons remarqué que ceux qui ne se réfèrent pas à l’alcool sont rares : (10) ...comme on soutient une nuque, un ami alité qu’on veut faire boire... (F) – ‘... tak jak podtrzymuje się głowę chorego przyjaciela, którego chcemy ?napoić / któremu chcemy dać pić, (11) Elle me fit boire, essaya de me donner un peu de bouillon froid, puis elle s’assit près de la fenêtre (F) – ‘?napoiła mnie / dała mi pić, spróbowała dać mi trochę zimnego bulionu, a potem usiadła przy oknie’. L’emploi de poić / napoić oscille vers le sens 1 donné par PWN, soit ‘donner à boire à quelqu’un jusqu’à assouvir sa soif’, alors que dać pić sous-entend plutôt une petite quantité de liquide. Concernant les emplois absolus où le complément non exprimé est un alcool, le verbe perfectif napoić semble exclu. En effet, il signifierait ‘boire à sa soif’. Par contre, spoić kogoć (‘faire boire quelqu’un jusqu’à le soûler’) est acceptable, à côté des autres solutions comme dać (komuś) alkoholu / wódki : (12) Il avait voulu faire boire l’enfant, qui s’y était refusée (F) – ‘Chciał ją *napoić / dać jej alkoholu / wódki, ale dziewczynka odmówiła’, (13) l’homme, qu’on essayait de faire boire pour le faire changer d’avis (F) – ‘mężczyzna, którego usiłowaliśmy *napoić / spoić, żeby zmienił zdanie’, (14) Alors j’ouvrirais la bouteille de Champagne, pour le faire boire (F) – ‘Otworzyłbym butelkę szampana, *żeby go napoić / żeby go spoić / ?żeby (sobie) wypił’. 116 Joanna Cholewa d. faire boire + quant. + N1[liquide] L’ajout après faire boire d’un quantitatif bloque l’emploi de poić / napoić / spoić en polonais. La solution la plus naturelle est alors de traduire la construction causative du français par dawać / dać (wy)pić / do (wy)picia) (‘donner qqc. à boire). Les quantitatifs qui apparaissent se réfèrent soit à une quantité assez précise, comme par exemple un verre, un demi-verre, une gorgée, une goutte, le reste, un bol : (15) Lalla lui fait boire un verre d’eau (F) – ‘Lalla daje jej / mu (wypić / do (wy)picia) szklankę wody’ (*poi ją / go szklanką wody), (16) notre mère […] me fait boire un bol de bouillon (F) – ‘nasza matka […] daje mi (do (wy) picia) kubek bulionu’ (?poi mnie kubkiem bulionu), (17) Puis il me fit boire trois gorgées de la mixture (F) – ‘Potem dał mi (do wypicia) trzy łyki mikstury’ (*napoił mnie trzema łykami mikstury), soit à une quantité imprécise : (18) Tu me fais boire trop de vin blanc (F) – ‘Dajesz mi za dużo białego wina’. Après avoir vérifié s’il existe, dans le corpus NKJP15, des emplois du verbe poić avec les expressions de quantité, nous avons constaté un manque total d’occurrences pour poić + kubek (un bol), poić + kieliszek (un verre à pied), poić + łyk (une gorgée) et poić + kropla (une goutte). Nous avons trouvé une seule occurrence pour poić + szklanka (un verre) : (19) każesz go może nawet poić szklanką mleka (NKJP) – ‘tu lui fais peut-être boire un verre de lait’, et une pour poić + butelka, mais ce syntagme a un sens particulier, figé, et signifie ‘donner un biberon à un bébé’ : (20) Może pojenie butelką oducza małego ssania piersi (NKJP) – ‘Il est possible que donner un biberon fait oublier le sein au bébé’. e. faire boire + N1[métonymie] Le blocage de poić / napoić / spoić est encore plus fort quand faire boire est utilisé par métonymie avec N1[quantitatif] pour parler de la substance, du liquide, la métonymie étant « la figure consistant à remplacer un nom par un autre nom en raison d’un rapport qui lie les référents de l’un et de l’autre dans la réalité »16. Polguère17 parle dans ce cas de la contiguïté des concepts et dit qu’« une lexie L2 est liée par un lien 15 16 17 Narodowy Korpus Języka Polskiego, http://nkjp.pl/. M. Riegel, op. cit., p. 954. A. Polguère, Lexicologie et sémantique lexicale, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2008, p. 198. Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais 117 sémantique de métonymie à un copolysème L1 si elle dénote un concept qui est perçu comme contigu au concept dénoté par L1 ». En effet, alors que le verbe polonais pić se construit avec des quantitatifs par métonymie comme correspondant de boire : pić / wypić szklaneczkę, kieliszek, filiżankę, kubek, butelkę (‘boire un verre, une tasse, un bol, une bouteille’), poić / napoić / spoić s’avère impossible avec les expressions de quantité : *(na)poić szklaneczką, kieliszkiem, filiżanką, kubkiem, butelką (‘faire boire un verre, une tasse, un bol, une bouteille’). La solution qui reste est la traduction par dawać/dać (do wypicia) ou bien par un verbe non causatif wypić : (21) Pour le calmer, on lui fit boire le reste de la bouteille (F) – ‘Żeby go uspokoić, daliśmy mu (do wypicia) resztę butelki’, (22) La bouteille que t’as fait boire à Doudou (F) – ‘Butelka, którą wypiła Doudou / Butelka, którą dałeś Doudou (do wypicia)’, (23) mais je l’en supplie, qu’il ne me serve pas le verre qu’il veut me faire boire ! (F) – ‘Ale błagam go, niech nie podaje mi szklanki, którą mam wypić / którą chce, żebym wypił’. f. N0[inanimé] + se faire boire Le verbe boire dans le sens d’absorber un liquide’ (TLFi), ‘s’imbiber, s’imprégner’ (LVF) peut entrer dans une construction causative se faire boire. Mais, alors que boire avec le sujet inanimé peut correspondre à pić en polonais : Le buvard boit l’encre – ‘Bibuła pije wodę’ (sans complément exprimé, ceci n’est plus évident : Cette éponge boit bien – ‘Ta gąbka dużo ?pije’), la construction factitive ne se traduira pas en polonais par poić, mais par wsiąkać, qui n’est pas un verbe causatif : (24) Quelques gouttes dévalent le long du goulot et viennent se faire boire par le bois blanc (F) – ‘Kilka kropli spływa z butelki i wsiąka w białe drewno’. Conclusion 1) Des conclusions qui s’imposent, l’essentielle concerne l’emploi de faire boire avec un quantitatif. En effet, ce dernier bloque en polonais le verbe (-)poić, alors qu’en français, il est tout à fait naturel de l’utiliser avec faire boire. Ainsi, la construction X + faire boire + N1[liquide] + à Y, correspond à X + (-)poić + Y + N1[liquide] : tu me fais boire du vin blanc – poisz mnie białym winem elle lui fait boire du café – poi ją / go kawą mais l’ajout d’un quantitatif bloque automatiquement (-)poić : tu me fais boire une gorgée de vin blanc *poisz mnie łykiem białego wina dajesz mi łyk białego wina 118 Joanna Cholewa elle lui fait boire une tasse de café *poi ją / go filiżanką kawy daje jej / mu filiżankę kawy Bien sûr, le même blocage intervient dans les cas d’emploi métonymique, car un quantitatif est utilisé par métonymie comme N1[liquide]. 2) Le couple des verbes causatifs polonais poić / napoić sert à traduire faire boire avant tout dans l’emploi que nous pourrions appeler ‘prototypique’, c’est-àdire quand faire boire s’utilise avec N1[liquide] : X + faire boire + N1[liquide] + à Y → X + poić / napoić + Y + N1[liquide], soit : Luc fait boire de l’eau à Marc – Luc poi Marca wodą Luc a fait boire de l’eau à Marc – Luc napoił Marca wodą 3) L’exception est faite de cette règle quand N1[liquide] est un alcool. À l’imperfectif, poić s’utilise à côté de dawać (do (wy)picia). Au perfectif, la situation se complique et fait apparaître deux sens distincts, l’un marqué fortement de la propriété ‘excès’. À ces deux sens correspondront deux verbes préfixés, napoić (ou dać do (wy)picia) et spoić : Luc fait boire du vin à Marc → Luc a fait boire du vin à Marc → Luc poi Marca winem / Luc daje Marcowi wina Luc napoił Marca winem [sans excès] Luc spoił Marca winem [excès] Ainsi : N0[humain] + faire boire + N1[liquide, non alcool] → poić / napoić N0[humain] + faire boire + N1[alcool] → poić / napoić, dawać / dać do picia [sans excès] poić / spoić [excès] Utilisé dans son emploi absolu, faire boire se traduit en polonais par les mêmes verbes, suivant qu’il y a une idée d’excès ou non. 4) Faire boire utilisé avec N0[animé non humain] se fait correspondre en polonais poić / napoić, comme son emploi prototypique : Luc fait boire les chevaux → Luc poi konie Luc a fait boire les chevaux → Luc napoił konie soit : N0[humain] + faire boire + N1[animé non humain] → N0[humain] + poić / napoić + N1[animé non humain] 5) Enfin, à la construction causative passive se faire boire correspond en polonais le verbe non causatif wsiąkać / wsiąknąć. Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais 119 Bibliographie Base textuelle Frantext, https://www.frantext.fr/ Bat-Zeev Shyldkrot, Hava, « Présentation. Les auxiliaires : délimitation, grammaticalisation et analyse », Langages, 1999, no 135, Paris, Armand Colin, p. 3-7 Ducrot, Oswald et Schaeffer, Jean-Marie, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, 1995 Grevisse, Maurice, Le Bon usage, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1993 Gross, Maurice, « Les bases empiriques de la notion de prédicat sémantique », in Langages, 1981, no 63, Paris, Armand Colin, p. 7-52 Les Verbes français de Jean Dubois et Françoise Dubois-Charlier (Version LVF+1), http://rali.iro. umontreal.ca/rali/?q=fr/lvf Narodowy Korpus Języka Polskiego, http://nkjp.pl/ Polguère, Alain, Lexicologie et sémantique lexicale, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2008 Ponchon, Thierry, Sémantique lexicale et sémantique grammaticale : le verbe ‘faire’ en français médiéval, Genève, Librairie DROZ S.A., 1994 Riegel, Martin, Grammaire méthodique du français, Paris, Presses Universitaires de France, 1994 Słownik Języka Polskiego PWN, https://sjp.pwn.pl/ Stosic, Dejan, « Le rôle des préfixes dans l’expression du déplacement. Eléments d’analyse à partir des données du serbo-croate et du français », Cahiers de Grammaire, Toulouse, Université de Toulouse-le-Mirail, 2001, no 26, p. 207-228, <halshs-00272879>, consulté le 21.05.2018 Trésor de la Langue Française informatisé, http://atilf.atilf.fr/ Wielki Słownik Języka Polskiego, http://www.wsjp.pl/ Zatorska, Agnieszka, « Z problematyki polskich i słoweńskich analityzmów kauzatywnych z parafrazą przymiotnikową », Studia z Filologii Polskiej i Słowiańskiej, Warszawa, Instytut Slawistyki Polskiej Akademii Nauk, 2015, no 50, p. 237-248 Joanna Cholewa – Maître de conférences à l’Université de Białystok (Pologne), HDR en linguistique, auteure de deux monographies et de nombreux articles. Ses travaux de recherche s’inscrivent dans le domaine de la sémantique, et portent essentiellement sur la conceptualisation et l’expression du mouvement et des relations spatiales. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.11 Małgorzata Izert ń Université de Varsovień https://orcid.org/0000-0002-0212-3966 m.izert@uw.edu.pl Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de quelques quantifieurs nominaux marquant une petite quantité RÉSUMÉ Dans cet article nous analysons des collocations qui constituent la suite DET N1 de N2 et servent à exprimer habituellement une (très) petite quantité ou une quantité minime de liquide. Les paraphrases de ce type de collocations données par les dictionnaires de langue comme ‘petite quantité de N’, ‘un peu de N’ ne renvoient qu’à une partie du sens apporté par ces quantifieurs nominaux dont le sens exact est beaucoup plus complexe et nuancé. Par exemple, une pointe de whisky indique non seulement une petite quantité d’alcool mais désigne aussi une intensité faible de son goût. De même, la combinatoire de ces collocatifs attestée par les dictionnaires de langue n’est pas aussi large que celle confirmée par l’usage écrit récent dans les textes provenant des données numérisées. Ces données permettent de distinguer quelques types de N2 d’après la nature des objets de référence qu’ils désignent (cf. toutes sortes de boissons (y compris les alcools) ou toutes sortes de produits liquides mais aussi les produits massifs alimentaires ou non alimentaires et les idées abstraites – sentiments, émotions, etc. et même, ce qui peut paraître surprenant, les styles musicaux). MOTS-CLÉS – collocation, quantification, quantifieur nominal, quantité, intensité Une larme de cognac and un soupçon de lait: About Some of the Nominal Quantifiers That Indicate Small Quantity SUMMARY In this paper, I wish to present the analysis of collocations DET N1 ‘de’ N2 in French, which is usually used to denote small or minimal amounts of a liquid. Dictionary paraphrases of the collocation referring to a ‘small amount of N’ (fr. ‘petite quantité de N’) or ‘some N’ (fr. ‘un peu de N’) do not always describe the meaning and value of these expressions accurately. For example, ‘une pointe de whisky’ indicates not only a very small amount of alcohol, but also a delicate touch of taste and, thus, a low degree of its intensity. Also the connectivity of DET N1 ‘de’ with N2 described in dictionaries differs from the one found in the actual contemporary text use. DET N1 ‘de’ connects not only with nouns that mean different types of drinks (including alcohol/alcoholic) or liquids, but also with nouns denoting non-countable solids or abstract concepts referring most often to feelings and emotions as well as, surprisingly, music. KEYWORDS – collocation, substantive quantifier, quantity, intensity [121] 122 Małgorzata Izert Introduction L’objectif de cette étude sera d’analyser les collocations qui constituent la suite DET N1 de N2 et servent à exprimer principalement une (très) petite quantité ou une quantité minime de liquide. Dans ce type de collocations le premier nom – N1 est associé aux noms sans déterminant – N2 (étant bases de collocation) et fonctionne comme un marqueur de quantité plus ou moins déterminée (cf. une goutte de jus d’orange, 3 gouttes de probiotique, une gorgée d’eau, un doigt de vin) ou s’interprète comme un marqueur de quantité indéterminée (cf. une larme de porto, un soupçon de crème, un nuage de lait). Nous essayerons aussi de répondre à quelques questions fondamentales : Estce que les paraphrases ‘petite quantité de N’ ou ‘un peu de N’ sont suffisantes pour exprimer le sens apporté par ce type de collocations ? Ne perdent-elles pas de leurs traits connotatifs ? Est-ce qu’il y a des traits communs à certains types de collocatifs quantifieurs ? Est-ce qu’on peut substituer chacun de ces collocatifs par un autre collocatif, par exemple un nuage de par une larme de pour le nom de base lait ? Est-ce que ce sont uniquement les noms de liquides qui privilégient ce type de quantifieurs ? Et enfin, pourquoi les mêmes pensées nous paraissentelles beaucoup plus vives et en même temps précises quand elles sont exprimées par une figure plutôt que par des locutions toutes simples comme ‘un peu de’ ou ‘petite quantité de’? 1. L’objet d’étude et les sources d’investigation L’inventaire des quantifieurs nominaux que nous avons sélectionnés pour cette étude comporte huit groupes nominaux tels un doigt de (ex. un doigt de rhum), une gorgée de (ex. une gorgée de café), une goutte de (ex. une goutte de jus de citron), une larme de (ex. une larme de cognac), un nuage de (ex. un nuage de lait), une pointe de (ex. une pointe de vinaigre), un soupçon de (ex. un soupçon de crème), une trace de (ex. une trace d’alcool). Comme source d’investigation nous avons choisi, pour le corpus préliminaire le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi) et pour le corpus d’analyse des emplois un gros volume textuel sur un support électronique qui est le Web français1 permettant d’effectuer des études centrées sur de nouvelles associations de lexèmes (leurs formes et leurs sens) non enregistrées par les dictionnaires mais comportant un nombre important d’occurrences, sur leurs régularités, leur fréquence et leur contexte d’emploi – impossible à observer dans les dictionnaires de langue. 1 Consulté entre le 6.05.2018 et le 31.05.2018. Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de quelques quantifieurs... 123 2. Quelques généralités et précisions terminologiques Préalablement, nous exposerons brièvement les choix terminologiques et les principales caractéristiques de ce type d’associations d’éléments lexicaux. 2.1. Définition : quantifieurs nominaux La suite : DET N1 de est couramment appelée déterminant nominal (Dessaux, 1976; Leroy, 2005), déterminant nominal quantifieur (Buvet, 1993), substantif quantificateur (Benninger, 1999) ou quantifieur nominal (Maingueneau, 1994 ; Asnès, 2008 : 82) ou encore quantifieur d’origine nominale (Gaatone, 2013 : 43). Nous appelons ce type de constructions quantifieurs nominaux (Izert, 2018) et nous les définissons comme marqueurs formels d’amplification des objets de référence désignés par les noms auxquels ces marqueurs sont adjoints. 2.1.1. Marqueurs de quantité plus ou moins déterminée Trois quantifieurs nominaux qui font l’objet de cette étude servent à exprimer une quantité déterminée, cf. une goutte d’arôme naturel de bergamote ou une quantité plus ou moins déterminée, cf. une gorgée de thé tiède, un doigt de vin mais non précise quant à la quantité exprimée en unités de mesure / de volume (quantité en millilitres). 2.1.2. Marqueurs de quantité indéterminée Cinq quantifieurs nominaux marquent une quantité indéterminée, c’est-à-dire la quantité qui ne peut pas être mesurée et qui n’est donc pas exprimée par un nombre précis, cf. une larme de scotch, un nuage de lait, une pointe de vinaigre, un soupçon de crème, une trace d’alcool. 2.1.3. Marqueurs de petite quantité / de quantité faible Tous ces quantifieurs nominaux, aussi bien ceux qui marquent d’habitude une quantité plus ou moins déterminée que ceux qui marquent une quantité indéterminée, désignent une quantité qui est au-dessous de la norme et un peu au-dessus de zéro ou tend vers zéro, ils marquent une très petite quantité (quantité très faible) ou une quantité minime. 2.2. Collocatifs figuratifs ou métaphoriques Les expressions construites avec ces quantifieurs constituent les collocations, c’est-à-dire « les cooccurrences lexicales privilégiées de deux éléments linguistiques entretenant une relation syntaxique »2 (Mel’cuk, 1984 ; Haussman, 1989). Certains 2 Définition étroite largement privilégiée parmi les lexicologues et les lexicographes. Małgorzata Izert 124 parmi les collocatifs quantifieurs sont figuratifs (cf. une larme de cognac, un doigt de vin, un soupçon de lait, etc.) parce qu’ils « ne fonctionnent jamais comme quantifieurs en dehors de leur emploi figuré » (Blanco, 2002 : 69) ou ils peuvent acquérir une valeur métaphorique, quand ils s’écartent de l’usage ordinaire, habituel de la langue (cf. une goutte de lait, une gorgée de thé) pour donner une signification et une expressivité particulières au propos (cf. une goutte d’amour, une gorgée de liberté). 3. Analyse de la combinatoire des collocatifs quantifieurs On peut distinguer deux sous-classes de collocatifs quantifieurs dans lesquelles les DET N1 de sont regroupés selon leurs traits sémantiques et leur combinatoire avec les noms qui privilégient ce type de quantifieurs : collocatifs « liquides » et collocatifs « alimentaires » ou « non alimentaires ». 3.1. Collocatifs « liquides » Trois quantifieurs collocatifs : une gorgée de, une goutte de, une larme de ayant un trait spécifique [+liquide] marquent avant tout une (très) petite quantité ou encore une quantité minime de liquide, c’est-à-dire une quantité faible de boissons, y compris de boissons alcoolisées, et de produits alimentaires liquides, par exemple : (1) (2) (3) Et je me penchai pour avaler une gorgée de soupe sous son regard attentif. Sur chaque palourde, disposer : un peu de cerfeuil, une goutte de jus de citron vert, une goutte d’huile de Cumbavas. Servir de suite ! Au cas où le résultat serait trop acide pour le bébé ( ), vous pouvez ajouter une larme de sirop d’agave. Un doigt de, bien qu’il n’ait pas de trait spécifique [+liquide] s’emploie avant tout avec des noms désignant les boissons, par exemple : (4) Une façon délicieuse de finir un bon repas. Ajoutez tout simplement un doigt de whisky irlandais et un nuage de Bailey’s dans un bon café, et voilà, le tour est joué ! (5) A servir très frais, en apéritif, avec un doigt de sirop de pamplemousse ou nature pour accompagner les plats de votre été : salade, sushis, spécialités... Les traits lexicaux communs pour tous les noms N2 qui acceptent les collocatifs « liquides » sont donc [+concret] [+massif] [+liquide]. Les définitions de ces collocatifs ainsi que les exemples d’emploi qu’on trouve dans les dictionnaires de langue3 et dans les textes provenant du Web français le confirment. 3 une goutte de : A. – Très petite quantité de liquide de forme arrondie (TLFi). une gorgée de : A. – [Constr. avec un compl. prép. de désignant un liquide] Quantité de liquide avalée en un seul Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de quelques quantifieurs... 125 3.2. Collocatifs « alimentaires » ou « non alimentaires » D’après les définitions dictionnairiques quatre quantifieurs collocatifs : un nuage de, une pointe de, un soupçon de et une trace de4 marquent, entre autres, une petite quantité ou une quantité minime de liquide (cf. une pointe de vinaigre, un soupçon de lait, un nuage de crème, une trace d’alcool) mais ils peuvent également indiquer une très petite quantité d’autres produits massifs alimentaires ou non alimentaires (cf. une pointe de poivre, un soupçon de rouge à lèvres, un nuage de poudre, une trace d’or), par exemple : (6) Si vous supportez mal la caféine et que vous voulez réussir à dormir paisiblement, c’est ce qu’il vous faudra commander. Il s’agit en fait d’une tasse de lait agrémenté d’un nuage de café. (7) Une nouvelle recette pour la gamme Velours de Crème à base d’Oignons, un des légumes incontournable de notre Sud. Mais pour ne pas le laisser seul, et pour surprendre vos papilles, le voici en compagnie d’une pointe de piment fort, et pour adoucir les angles un nuage de miel. (8) Le destinataire goûte les chocolats, qui contiennent un soupçon de lait, de caramel, de noix, de fruits, de fleurs, de vanille et de cacao. (9) Ce pinceau court, aux poils ultra-doux, est parfait pour balayer un soupçon de poudre de façon homogène sur le visage. (10) Pour dynamiser la digestion ou soulager des nausées, faire de même ou mettre une trace d’huile pure sur la langue. Pourtant la combinatoire de ces collocatifs attestée par les dictionnaires de langue n’est pas aussi large que celle confirmée par l’usage écrit récent dans les textes provenant des données numérisées. Ces données ont permis de distinguer quelques types de N2 d’après la nature des objets de référence qu’ils désignent. Ce sont : • des noms de boissons et de produits alimentaires liquides, par exemple : un doigt de sirop, une gorgée de bouillon, une goutte de jus de citron, une larme de sirop, un nuage de lait, une pointe de vinaigre, un soupçon de miel, une trace d’huile de coco, etc. 4 mouvement de déglutition (TLFi). une larme de : III. P. anal. A. – Petite quantité, goutte de liquide (TLFi). un doigt de : II. – P. méton. Unité de mesure grossièrement évaluée à l’épaisseur d’un doigt. […] P. ext. En petite quantité (TLFi). un nuage de : Petite quantité se répandant en évoquant un peu la légèreté d’un nuage. Synon. soupçon (de). Nuage de poudre, de crème, de lait (TLFi). une pointe de : D. – 1. a) Petite quantité d’un condiment à saveur piquante (TLFi). un soupçon de : Quantité minime de quelque chose. […] (pop. et fam.). Soupçon de crème, de poivre, de thym. (TLFi). une trace de : Très faible taux d’une substance que l’on découvre, à l’analyse, dans une autre substance (TLFi). 126 Małgorzata Izert • des noms de boissons alcoolisées, par exemple : un doigt de vin, une goutte d’armagnac, une larme de porto, un nuage de gin, une gorgée d’absinthe, une pointe de kirsch, un soupçon de whisky, une trace de rhum, etc. • des noms de produits alimentaires massifs non liquides5, par exemple : une soupçon de sel, une pointe de persil, un nuage de sucre, une trace de chocolat, etc. • des noms de produits non alimentaires plus ou moins liquides, par exemple : une larme de cire chaude, une goutte de poix, un soupçon de sang, une trace de boue, un nuage de bave, une pointe de peinture, une gorgée d’huile de paraffine, etc. • des noms de produits non alimentaires plus ou moins solides, massifs, par exemple : un nuage de poudre, un soupçon de rouge à lèvre, une trace d’or, un doigt de potasse, une pointe d’air, une gorgée de fumée, une larme de feu, etc. • des noms de termes abstraits, tels les sentiments, les émotions, les états d’âme, etc.6, par exemple : un doigt de bon sens, une gorgée d’optimisme, une goutte de magie, un nuage de tendresse, une pointe de jalousie, un soupçon de joie maligne, une trace d’espoir, etc. • des noms de style musical, par exemple : une larme de pop rock, un nuage de punk, un soupçon de métal, une pointe / une goutte/un doigt de jazz, une pincée de pop, une trace de rock gothique, une gorgée de jazz et de soul, une larme de pop, etc. • des noms propres (noms de vins ou de domaines), par exemple : (11) Château Minuty, une gorgée de Saint-Tropez. Ce n’est pas du vin, c’est du rosé ! (12) Une gorgée de Géorgie ? En 2011, Stéphane Bannwarth devenait le premier vigneron français à vinifier dans des jarres en terre cuite de Géorgie. Les données provenant des pages Web ont fait émerger de nouvelles bases de collocation qui enrichissent le stock dictionnairique. Les mêmes données ont permis de vérifier la combinatoire de ces collocatifs. Cinq d’entre eux peuvent être 5 6 À l’exception des collocatifs dits liquides (une goutte de, une gorgée de, une larme de). Le collocatif une larme de / des larmes de suivi de nom marquant un sentiment ou une émotion comme bonheur / joie / regret / tristesse n’a pas de valeur intensive. Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de quelques quantifieurs... 127 substitués l’un par l’autre pour des bases de collocation N2 aussi bien [+concret] [+massif] [+liquide] que [+concret] [+massif] [-liquide] ou encore [+abstrait]. Les collocatifs une goutte de, une gorgée de, une larme de ne sont jamais acceptés par les N2[+massif] [-liquide] à cause des contraintes sémantiques de sélection : *une larme de poivre, *une gorgée de sucre, *une goutte de sel, etc. 4. La valeur sémantique de DET N1 de marquant une petite quantité Six quantifieurs sont issus du transfert figuratif, cf. une larme vs une larme de cognac, un nuage vs un nuage de lait, un doigt vs un doigt de sirop, un soupçon vs un soupçon de liqueur, etc., deux quantifieurs d’un transfert métaphorique, cf. une goutte d’eau vs une goutte d’amour, une gorgée de soupe vs une gorgée de liberté. Le figement sémantique des collocations construites avec ces quantifieurs n’est que partiel : un seul élément, DET N1 de (collocatif), acquiert un sens figuré / métaphorique, l’autre, le N2 (base de collocation), nom [+concret] [+massif] à quantifier ou nom [+abstrait] à intensifier, s’emploie au sens propre. Tous les collocatifs quantifieurs peuvent être approximativement paraphrasés par ‘un peu de N’ ou ‘une (très) petite quantité de N’ mais ces paraphrases ne sont pas toujours suffisantes pour exprimer le sens apporté par les collocations construites avec ces quantifieurs. Premièrement, la paraphrase ‘une petite quantité de N’ qu’on trouve d’habitude dans les dictionnaires de langue n’est pas trop précise. Un peu de lait ou une petite quantité de lait peuvent signifier, selon les contextes, ‘un verre de lait’, ‘une cuillerée de lait’, ‘une gorgée de lait’ ou ‘une goutte de lait’, etc. Dans le cadre de la sémantique évaluative, un peu de ou une petite quantité de posent, d’une part, l’existence d’une certaine quantité indéterminée et présente celle-ci comme faible, elle est située au-dessous de la norme mais au-dessus de la quantité nulle. De même, tous les collocatifs qui font l’objet de notre étude servent à marquer une quantité qui dépasse faiblement le niveau zéro. Il s’agit d’une petite quantité ou d’une toute petite quantité : ‘un tout petit peu’(cf. une gorgée de, un doigt de, par ex. Donnez-moi du vin mais je n’en veux qu’un doigt) ou d’une quantité minime (cf. une goutte de, une larme de, un nuage de, une pointe de, un soupçon de, une trace de). Dans certains contextes d’emploi la quantité exprimée par ce type de collocatifs peut être jugée insuffisante, par ex. Elle a bu une gorgée de bouillon et a mangé une bouchée de pain, c’est-à-dire qu’elle a bu et a mangé très peu ou trop peu ou, au contraire, suffisante : Versez une larme de vodka dans votre café et vous vous réchaufferez. Une goutte d’amour dans un océan de haine, et le monde peut être sauvé. Deuxièmement, ‘un peu de’ ou ‘une petite quantité de’ ne renvoient qu’à une partie du sens apporté par certains collocatifs quantifieurs. Leur sens exact est plus nuancé et ne se réduit pas seulement à l’idée de quantité. Leur interprétation 128 Małgorzata Izert sémantique dépend à la fois de la nature et de la classe d’appartenance sémantiques de N2 et des nuances de sens spécifiques véhiculées par chaque collocatif. Dans un soupçon de lait / de thé, un soupçon de marque ‘une quantité minime de lait / de thé’ presque non perceptible au goût, dans un soupçon d’accent étranger – une apparence légère, faiblement perceptible à l’oreille et dans un soupçon de moustaches une apparence faiblement perceptible à l’œil. Les collocations avec une trace de (cf. une trace d’alcool dans une boisson, une trace de poivre dans un plat, une trace d’accent étranger, etc.) prennent les mêmes nuances de sens. Elles expriment une quantité à peine décelable dans une autre substance. Un nuage de lait désigne une très petite quantité de lait qui se répand en évoquant un peu la légèreté d’un nuage (cf. un café nappé d’un nuage de crème fraîche, un thé avec un nuage de miel, etc.). Une pointe de whisky indique à peu près la même quantité qu’une goutte de whisky – une toute petite quantité ou une quantité minime mais ce collocatif peut aussi désigner une intensité faible de goût d’un liquide ou d’un produit alimentaire (cf. confiture de framboises avec une pointe de whisky, une gourde avec une pointe de menthe, etc.). Une gorgée de soupe renvoie à une petite quantité de liquide avalée en un seul mouvement de déglutition. Un doigt de vin ou de sirop semble marquer non seulement une très petite quantité de boisson mais aussi une épaisseur faible (du doigt) indiquant le niveau dans le verre. Troisièmement, toutes les collocations où le collocatif est suivi de N2 [+abstrait] ne peuvent être interprétées que de manière non quantitative. Le collocatif indique une intensité faible d’une propriété par rapport à son état neutre, une norme (cf. un soupçon de joie maligne, une pointe de jalousie, une goutte de bonheur, un nuage de gaieté, etc.) ce qui n’est pas mentionné par les dictionnaires de langue. Il nous reste encore à répondre à la dernière question posée au début de cette étude : pourquoi exprimons-nous une quantité de liquide par un collocatif quantifieur, souvent figuratif ou métaphorique, au lieu de dire ‘un peu de’ ou ‘un tout petit peu de’ ? Pourquoi « un petit café made in Guadeloupe, agrémenté d’une larme de lait de coco » paraît-il plus attrayant qu’un petit café avec un peu de lait ou une petite quantité de lait ? Pourquoi s’en sert-on lorsqu’on parle d’une quantité de termes abstraits ? Pourquoi quelqu’un invite à « une soirée avec un doigt de jazz, une pincée de pop, un zeste de rock » au lieu d’inviter à ‘une soirée avec un peu de jazz, un peu de pop, un peu de rock’ ? Paradoxalement ou non, nous avons recours aux collocations lorsque nous voulons que nos pensées paraissent plus concrètes et en même temps soient plus précises. Et elles le paraissent plus quand elles sont exprimées par les collocatifs quantifieurs tels que une goutte de, une larme de, un doigt de, etc. que si elles étaient renfermées dans des locutions ordinaires comme ‘une petite quantité de’ ou ‘une quantité minime de’, bien que toutes les deux désignent une quantité faible. Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de quelques quantifieurs... 129 Cela résulte du fait qu’au sens usuel hérité d’Aristote la quantité est une notion abstraite. Les quantifieurs comme un kilo de, un mètre de, un litre de, etc. sont directement issus de l’abstraction. Les collocatifs qui font l’objet de cette étude sont occasionnellement quantifieurs. Ils correspondent, à l’origine, à des noms de choses véritables ou de phénomènes communément connus comme une larme, un doigt, une goutte, une trace, une gorgée, une pointe, etc. Ils bénéficient d’une autonomie référentielle, ce qui nous permet d’imaginer et d’exprimer, par référence à une réalité concrète, la notion abstraite qui est la quantité. En guise de conclusion Cette étude n’est pas exhaustive. Elle exige d’autres recherches encore plus approfondies et pertinentes mais nous semble avoir le mérite de bien montrer la combinatoire des collocatifs marquant une petite quantité (le plus souvent de liquide) en français actuel tout en précisant la valeur sémantique de ces collocatifs. Nous pouvons en tirer quelques conclusions. Contrairement aux quantifieurs marquant une grande quantité indéterminée, tels une avalanche de (courriels), un flot de (voitures), un bataillon de (fourmis), une forêt de (bras levés), etc., ils n’acceptent pas de noms concrets comptables ; ils privilégient les noms concrets massifs non comptables mais quantifiables (cf. vin, poudre, miel, etc.) et les noms abstraits par définition non comptables et non quantifiables (cf. jalousie, tristesse, peur, jazz, rock, etc.). Certains d’entre eux remplissent la fonction de collocatifs figuratifs (cf. une larme de porto, un doigt de vodka), d’autres la fonction de collocatifs métaphoriques lorsqu’ils sont combinés avec des noms abstraits (cf. une goutte d’amour, une gorgée de liberté, une trace d’espoir, une pointe de jalousie, etc.). Ils acquièrent deux valeurs sémantiques fondamentales, soit une valeur quantitative (cf. une larme de porto, un nuage de lait), soit une valeur intensive (cf. un soupçon de jazz, une goutte de bonheur). Ils fonctionnent donc ou bien comme des quantifieurs marquant une petite quantité d’objets concrets massifs ou bien comme des intensifieurs (atténuateurs) marquant une intensité faible de la propriété. Bibliographie Asnès, Maria, « Quantification d’objets et d’événements : analyse contrastive des quantifieurs nominaux et des flexions verbales », Langages, 2008, nº 169, p. 82-91 Benninger, Céline, « Une meute de loups / une brassée de questions : collection, quantification et métaphore », Langue française, 2001, nº 129, p. 21-34 ou [en ligne] http://www.persee.fr/doc/ lfr_0023-8368_2001_num_129_1_1015 Blanco, Xavier, « Les déterminants figés », Langages, 2002, nº 145, p. 61-80 ou [en ligne] http:// www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_2002_num_36_145_907 130 Małgorzata Izert Buvet, Pierre-André, « Les modifieurs des noms au regard du figement : le cas des groupes prépositionnels », 2012, [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00680254/document Dessaux, Anne-Marie, « Déterminants nominaux et paraphrases prépositionnelles : Problèmes de description syntaxique et sémantique du lexique », Langue française, 1976, nº 30, p. 44-62 Gaatone, David, « Esquisse d’un guide des perplexes : problèmes de définition et de classification des adverbes de degré en français », Langue Française, 2013, nº 177, p. 37-50 Hausmann, Franz Josef , « Le dictionnaire de collocations » in Wörterbücher : ein internationales Handbuch zur Lexicographie. Dictionaries. Dictionnaires, éd. F.J. Hausmann, O. Reichmann, H. E. Wiegand, L. Zgusta, Berlin, De Gruyter, 1989, p. 1010-1019 Izert, Małgorzata, « Les quantifieurs nominaux d’origine météorologique ou hydrographique en français et en polonais », Neophilologica, 2018, vol. 30, p. 120-134 Leroy, Sarah, « D’un torrent de larmes à un Himalaya de bêtise. Sur certains déterminants nominaux métaphoriques en français », Travaux de linguistique, 2005, nº 50, p. 97-112 Maingueneau, Dominique, La Syntaxe du français, Paris, Hachette, 1994 Mel’cuk, Igor et al., Dictionnaire explicatif et combinatoire du français contemporain. Recherches lexico-sémantiques. Vol. I, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1984 TLFi (s.d.). Trésor de la Langue Française informatisé [en ligne], http://atilf.atilf.fr/tlfi.htm http://www.google.fr, consulté entre le 6.05.2018 et le 31.05.2018 Małgorzata Izert – est maître de conférences habilitée à diriger les recherches au Département de linguistique à l’Institut d’Études Romanes, Université de Varsovie. Elle enseigne la linguistique générale, la sémantique, la lexicologie et la lexicographie, la grammaire descriptive et la grammaire historique de la langue française. Ses travaux de recherche portent sur le lexique, la phraséologie et les analyses linguistiques sur corpus. Depuis sa thèse de doctorat (2002) : Les Expressions Adj. comme SN et intensification de la propriété elle analyse les différents moyens linguistiques servant à exprimer l’intensité, entre autres les adjectifs, les adverbes, les syntagmes binominaux : N1 N2, les collocations Adj./N/V à SVinf, le suffixe -issime et les préfixes intensifieurs qui ont fait l’objet de sa thèse d’habilitation (2015) : La Construction préfixale de forte intensité en français contemporain, Łask, LEKSEM. Elle a participé au projet international : « Les comparaisons et l’intensification » dans le cadre du Programme Hubert Curien « Polonium 2015-2016 ». ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.12 Małgorzata Posturzyńska-Bosko ń ń Université Marie Curie-Skłodowska, Lublin https://orcid.org/0000-0002-1919-0065 m.posturzynska-bosko@poczta.umcs.lublin.pl Analyse lexicale du vocabulaire concernant le fait de boire du vin d’après le Dictionnaire comique de Ph.-J. Le Roux (1786) et le Dictionnaire de l’Académie Française (1798) RESUMÉ Le but de cet article est de montrer et d’analyser un répertoire des termes relatifs aux habitudes de boire du vin des Français à la fin du XVIIIe siècle. L’analyse des données lexicales de deux dictionnaires de différentes conceptions lexicographiques, à savoir Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial de Philibert-Joseph Le Roux de 1786 et Dictionnaire de l’Académie Française de 1798 (5e éd.), montre à quel point boire du vin était une distraction préférée, indépendamment du statut social. On trouve dans ces dictionnaires une surprenante richesse des termes décrivant la culture de la boisson, les types de vin, les rituels qui l’accompagnent, qui sont, dans la plupart des cas, des activités peu subtiles. Cette image précieuse est complétée par les expressions à l’aide desquelles on peut préciser le degré d’ivresse, les effets causés par le vin ; on y trouve aussi une panoplie de comportements après la consommation, une kyrielle de noms pour des vins de catégorie plutôt inférieure. MOTS-CLÉS – culture de boire, dictionnaires du XVIIIe siècle, vin An Analysis of the Vocabulary Relating to Wine Drinking as Based on Dictionnaire comique by Philibert-Joseph Le Roux (1786) and Dictionnaire de l’Académie Française (1798) SUMMARY The purpose of this article is to present and analyse the terms found in two dictionaries published in the twilight of the 18th century, namely Dictionnaire comique by Philibert-Joseph Le Roux (1786) and Dictionnaire de l’Académie Française (1798), both of which relate to the way that wine is drunk by the French. The plenitude of terms describing the drinking culture, the words for good and bad wine, the effects following wine consumption, the stages of alcohol intoxication, the names for persons consuming alcohol, and the rituals and drinking-related activities is accompanied by the socio-economic panorama. The two dictionaries have different lexicographical assumptions, i.e. while the Le Roux dictionary contains language material which often contradicts the principles of bel usage, the Academy’s dictionary promotes the purity and correctness of the French language. Nonetheless, in most cases they give the same terms and expressions with regard to drinking. KEYWORDS – drinking culture, dictionaries from the late 18th century, wine [131] 132 Małgorzata Posturzyńska-Bosko Dans cet article, nous voulons présenter et analyser le vocabulaire contenu dans le Dictionnaire comique de Ph.-J. Le Roux et le Dictionnaire de l”Académie Française (5e éd.) concernant la culture de boire des Français à la fin du XVIIIe siècle. Notre objet est avant tout de comparer la façon de présenter des mots et des expressions décrivant cette activité dans les dictionnaires de différentes conceptions lexicographiques. Dans le panorama lexicographique du XVIIIe siècle, le Dictionnaire comique de Le Roux occupe une place prééminente en tant que répertoire de la langue non conventionnelle qui répugne au bel usage. On y observe une insistance particulière sur les plaisirs de la vie, et sans doute, il est le plus riche en termes de gueule et de débauche assortis de commentaires piquants et amusants qui ont trait à l’action de boire, surtout du mauvais vin. Dans l’Avertissement l’auteur définit son public : son dictionnaire est pour tout le monde, il prône en quelque sorte, la démocratie de la lecture. Par contre, le but du Dictionnaire de l’Académie est de chercher à préserver en l’état la langue française, telle qu’elle devrait être écrite et parlée. Selon Y. Giraud (1983 : 79, 85-86) : On voit que le lexicographe se laisse souvent entraîner par une verve bavarde, voire lyrique et qu’il dépasse largement la sèche définition pour s’étendre sur la glose [...] Ainsi, on trouve réellement de tout dans ce Dictionnaire, à commencer par ce qu’on ne s’attend pas à rencontrer dans un ouvrage de cette sorte. Ce qui fait à la fois sa faiblesse et son intérêt. Car la lecture en est plaisante, et jamais fastidieuse ; on voit que Le Roux ne résiste pas au plaisir de développer certains commentaires satiriques de son cru. [...] C’est aussi un livre d’une lecture instructive, qui restitue un peu du parler de la conversation courante, qui est un répertoire fort précieux des habitudes de langage de deux ou trois générations. Il montre la richesse de la création verbale, aussi bien dans le monde populaire que dans la société raffinée, et il collectionne une foule de termes disparus depuis. C’est enfin un dictionnaire d’une lecture fort utile, « aux étrangers et aux Français mêmes », car il permet de comprendre ou de préciser le sens des tournures employées par les auteurs comiques, « réalistes » ou familiers [...]. Deux dictionnaires de conceptions lexicographiques différentes ne sont pas aussi ifférents que Le Roux le voulait. L’analyse du matériau montre qu’à peu près 80% du vocabulaire proposé par Le Roux est présent dans le Dictionnaire de l’Académie. Cependant, dans ce dernier, plusieurs explications des mots et des expressions diffèrent, elles sont atténuées pour la bienséance des lecteurs, le niveau de langue est précisé par les informations telles que : populaire, proverbialement, style familier, bas, injurieux, vulgaire, ce qui n’est pas présent dans le dictionnaire de Le Roux, sauf quelques rares exemples. Des centaines de mots et d’expressions (plus de 180 dans le dictionnaire de Le Roux sur plus de 1200 pages) et environ 140 occurrences trouvées dans le Dictionnaire de l’Académie sur 1544 pages) utilisés aussi bien dans le milieu populaire que dans la société raffinée, une collection enivrante et fastidieuse d’occurrences pour décrire les habitudes à table des bons vivants, qui jouissent de la vie en buvant surtout du vin de mauvaise qualité et dans des endroits qu’il ne faut pas fréquenter. Analyse lexicale du vocabulaire concernant le fait de boire du vin d’après... 133 Dans le Dictionnaire de l’Académie sous le terme vin, on trouve les informations de type encyclopédique, telles que le genre du vin (rouge, blanc), souches (muscat), leur origine (vin de Champagne), les récipients utilisés lors du processus de production et de consommation du vin (muid, quartaut), les activités décrivant les étapes de la production et de la conservation du vin (entonner). La plupart des occurrences décrivent la qualité, le bouquet, la couleur, le goût du vin, au total 89 pour décrire ces propriétés du vin, p. ex. : vin couleur d’œil de perdrix, sophistiqué, qui peche en couleur. En parlant de l’âge du vin, on disait : vin de deux feuilles, trois, quatre, etc. du vin qui a deux, trois, quatre ans respectivement. Le dictionnaire de Le Roux ne comporte pas ce type d’informations. Nous avons classé le matériau recueilli en quelques groupes thématiques : 1. Action de boire Boire est une action collective, inscrite dans un rituel social indépendemment de l’âge, de la position sociale, c’est une partie de l’identité des Français au XVIIIe siècle. Tout d’abord, boire est un plaisir, ce qui est plus ou moins explicitement exprimé dans les commentaires. Parmi les descriptions neutres de l’action de boire, on trouve : allumer la lampe ‘verser du vin dans le verre de quelqu’un’, brûler le fagot ‘aller boire ensemble une bouteille au cabaret’, amboire ‘boire’, lever le coude, mettre le pied dans la vigne du Seigneur (dans A1 pour ‘être ivre’), faire la Saint-Martin, à cause des foires pour la vente du vin vers la Saint-Martin, le 11 novembre, ce qui signifiait ‘boire à l’occasion des foires’. 2. Plaisir de boire Le Roux présente quelques expressions dont l’explication met en valeur le plaisir de boire qui d’ailleurs rime très souvent avec excès : grenouiller ‘ivrogner, être enfoncé dans un cabaret à buvailler comme grenouille dans l’eau’ ; l’auteur explique cette expression : ‘barboter dans l’eau comme une grenouille’ ; de ce fait l’expression barboter dans le vin veut dire ‘s’ivrogner tout le long de la journée dans un cabaret’ (A grenouiller ’ivrogner’, pop.). Le verbe gobeloter est expliqué comme suit : ‘grenouiller dans un cabaret’ (sous le terme gobelotter, nous lisons dans A : ‘boire à plusieurs petits coups’). Les trois expressions fioler, mesurer son vin et ramponer sont accompagnées de ‘s’enivrer à plaisir’. Le phraséologisme caresser la bouteille ‘boire ou l’action de boire’ a des connotations sensuelles, même sexuelles (il est absent dans A). 1 Dans la suite de notre article nous utilisons l’abréviation A pour désigner le Dictionnaire de l’Académie, et l’abréviation LR – pour le dictionnaire de Le Roux. 134 Małgorzata Posturzyńska-Bosko 3. Action excessive de boire Plus de 25 mots et expressions dans LR sont expliqués par : ‘boire trop’ : souffler la bougie, souffler la linotte, boire en lancement, à tire larigot, comme une éponge, comme un trou (‘boire excessivement, à l’image d’un trou n’ayant pas de fond’). L’Académie précise ce dernier ‘boire excessivement’ prov. ; comme synonymes, on a : à (en) tire larigot, comme un Templier, comme une éponge, s’enivrer, faire emplette de vin (‘pour s’enivrer, boire plus que de raison’, il est intéressant que dans A, cette expression signifie ‘achat des marchandises’, il n’y a aucune mention s’appliquant à l’action de boire du vin). Les expressions entrer en vin, flaconner, vuider les bouteilles et les flacons, hausser le gobelet, vuider les pots, fluter (‘avaler du vin à pleins verres’, ce que A explique en ces termes : pop. ‘boire’ sans préciser l’intensité), fouetter (‘boire hardiment, beaucoup’), ce terme est accompagné des synomymes tels que lamper (A ‘boire avidement’, pop.), sabler (A ‘avaler tout d’un trait’, style fam.), entonner (‘boire avec avidité sans apprécier le goût du vin’, d’après A, d’un homme qui boit beaucoup), envermilloner, fouetter les poulets, poules, griser (A ‘faire boire quelqu’un pour le rendre demi ivre’), s’humecter le pectoral, humetter, ausser le tems (A ‘boire en débauche’), crapuler (A être dans la crapule ‘vilain excès de boire et de manger’, et l’expression : vivre dans la crapule ‘se livrer sans choix et sans modération aux plaisirs de l’amour, de la table et du jeu’), pantagruéliser. Un verbe est défini dans LR comme vulgaire : chopiner (A ‘boire du vin fréquemment’, vulg.). Ce dernier verbe est à l’origine de l’expression : boire chopine sur chopine (‘boire sans cesse’), mais A en donne la définition suivante : ‘faire débauche de vin’. D’autres verbes, tels que : beuvailler (‘boire avec excès, ivrogner, grenouiller’), beuvasser (‘boire sans discontinuer comme font des ivrognes de profession’) complètent la liste des expressions indiquant l’excès de boire. Deux expressions, d’après LR, viennent de la langue allemande : faire carousse ‘avaler tout’ de l’expression trinken gar aus ‘s’enivrer’, ce que A explique : ‘faire débauche, style fam., vieilli’. Le verbe suivant : trinquer, de l’all. Trinken, signifie ‘boire avec excès’. 4. Personnes buvant de l’alcool Ivrogne et ivre sont les plus fréquents pour nommer quelqu’un qui s’adonne à cette distraction (A définit ivrogne comme suit : ‘qui est sujet à s’enivrer ou à boire avec excès’ ; cette distraction n’est pas étrangère au sexe féminin, à côté du terme masculin, on trouve ivrognesse ‘femme sujette à s’ivrogner’) ; les mots suivants complètent cette liste : biberon, biberonne (l. fam. A : ‘celui qui aime le vin, et qui en boit volontiers’). Des termes mentionnés : imprimé, pochillateur, fesse pinte, gavache, gotzi, imbriaque (de cette série, ce dernier imbriaque est dans A ‘mot pop. pour un homme, qui pour avoir trop bu, a perdu la raison’), rébus, Analyse lexicale du vocabulaire concernant le fait de boire du vin d’après... 135 vineux (dans A, cet adjectif s’applique plutôt à la force du vin, le goût, l’odeur, la couleur, et non à une personne s’adonnant à boire), vadele, averlant : tous ces mots sont accompagnés dans LR du mot ivre, les termes suivants ont des explications supplémentaires : piffre ‘ivre, qui n’est jamais sou, goulu’ (d’après A, ce terme est bas et injurieux pour des personnes excessivement grosses). Les termes : rissole ‘sobriquet qu’on donne à un ivrogne’ (A ‘sorte de menue patisserie’), frere de jubilation veut dire ‘un homme gai, un ivrogne, un buveur, un homme sans souci’, d’après A : ‘réjouissance, bonne chère’, ne signifient pas être ivre. La comparaison des expressions nous donne les conclusions suivantes : celui qui a bien bu – ‘en a autant qu’il lui en faut, être dans les broussailles’, c’est la même chose que : être complet, dessous, être imbu du vin, être sac à vin, être dans les vignes. Le Roux explique aussi qu’une personne ivre ou boite, généralement, est en état moins grave qu’une personne enivrée ou chopine parce que les premiers signifient quelqu’un qui a la raison brouillée, les suivants signifient que le vin lui fait perdre la raison. Ivre comme une soupe, ivre mort signifient ‘être extrêmement ivre’. Dans ce dictionnaire, à côté des expressions définissant l’état d’une personne qui boit, on trouve encore celles qui renvoient à la mythologie et au culte ancien de Bacchus : être Bacchus, disciple ou enfant de Bacchus, Dieu de vin ou suppôt de Bacchus. Elles définissent l’amateur des boissons, et barbe fleurie, de Bacchus, c’est ‘un buveur à rouge trogne qui à force de boire a la face fleurie et enluminée’. Deux syntagmes nominaux désignent les amateurs de boissons à valeur neutre, sans les nommer ivrognes : chevalier de la coupe ‘celui qui aime boire pendant des débauches honnêtes’ (but : pour oublier les ennuis) ; l’expression être en pointe de vin signifie quelqu’un qui a ‘un peu de vin dans la tête’, est ‘un peu échauffé par le vin’. Sous le terme vin dans A, on trouvera aussi la gradation, en quelque sorte, de l’état des amateurs de boissons après la consommation : un homme est en pointe de vin pour que le vin commence à le mettre en gaîté (LR), il est chaud de vin pour dire qu’il commence à être ivre, il est pris de vin qu’il est déjà ivre et il est entre deux vins qu’il approche de l’ivresse. D’un grand ivrogne on dit qu’il est sac à vin (LR), et d’un homme qui est extrêmement ivre : le vin lui sort par les yeux. 5. Vin – caractéristique Avant tout le vin est une boisson préférée, chérie ; quant aux autres boissons alcoolisées, il n’y a que peu d’occurrences autres que le vin : biere qui apparaît dans un jeu de mots : Les ivrognes disent qu’ils ne veulent point mettre leur corps en biere pour dire : boire de la biere au lieu de vin (A ‘espèce de boisson forte, qui se fait de blé, d’orge ou de houblon’), et coco ‘eau de vie à la base du vin’, ce que A précise : ‘liqueur bonne à boire’. En France, la culture de boire du vin s’inscrivait dans la tradition chrétienne, elle en était un élément indissociable, alors accepté jusqu’à tel point que quelqu’un qui buvait de l’eau 136 Małgorzata Posturzyńska-Bosko était considéré comme homme froid (buveur d’eau ‘homme froid’). D’ailleurs, ivrogne, il ne hait rien tant que l’eau. Celui qui mange sans boire, mange le repas de brebis. On attribue au vin des propriétés bienfaisantes : un verre de vin avise bien un homme, un ivrogne dit du vin, après Dieu, voilà mon sauveur ; Le Roux cite d’après le roi d’Arragon, Alphonse le Sage : il n’y a rien de meilleur que d’avoir du vieux bois pour brûler, du vin vieux pour boire, des vieux amis pour faire société et de vieux livres pour lire et le reste n’est que babioles, de plus, le vin donne de la force : du vin n’a que l’épée et la cape ‘qui a peu de vin, peu de force’ A. Le vin en termes génériques, c’est : eau bénite de cave, souveraine gomme, jus de Bacchus, jus de la grappe, jus d’octobre, jus de la vigne (A), jus du bois tortu, liqueur bachique, pianche, piot (A terme dont on se sert en plaisanterie), lait des vieillards. Pour exprimer la bonne qualité du vin, on dit : vin qui rappelle à boire, vin à fendre des pierres, vin d’une oreille mais vin de deux oreilles était au contraire un mauvais vin (A vin d’une oreille et de deux oreilles sont définis comme fam., sans préciser la qualité du vin). Le nombre d’occurrences pour nommer le mauvais vin n’est pas symétrique par rapport aux locutions pour le bon vin. Cette inégalité, peut être, confirme que la fréquence de boire de ce premier était beaucoup plus élévée : on buvait mauvais vin, méchant vin (A ‘qui ne vaut rien dans son genre’), ripopé (‘mélange que font les Cabaretiers de différens restes de vin’), guinguet, chasse-cousin (A ‘méchant vin’), casse-tête, racle-boyau (A. d’un vin trop vert), vin de Bretigny (selon LR, le pire en France : on disait c’est du vin de Bretigny qui fait danser les chèvres), vin de gargote à quatre sols la bouteille (A gargoter ‘hanter les méchants petits cabarets’), pissotiere (A ‘une fontaine qui jette peu d’eau’). On disait aussi pour s’excuser de la consommation du mauvais vin : le vin trouble ne casse point les dents. La mauvaise qualité du vin très souvent est due aux actions malhonnêtes des taverniers qui avaient l’habitude de : baptiser le vin ‘mettre de l’eau dans le vin’. On a même institué des contrôleurs – rats de cave – pour vérifier si le vin n’était pas aqueux (A ‘commis des aides qui visitent le vin dans les caves’). 6. Effets après la consommation Une série d’expressions ‘animalières’ du vin définit les effets consécutifs à la consommation : après avoir bu du vin de singe on est gai et de bonne humeur, vin d’âne assoupit les sens, vin de cerf rend mélancolique et provoque les larmes, vin de lion rend querelleur, vin de pie rend agité, bavard, vin de porc fait vomir, vin de renard rend fourbe et fin. Une expression décrit aussi un effet particulier, quand le vin sort par les narines, c’est du vin de Nazareth. Pour les effets causés par le vin, A précise : ‘on dit figurément d’un homme Analyse lexicale du vocabulaire concernant le fait de boire du vin d’après... 137 qui devient querelleur quand il a bu : il a le vin mauvais, qui est triste ou gai, c’est celui qui : a le vin triste ou gai respectivement. La liste des effets après la consommation excessive est longue : étourdissement, maladie vineuse, mal ou maladie S. Martin, celui qui a trop bu fait des esses, il va en serpentant à la maniere d’un S. (A ‘on chancelle’), il a un soupir d’ivrogne, une haleine vineuse, il arrive qu’il vomisse : écorche le Renard (A bas), rend gorge (A), dégobille (A bas), joue à la corbette ; pour guérir la gueule de bois, il doit prendre du poil de la bête ‘boire un verre’ (A ‘il faut chercher son remède dans la chose même qui a causé le mal’). L’excès du vin affecte la beauté, parce que la personne qui boit a le nez : d’un ivrogne, de pompettes, à boire au baril, fleuri, enluminé, de betterave (ce dernier est aussi présent dans A). 7. Rituels et habitudes Avant de boire, on carillonne, on choque les verres, on tinte (A ‘faire tinter un verre, lui faire rendre un son en le frappant’), on toque (A), en buvant, on criait vive la joie, à brum, huzza. Celui qui voulait remercier, faisait raison (A ‘lorsqu’un homme boit une santé qu’on lui a portée’). Le Roux décrit un rituel appelé faire rubis sur l’ongle, qui ‘se pratiquait en débauche’ : après avoir ‘bu une rasade à la santé d’une personne de la compagnie, ou d’une autre qui est absente ou qu’on aime ou estime, on renverse la dernière goutte qui demeure dans le verre sur l’ongle du pouce, et ensuite on lèche cette même goutte, pour marquer l’attachement qu’on a pour la personne’ (A mentionne ce rituel, sans en expliquer les raisons). Le dernier verre bu à la fin de la rencontre, c’était coup de l’étrier (A ‘le vin que l’on donne au départ, lorsque quelqu’un est prêt à monter à cheval’). Les deux dictionnaires contiennent l’expression : cuver son vin dont l’acception est ‘dormir afin de laisser passer son ivresse’. Conclusion Le dictionnaire de Le Roux montre la richesse de la création verbale, aussi bien dans le monde populaire que dans la société raffinée, et il collectionne une foule de termes qu’on peut trouver également dans le dictionnaire de l’Académie, classés vieillis, familiers, vulgaires, proverbiaux. Si le second explique aux lecteurs les règles de ce fameux concept du bon usage, le premier lui donne la joie de découvrir des mots et des tournures si vivants et gais, mais en même temps authentiques sans les proscrire ni les déterminer négativement, et son intérêt est de permettre au lecteur de savourer cette richesse, de se plonger dans ce monde linguistique sans remords. Il est opportun de constater que le dictonnaire de l’Académie, s’il n’estime pas cette création, il la fait voir. 138 Małgorzata Posturzyńska-Bosko Bibliographie Dictionnaire de l’Académie françoise, 5e éd., Paris, 1798, http://artfl.atilf.fr/dictionnaires/academie/ cinquieme/cinquieme.fr.html, consulté : 29.05.2008 Giraud, Yves, « Le Dictionnaire comique de Le Roux (1718) », Cahiers de l’Association internationale des études francaises, 1983, no 35, p. 69-86 Le Roux, Joseph-Philibert, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial, vol. 1-2, Pampelune (Paris), 1786 Małgorzata Posturzyńska-Bosko – docteure habilitée, professeure adjointe à l’Institut de la Philologie Romane de l’Université Marie Curie-Skłodowska à Lublin. Thèse de doctorat : Les Anaphores associatives dans les textes politiques de Christine de Pizan (2004), thèse d’habilitation : La Dynamique du système des pronoms personnels en moyen français : exemple des textes de Christine de Pizan (2017). Domaines de recherche : linguistique diachronique, ancien et moyen français, littérature médiévale, anciens dictionnaires. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.13 Łukasz Szkopiński ń Université de Łódź ń https://orcid.org/0000-0002-0486-600X lukasz.szkopinski@uni.lodz.pl « Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent les princes des ténèbres RÉSUMÉ La Vampire, ou la vierge de Hongrie (1825) d’Étienne-Léon de Lamothe-Langon (1786-1864) fait partie d’un groupe fort hétérogène de romans gothiques, genre particulièrement fécond à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Le but principal de la présente étude est d’analyser le rôle joué par le sang dans l’ouvrage en question. Afin de mieux développer cet aspect du roman, nous esquisserons d’abord l’avènement du concept de vampire en Europe occidentale au XVIIIe siècle, en mettant particulièrement l’accent sur le rôle de Dom Augustin Calmet (1672-1757) et de son Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires (1751) dans ce processus. Par la suite, nous nous pencherons sur la manière dont Lamothe-Langon explore les traits typiquement vampiriques en construisant le personnage principal de son ouvrage, la démoniaque Alinska. MOTS-CLÉS – littérature française, Lamothe-Langon, vampire, roman gothique, sang “The Foundation of a Frightful Existence”, or What Princes of Darkness Drink SUMMARY La Vampire, ou la vierge de Hongrie [The Vampire, or the Hungarian Virgin] (1825) by ÉtienneLéon de Lamothe-Langon (1786-1864) belongs to a very heterogeneous field of Gothic fiction, a genre which was particularly popular in the late 18th and the early 19th centuries. The main purpose of the present study is to examine the role played by blood in the analysed work. In order to demonstrate this aspect of the novel more successfully, it will be preceded by a general overview of the gradual popularisation of the vampire as a concept in the 18th-century Western Europe, with a particular emphasis placed on the role of Dom Augustin Calmet (16721757) and his Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires [Treatise on the Apparitions of Spirits and on Vampires] (1751) in this process. Thereafter, a more detailed consideration will be given to the way in which Lamothe-Langon explores the typical vampiric traits while portraying the main character of his book, namely the demonic Alinska. KEYWORDS – French literature, Lamothe-Langon, vampire, gothic novel, blood [139] 140 Łukasz Szkopiński L’immense succès du roman gothique de la fin du XVIIIe siècle et l’avènement du romantisme encouragent une nouvelle génération d’écrivains français à essayer leurs forces dans le genre terrifiant, toujours très à la mode en Europe au début du XIXe siècle. Parmi les résultats de ces tentatives, souvent médiocres et communs, nous trouvons des ouvrages qui, sans pouvoir prétendre au rang de chef-d’œuvre de la littérature française dans le sens classique du terme, constituent des exemples intéressants et originaux du roman noir de cette période. La Vampire, ou la vierge de Hongrie, publié en 1825 par Étienne-Léon de Lamothe-Langon (1786-1864), appartient sans doute à cette catégorie. Le roman raconte l’histoire d’une paysanne hongroise, Alinska, qui tombe amoureuse d’Édouard Delmont pendant le séjour de ce dernier en Hongrie avec l’armée napoléonienne. Le soldat partage les sentiments de la jeune femme et il promet de l’épouser. Afin de se prouver mutuellement leur ardeur amoureuse, les jeunes gens font un pacte de sang. Or Delmont doit revenir à Paris pour régler ses affaires, et ses sentiments pour Alinska s’altèrent progressivement. Enfin, il en épouse une autre, Hélène, et il devient père de deux enfants. C’est déjà sous une forme vampirique qu’Alinska vient en France pour assouvir sa vengeance. Dans le premier temps de la présente étude, nous examinerons brièvement l’apparition progressive du concept de vampire dans l’Europe occidentale du XVIIIe siècle et le rôle de Dom Augustin Calmet dans ce processus. Nous passerons ensuite à la présentation des traits vampiriques d’Alinska pour, enfin, nous concentrer sur le motif du sang dans le roman analysé. 1. Le progrès du mythe vampirique au XVIIIe siècle Un demi-siècle après la publication du roman, l’étymologie du mot vampire posait encore quelques problèmes. Le Dictionnaire étymologique de la langue française usuelle et littéraire (1863) d’Adolphe Mazure affirme à tort que « le mot et la fiction des vampires viennent des pays scandinaves, par l’Allemagne »1. Dix ans plus tard, Émile Littré, dans son Dictionnaire de la langue française (1873), semble préférer ne pas entrer dans des détails polémiques, en affirmant qu’il s’agit d’un « mot venu d’Allemagne, mais non d’origine germanique »2. Enfin, le Dictionnaire d’étymologie française (1873) d’Auguste Scheler offre aux lecteurs la définition la plus proche de celle la plus répandue aujourd’hui, indiquant notamment que le mot est effectivement venu d’Allemagne mais qu’il est d’origine serbe3. 1 2 3 A. Mazure, Dictionnaire étymologique de la langue française usuelle et littéraire, Paris, Belin, 1863, p. 527-528. É. Littré, Dictionnaire de la langue française, t. IV, Paris, Hachette, 1873, p. 2419. A. Scheler, Dictionnaire d’étymologie française d’après les résultats de la science moderne, Bruxelles / Londres, 1873, p. 455. « Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent les princes des ténèbres 141 La Serbie n’apparaît pas dans ce contexte sans raison. C’est bien à Kisilova4, sur le territoire de la Serbie contemporaine à cette époque-là sous domination autrichienne, en 1725, qu’on recensa l’un des premiers cas bien documentés et très médiatisés de vampire présumé. Un compte rendu de l’incident de Petar Blagojević5 fut d’abord publié dans le Wiennerisches Diarium, le 21 juillet 1725, et immédiatement repris par d’autres journaux et revues. Un cas semblable, celui d’Arnold Paole, fut cité en 1727 à Medveđa, en Serbie actuelle, avec une enquête officielle et un procès-verbal rédigé à Belgrade en 1732. La publication de nombreux témoignages et de rapports liés à ces deux histoires se trouve à l’origine des premières occurrences du mot vampire6 et de la diffusion rapide de ce sujet sous la forme de différents traités. Margherita Botto remarque, à juste titre, qu’il s’agit dans ce cas d’un « processus de transtextualisation du discours administratif, ethnologique et des ‘médias’ au discours ‘scientifique’ »7. Parmi les premiers traités sur les vampires, on mentionnera en premier lieu De masticatione mortuorum in tumulis [De la mastication des morts dans leurs tombeaux] (1728) de Michael Ranft et Dissertatio de Vampyris Serviensibus [Dissertation sur les vampires serbes] (1733) de Johann Heinrich Zopfius. Cependant, c’est un bénédictin français, Dom Augustin Calmet (1672-1757), qui propose l’analyse la plus détaillée des vampires dans son ouvrage Dissertations sur les apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants et vampires de Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie, publié en 1746. Cinq ans plus tard, Calmet en propose une nouvelle édition, revue et augmentée, intitulée Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie, etc. Dans son ouvrage, Calmet décrit et examine de multiples récits d’apparitions prétendues de vampires ainsi que leur origine, tout en soulignant leur caractère fictif. Néanmoins, la réception du traité fut fort négative. Louis de Jaucourt, dans son article de l’Encyclopédie consacré au vampire (1765), observe que « le p. Calmet a fait sur ce sujet un ouvrage absurde dont on ne l’aurait pas cru capable, mais qui sert à prouver combien l’esprit humain est porté à la superstition »8, tandis que Voltaire, dans Le Dictionnaire philosophique (1764), remarque à propos des vampires : « Calmet enfin devint leur historiographe, et 4 5 6 7 8 Aujourd’hui, ce village correspond probablement à Kisiljevo. Ce nom serbe est souvent rapporté sous la forme « Plogojowitz » dans la presse et dans la littérature. Quelques récits isolés portant sur le phénomène du vampirisme furent publiés à la fin du XVIIe siècle en Angleterre et en France, mais tantôt ils n’emploient pas de terme concret en se référant à la créature en question, tantôt ils utilisent un mot autre que vampire pour la désigner (par exemple le mot polonais upiór ou des termes semblables, comme upyr). Cf. K.M. Wilson, « The History of the Word ‘Vampire’ », Journal of the History of Ideas, Vol. 46, no 4, (Oct.-Dec.) 1985, p. 577-583. M. Botto, « Le palimpseste du vampire », L’Intertextualité, éd. Nathalie Limat-Letellier et Marie Miguet-Ollagnier, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 637, 1998, p. 165-192. L. de Jaucourt, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1765, t. 16, p. 828. 142 Łukasz Szkopiński traita les vampires comme il avait traité l’Ancien et le Nouveau Testament, en rapportant fidèlement tout ce qui avait été dit avant lui »9. Il se peut que les auteurs de ces commentaires n’aient pas compris les véritables motivations de Calmet, ou qu’ils n’aient pas lu son traité de manière assez attentive, mais il nous semble plus probable que le sujet même de l’ouvrage était de nature à lui attirer leur moquerie méprisante10. Malgré cette réception froide de la part des philosophes, l’influence de Calmet sur le développement du thème vampirique en France fut considérable. La pénétration rapide du mot vampire dans la langue française constitue la meilleure illustration de cette thèse. Le Dictionnaire universel françois et latin (Dictionnaire de Trévoux), dans son édition de 1752, c’est-à-dire dans sa première édition après la parution de l’ouvrage de Calmet, contient déjà une entrée vampire, quoiqu’elle se limite à un renvoi au terme stryge11 (« voyez stryge : c’est la même chose »). Dans l’édition suivante (1771), nous observons un renversement des rôles puisque la même définition est appliquée au mot stryge (avec une note supplémentaire « Voy. vampires, qui signifie la même chose »), tandis qu’une entrée beaucoup plus détaillée est consacrée au terme vampire. Grâce à l’ouvrage de Calmet, « le vampire devient une forme universelle de l’imaginaire »12, pour reprendre l’expression de Florent Montaclaire. Une « forme », ajoutons-le, qui, sous l’influence du roman terrifiant et de l’imagination frénétique du romantisme naissant deviendra un des grands mythes de la culture populaire. 2. Les traits vampiriques d’Alinska Non seulement le Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires était parfaitement connu de Lamothe-Langon, mais il eut une influence considérable sur son roman. Il suffit d’observer que l’auteur remplit presque treize pages de sa préface avec les citations exactes de l’ouvrage de Calmet pour se rendre compte que la base théorique de l’écrivain concernant les traditions vampiriques repose entièrement sur le traité en question. Par conséquent, il est peu surprenant que la définition d’un vampire proposée par Lamothe-Langon correspond tout à fait à celle de Calmet : 9 10 11 12 Voltaire, Œuvres complètes, vol. VI, Paris, Renouard, 1819, p. 449. Une critique d’autant plus facile que Calmet ne pouvait plus y répondre, étant mort en 1757. L’assimilation de ces deux termes est sans doute due à Calmet qui compare le concept du vampire, à l’époque presque complètement inconnu au lecteur français, à celui, plus familier, de la stryge. Comme l’observe Florent Montaclair, « [t]out en reconnaissant la spécificité du vampire comme manifestation d’Europe orientale, il [Calmet] le compare à la strige (ou stryge) qui, dans l’imaginaire de l’époque, fortement marqué par la latinité, est signifiante » (Le Vampire dans la littérature romantique française 1820-1868, Presses universitaires de Franche-Comté, 2010, p. 9). Ibid., p. 10. « Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent les princes des ténèbres 143 Les Vampires sont principalement célèbres dans la Hongrie, la Moravie, l’Épire, et les îles de la Grèce. Là, on croit fermement à l’existence de ces Êtres mystérieux, n’appartenant ni à la mort ni à la vie, et tenant néanmoins à l’une et à l’autre ; à ces cannibales du tombeau, qui, prenant, lorsque la pierre sépulcrale les recouvra, des goûts affreux qu’ils ne possédaient pas auparavant, viennent sucer le sang humain pour contenter une soif effroyable, et porter même au sein de leur famille l’épouvante et la désolation (I, viii-ix)13. Le critère géographique de cette définition joue un rôle important dans le roman : d’une part, les origines hongroises d’Alinska sont souvent mises en relief pour lui donner l’attrait d’un certain exotisme14 ; d’autre part, elles contribuent à créer une juxtaposition stéréotypée entre sa culture, présentée comme fruste, sauvage et pétrie de toute sorte de superstitions, et une France civilisée et moderne. Raoul, le domestique préféré du colonel, résume à merveille cette vision quand il affirme : « en Hongrie, passe, ce sont des barbares, mais en France le diable a perdu ses droits » (I, 115). Quant à la manière de présenter Alinska, Lamothe-Langon insiste d’une façon particulière sur un autre élément qu’il mentionne déjà dans sa préface, à savoir la nature ambiguë des vampires en tant qu’êtres se trouvant entre les deux mondes, comme en témoigne le passage suivant : En parlant ainsi, la belle étrangère semblait ne point appartenir à la terre ; ses formes hautes et sveltes tout à la fois, la vague incertitude qui éclatait dans son regard, les marques de l’indignation empreintes dans ses traits, et qui donnaient à sa bouche une expression terrible, pouvaient la faire prendre pour une de ces intelligences redoutables, intermédiaires entre l’homme et la divinité, et que celle-ci investit quelquefois d’une portion de sa toutepuissance, pour le châtiment de la perversité humaine (I, 91). Cela est vrai aussi pour son vieux domestique dévoué, Ladislas, « si cassé, si pâle, si défait, qu’il ressemble moins à un vivant qu’à un habitant de l’autre monde » (I, 49). Cette dualité déconcertante renforce aussi l’ambiance énigmatique et insaisissable qui entoure la jeune Hongroise. Elle devient « la belle, la mystérieuse dame » (I, 61) ou « la mystérieuse Alinska » (I, 78), et l’on nous assure que : [...] il y avait dans tous ses traits quelque chose d’incompréhensible, des rapports indéfinissables, qu’on ne pouvait se lasser d’examiner sans jamais parvenir à se rendre compte à soi-même si c’était du plaisir qu’ils procuraient, ou une terreur bien extraordinaire (I, 142). 13 14 Toutes les citations de l’ouvrage proviennent de l’édition suivante : Étienne-Léon de LamotheLangon, La Vampire, ou la vierge de Hongrie, Paris, Mme Cardinal, 1825. Le volume et la page sont indiqués entre parenthèses après chaque citation. D’ailleurs, le fait que le nom d’Alinska fasse penser à un patronyme polonais plutôt que hongrois montre assez que Lamothe-Langon, au lieu d’insister sur la réalité sociolinguistique, voulait offrir au lecteur français une connotation vaguement liée à l’Europe de l’Est. 144 Łukasz Szkopiński Enfin, Alinska incarne « l’odieux mélange d’une céleste douceur et d’une vivacité redoutable » (I, 144). Ce contraste omniprésent qui la caractérise tout au long du roman revêt parfois une forme physique, il devient palpable. Tel est le cas lors de sa rencontre avec Raoul qui « ressentit, à l’endroit où Alinska l’avait frappé, une commotion extraordinaire ; il lui sembla passer rapidement du milieu d’une fournaise ardente, dans un océan de glace ; mais ce sentiment disparut aussitôt que la main qui l’enfantait se fut retirée » (I, 93). 3. Le sang et ses fonctions dans le roman Élément incontournable de l’univers vampirique et composante fréquente du genre terrifiant, le motif du sang joue un rôle extrêmement important dans l’ouvrage. D’un point de vue biologique, il devrait être d’abord considéré comme une boisson nutritive15. Quoique les habitudes alimentaires d’Alinska soient à peine mentionnées dans le texte, on y trouve quelques passages fort évocateurs. La présence du sang dans ce contexte n’est parfois qu’implicite, surtout au début. À titre d’exemple, dans la scène du dîner au château, le narrateur observe : « vainement la pressait-on de manger davantage, elle refusait obstinément les meilleurs mets ; se contentant d’un peu de viande, qu’elle suçait, car elle paraissait ne point aimer les végétaux » (II, 101). Dans un autre fragment, Raoul « vit, ou crut voir le vieux serviteur [Ladislas], penché sur elle, verser dans sa bouche une liqueur rouge » (I, 199-200). En revanche, dès que le lecteur perd toute illusion quant aux intentions atroces d’Alinska, le rythme de l’action s’accélère et son besoin de sang devient beaucoup plus explicite : « elle pose sa bouche fétide sur la bouche pure de l’enfant, et semble boire à longs traits le sang qu’elle aspire de la poitrine de cet être infortuné » (II, 132-133). L’intensification de sa soif atteint son apogée dans la scène finale, quand Alinska déclare : « J’ai soif, grande soif !! », ajoutant : « Ce ne sont pas des refraîchissements que je demande ! il me faut du sang ! et le tien, Édouard !! » (III, 247). Or, le sang ne constitue pas uniquement la nourriture physique des vampires : c’est leur essence vitale, la condition sine qua non de leur survie. Ce type de références semble particulièrement lié à l’état intermédiaire entre la vie et la mort de « ces larves de la chrétienté » (I, 171), concept déjà signalé dans la section précédente. Par conséquent, à maintes reprises ces deux aspects apparaissent ensemble au sein d’un même passage. Ainsi nous assure-t-on que, « dans l’ombre des nuits, [les vampires] vont chercher dans les veines d’un malheureux, dont ils 15 Joëlle Prungnaud propose dans ce contexte une comparaison intéressante entre le sang et le lait maternel (« [i]l faut souligner l’importance de la nature liquide de cette nourriture, qui peut de ce fait être associée au lait maternel, substance nourricière », « Le non-vieillir et la fable du vampire », Figures du vieillir, éd. A. Montandon, Presses Universitaires Blaise Pascal, Cahiers de recherches du CRLMC, 2005, p. 48). « Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent les princes des ténèbres 145 sucent le sang, le fondement d’une affreuse existence qui n’est point entièrement la vie, et qui néanmoins s’éloigne du trépas » (I, 172). Raoul quant à lui insiste sur le fait que « ces êtres, qui ne sont ni morts ni vivants, [...] sucent sans relâche un sang nécessaire à soutenir leur odieuse existence » (II, 12). Le processus d’absorption du sang par les vampires et son influence sur leurs victimes révèle encore un signe distinctif de ces êtres diaboliques, à savoir leur nature parasitique. Vers la fin du premier volume, Alinska déclare : « mon sang ne peut couler, car je n’ai plus de sang, il y a longtemps qu’il s’est épuisé jusqu’à la dernière goutte ; celui qui le remplace ne me manquera pas, je sais où le renouveler » (I, 197). En lisant ces paroles, on pourrait avoir l’impression que le sang humain constitue une source inépuisable, pour ne pas dire « renouvelable ». Et pourtant, ce constat n’est vrai que pour les vampires, lesquels ont un nouveau « donneur » toujours à leur portée. Pour les êtres humains, au contraire, ce parasitage sanglant mène inévitablement à la mort. Citons l’exemple d’Hélène qui, peu à peu, commence à soupçonner qu’elle est victime d’un vampire. Elle note que pendant les visites nocturnes de son persécuteur « la substance de [sa] vie disparaît par degré » (III, 89-90) et met clairement en relation son « plus haut degré d’épuisement » avec les attaques du « démon insatiable qui, goutte à goutte, buvait son sang » (III, 151). Le sang dans le roman possède une autre signification notable. Étant une représentation matérielle de l’existence humaine, il symbolise l’engagement le plus sacré, inviolable, dont la force dépasse la mort même. C’est justement un tel pacte qu’Édouard et Alinska signèrent en Hongrie : un soir, après une journée tout entière passée dans les plus délicieux plaisirs, il se perça le bras avec un fer aigu, et du sang tiré de cette légère plaie, il écrivit une promesse de mariage qu’il confia à la loyauté de son amie. Entraînée par cette action, elle se hâta de l’imiter. Le double pacte, suivant l’antique usage de la contrée, fut déposé durant cinq nuits sous la pierre d’un sépulcre ; et dès lors, l’engagement dut être ratifié dans le ciel. On ne doute point, dans la Hongrie, que, par une action semblable, deux amants ne soient liés irrévocablement l’un à l’autre : toute union qui ne serait pas contractée entre eux ne pourrait être heureuse. Enfin, la fille vierge, fiancée de cette façon, peut soulever la tombe qui la couvre après sa mort, pour tourmenter, en manière de Vampire, le perfide qui l’a abandonnée (II, 68-69). La violation de cet acte sacré par Édouard provoquera le suicide et la vengeance consécutive de la Hongroise pour qui leur pacte restait toujours en vigueur. Alinska n’arrive pas à comprendre comment son bien-aimé a pu se croire en mesure de le rompre. « N’est-ce pas avec le sang de ses veines qu’il signa la promesse de n’aller jamais à l’autel qu’avec moi ? » (I, 89), se demande-telle. Selon Alinska, leur engagement mutuel, de nature divine, avait une nette prééminence sur les lois terrestres qui régissaient son mariage avec Hélène. Une dérogation à leur engagement éternel lui paraît tout à fait inconcevable : « Ai-je repris la promesse qu’à mon tour je signai de mon propre sang ? n’est-elle pas 146 Łukasz Szkopiński encore au pouvoir d’Édouard ? Est-il époux légitime selon les lois du ciel ? » (I, 90). Qui plus est, elle semble convaincue qu’elle-même ne peut pas révoquer leur pacte quand elle assure Édouard que sa vengeance ne dépend plus d’elle, mais de « celui qui punit tous les parjures » (II, 238). Finalement, le sang représente dans l’ouvrage une molécule de l’humanité qui persiste chez Alinska malgré sa transformation en vampire. Bien qu’elle affirme que le sang ne coule plus dans ses veines, la jeune femme n’en est pas complètement dépourvue : Raoul aperçoit, « au-dessous du sein gauche de la Hongroise, une blessure de laquelle s’échappaient quelques gouttes de sang » (I, 195-196). Au premier abord, elle cache les circonstances qui entourent cette plaie mystérieuse et se contente de dire que « [sa] blessure passée saigne encore, et le temps [...] a perdu le droit de la cicatriser » (I, 88). C’est vers le dénouement de l’histoire que le lecteur découvre la vérité, la blessure étant la conséquence sanglante du suicide d’Alinska causé par l’infidélité d’Édouard. Ainsi, sous cette forme sanglante, le passé tragique continue à tourmenter la jeune femme même après sa mort, jusqu’à son anéantissement définitif quand le sang abandonne enfin d’une manière profondément symbolique le corps de cette créature démoniaque16. *** L’incorporation du concept de vampire dans l’imaginaire occidental constitue un cas curieux : presque complètement inconnu au début du XVIIIe siècle, après seulement cent ans il s’est converti en un thème littéraire en vogue pour prendre finalement une place importante et définitive dans la culture populaire contemporaine. Force est de noter que le Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires de Dom Augustin Calmet contribua largement à ce phénomène. La Vampire, ou la vierge de Hongrie s’inscrit parfaitement dans le processus qui va de la découverte et de l’épanouissement du mythe vampirique à son adaptation aux besoins artistiques du XIXe siècle. Le roman de Lamothe-Langon associe d’une manière très visible deux grandes sources d’inspiration. D’un côté, il puise aux premiers ouvrages romantiques consacrés aux vampires, tels que Le Vampire de John William Polidori (1819) et ses traductions et adaptations françaises. De l’autre, il repose fermement sur le fondement théorique exposé par Calmet. La connaissance approfondie de cette base permet à Lamothe-Langon de peindre chez Alinska de nombreux traits typiques d’un vampire, comme son caractère énigmatique et souvent contradictoire, élément essentiellement lié à son état intermédiaire entre la vie et la mort. L’exploration du motif du sang dans l’ouvrage joue un rôle capital pour cette présentation de l’univers vampirique. 16 « Le cadavre de la Hongroise venait de tomber sur le plancher, et de trois blessures alors r’ouvertes s’épanchaient les flots d’un sang impur et corrompu » (III, 251-252). « Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent les princes des ténèbres 147 La forme liquide du sang le transforme en une boisson doublement énergétique : il constitue une source d’alimentation, dans le sens physique du terme, tout en procurant une force surnaturelle et immatérielle. Il convient aussi de souligner la dimension symbolique du sang qui incarne la part humaine d’Alinska ainsi qu’une garantie sacrée et irrévocable de son pacte avec Édouard. Bibliographie Botto, Margherita, « Le palimpseste du vampire », L’intertextualité, éd. Nathalie Limat-Letellier et Marie Miguet-Ollagnier, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 637, 1998 Calmet, Augustin, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie, etc., Paris, Debure l’aîné, 1751 Jaucourt, Louis de, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. 16, 1765 Lamothe-Langon, Étienne-Léon de, La Vampire, ou la vierge de Hongrie, Paris, Mme Cardinal, 1825 Littré, Émile, Dictionnaire de la langue française, t. IV, Paris, Hachette, 1873 Mazure, Adolphe, Dictionnaire étymologique de la langue française usuelle et littéraire, Paris, Belin, 1863 Montaclair, Florent, Le Vampire dans la littérature romantique française 1820-1868, Presses universitaires de Franche-Comté, 2010 Prungnaud, Joëlle, Figures du vieillir, éd. Alain Montandon, Presses Universitaires Blaise Pascal, Cahiers de recherches du CRLMC, 2005 Scheler, Auguste, Dictionnaire d’étymologie française d’après les résultats de la science moderne, Bruxelles / Londres, 1873 Voltaire, Œuvres complètes, vol. VI, Paris, Renouard, 1819 Wilson, Katharina M., « The History of the Word ‘Vampire’ », Journal of the History of Ideas, Vol. 46, no 4, 1985, p. 577-583 Łukasz Szkopiński – est maître de conférences à l’Institut d’Études romanes de l’Université de Łódź. Ses recherches portent principalement sur la littérature française de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Il est auteur du livre L’Œuvre romanesque de François Guillaume DucrayDuminil (Paris, Classiques Garnier, 2015) ainsi que de nombreux articles concernant, entre autres, la littérature révolutionnaire en France, la correspondance de la reine Marie-Antoinette et l’argot français. Łukasz Szkopiński est directeur de la revue scientifique e-Scripta Romanica. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.14 Dávid Szabó ń ń Université ELTE Budapest https://orcid.org/0000-0002-3123-514X davi.szabo@gmail.com Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant RÉSUMÉ Dans ce travail, nous présenterons la terminologie relative aux boissons dans le langage du chansonnier, écrivain et lexicographe Aristide Bruant (1851-1925) telle qu’on la trouve dans son dictionnaire L’Argot au XXe siècle (1901, avec Léon Drouin de Bercy) et dans les paroles de ses chansons qui constituent un document particulièrement précieux pour ceux intéressés par le français argotique et populaire au tournant des XIXe et XXe siècles. Le dictionnaire de Bruant et de Bercy peut être critiqué à juste titre du point de vue de la lexicographie de notre époque, mais ses points forts indéniables en font un dictionnaire particulièrement important pour son époque, sans oublier qu’avec les textes des chansons il constitue un corpus d’argot ancien d’une valeur inestimable. Selon notre hypothèse, ce lexique comprend, d’une part, les noms argotiques et populaires des différentes boissons et, d’autre part, des éléments lexicaux ayant diverses significations dont on doit la formation – par des procédés sémantiques – à l’imagerie alimentaire relative à la notion de boire. MOTS-CLÉS – argot de la nourriture, argot de la boisson, français populaire, argot dans la chanson, lexicographie argotique The Vocabulary of Drinking in the Language of Aristide Bruant SUMMARY In this paper, I will analyse slang terms related to different types of drinks in the lyrics of songs and in the French-argot dictionary (with Léon Drouin de Bercy) by famous French singer, writer, and cabaret owner Aristide Bruant (1851-1925). Although their dictionary can be criticised from the point of view of today’s lexicography, its undeniable advantages – such as the number of slang equivalents, the abundance of quotes, etc. – make it an important dictionary of its time. Bruant’s work, including his songs, can be considered as a corpus particularly appealing to linguists interested in the 19th-century Paris slang. According to my hypothesis, this vocabulary can be divided into two groups, namely slang terms for different types of drinks as well as words with various meanings created with the help of semantic processes based on the imagery of drinking. KEYWORDS – French drinking slang, French food slang, colloquial French, slang in French songs, slang lexicography [149] 150 Dávid Szabó Introduction Les noms des boissons et les mots relatifs à l’acte de boire constituent sans nul doute une thématique majeure en argot. La richesse ou la pauvreté des thèmes pouvant être identifiés dans le lexique d’une variété de type argotique en disent long sur le quotidien et la vision du monde des utilisateurs du langage en question1. Le Lexique français-argot en annexe au dictionnaire d’argot français le plus complet de nos jours2 distingue 23 équivalents argotiques de « eau », 68 mots et expressions signifiant « vin », 112 argotismes voulant dire « ivre » – pour ne pas oublier les conséquences de la consommation de certaines boissons – mais il ne cite aucun mot d’argot pour dire « sobre ». Dans ce travail, qui complète en quelque sorte celui présenté en novembre 2017 au colloque d’argotologie de Leipzig3, nous nous intéresserons à la terminologie relative aux boissons dans le langage de Bruant, telle qu’on la retrouve dans le dictionnaire L’Argot au XXe siècle (1901, avec Léon de Bercy) et dans les paroles de certaines de ses chansons. 1. Quelques remarques critiques Dans notre communication de Leipzig consacrée au lexique de la « bouffe » dans l’œuvre de Bruant4, nous nous sommes montré particulièrement indulgent envers le dictionnaire français-argot signé Aristide Bruant tout en critiquant le chansonnier pour avoir oublié de mentionner dans le volume son coauteur, voire le véritable auteur5, Léon Drouin de Bercy6. Cette indulgence s’explique en majeure partie par le fait qu’il serait injuste d’avoir les mêmes exigences envers un dictionnaire rédigé il y a plus d’un siècle que vis-à-vis d’un travail élaboré à notre époque7. Au tournant des XIXe-XXe 1 2 3 4 5 6 7 Cf. par ex. V. Zolnay, M. Gedényi, A magyar fattyúnyelv szótára [Dictionnaire de la langue bâtarde hongroise], Budapest, manuscrit, 1945-1962, p. XXVI. Les auteurs constatent que les principaux thèmes des argots hongrois et français sont les mêmes. J.-P. Colin, J.-P. Mével, Chr. Leclère, Grand dictionnaire de l’argot et du français populaire, Paris, Larousse, 2006, p. 889-955. D. Szabó, « La ‘bouffe’ dans le langage d’Aristide Bruant », XIe Colloque International d’Argotologie, Université de Leipzig, 4 novembre 2017. Un article issu de cette communication est inclus dans S. Bastian, U. Felten, J.-P. Goudaillier (éd.), Cultures et mots de la table, Berlin, Peter Lang, 2019, p. 287-295. Cf. J. Cellard, Anthologie de la littérature argotique des origines à nos jours, Paris, Mazarine, 1985, p. 313. Par ailleurs, de Bercy n’est pas tout à fait oublié, il est souvent cité tout au long de l’ouvrage. Nous lisons par ex. chez Kis – T. Kis, « A magyar szlegszótárakról [Sur les dictionnaires de l’argot hongrois] », in D. Szabó, T. Kis (éd.), Szleng és lexikográfia [Argot et lexicographie], Debrecen, Debrecen University Press, 2012, p. 19 – que les raisons de copier des dictionnaires plus anciens n’étaient pas les mêmes il y a cent ans que de nos jours et que les jugements relatifs à cette pratique ont également évolué. Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant 151 siècles, la théorie comme les pratiques lexicographiques étaient bien éloignées de leur état actuel, sans oublier qu’à l’époque de Bruant et de Bercy, l’idée même de l’existence de ces outils lexicographiques incroyablement précieux que sont Internet ou les vastes corpus numérisés, était inconcevable. Denis Delaplace, auteur de l’étude la plus complète consacrée au dictionnaire de Bruant, a sans aucun doute raison en critiquant l’emploi de l’astérisque (marquant les mots désuets) ou les problèmes de la définition du domaine (c’est-àdire de l’argot)8. Dans notre précédent travail sur ce sujet, nous avons, au contraire, considéré le fait de marquer les argotismes désuets par un astérisque comme un point fort de l’œuvre de Bruant et de Bercy. Mais cela ne signifie pas que nous ne soyons pas d’accord avec Delaplace qui pense que les éléments désuets n’ont pas leur place dans un dictionnaire se voulant moderne. Simplement, à notre avis, l’utilisation d’astérisques comme une sorte de mise en garde pouvait être considérée, compte tenu de l’époque, comme un pas important vers une lexicographie plus moderne et notamment plus informative. Nous pouvons faire la même remarque quant à la définition du domaine visé, une des questions fondamentales de la lexicographie (argotique)9. Les équivalents argotiques proposés par Bruant et son coauteur sont certainement très hétérogènes, non seulement d’un point de vue diachronique, mais aussi de celui des niveaux de langue : tel ou tel mot était-il vraiment de l’argot, ou plutôt du jargon, du langage familier, voire du français usuel à l’époque ? Par exemple, lunch10 avec la signification de « goûter », était-ce vraiment de l’argot au tournant des XIXe-XXe siècles ? Ou boule11 pour dire « pain de troupe » ne serait-il pas plutôt du jargon ou simplement du français usuel ? Cependant, cette hétérogénéité du matériel non conventionnel du dictionnaire de Bruant ne nous a pas frappé outre mesure, étant donné que la difficulté de distinguer l’argotique du familier, voire de l’usuel restera, jusqu’à nos jours, une des faiblesses des dictionnaires dits d’argot. Delaplace reproche aussi aux auteurs de L’Argot au XXe siècle d’avoir pillé les travaux de leurs prédécesseurs et notamment ceux de Hector France et de Delesalle12. En dehors de ces sources contemporaines, Bruant et de Bercy auraient également utilisé des sources anciennes comme de Ruby ou Chéreau13. Sans vouloir contester ces critiques, nous insistons – en rappelant la remarque de T. Kis évoquée ci-dessus – sur le fait que la pratique de puiser dans des ouvrages 8 D. Delaplace, Bruant et l’argotographie française, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 61 et 93-96. T. Kis, « A magyar szlegszótárakról [Sur les dictionnaires de l’argot hongrois] », in D. Szabó, T. Kis (éd.), Szleng és lexikográfia [Argot et lexicographie], Debrecen, Debrecen University Press, 2012, p. 14-19. 10 Cet anglicisme est attesté en français depuis 1820 selon J. Dubois, H. Mitterand, A. Dauzat, Dictionnaire étymologique et historique du français, Paris, Larousse, 1993. 11 Boule de pain pour nommer un certain type de pain rond est depuis longtemps courant en français. 12 D. Delaplace, op. cit., p. 24-27 et 34. 13 Ibid., p. 90. 9 152 Dávid Szabó antérieurs était sans doute plus facilement pardonnable à l’époque de Bruant que de nos jours ou dans un passé relativement récent. Dans nos travaux antérieurs, nous avons commis l’erreur d’accepter sans vérification l’estimation de Cellard14 et l’information tapageuse sur la couverture de la réédition de 1993 du dictionnaire de Bruant15, qui promettent (environ) cinquante mille argotismes. Cette question mériterait une analyse plus approfondie, mais l’estimation de Delaplace, qui fait baisser le chiffre à environ quinze mille argotismes16, paraît raisonnable, compte tenu notamment du fait que le même terme argotique est souvent proposé comme équivalent de plusieurs mots vedettes17. Il faut noter cependant que même avec quinze mille argotismes, le Bruant reste un des dictionnaires d’argot français de loin les plus riches. Lors du colloque de Leipzig, nous avons insisté sur le fait que contrairement à la plupart des dictionnaires d’argot (français), celui de Bruant et de Bercy est un dictionnaire français-argot. « Tous les dictionnaires qui paraissent à l’époque (ou presque) sont des ‘versions’. C’est-à-dire dans le sens argot-français », écrit Pierre Merle dans l’introduction à la réédition chez Fleuve Noir18. Pourtant, Delaplace a tout à fait raison de rappeler que les dictionnaires dans le sens français-argot n’étaient pas si rares à la fin du XIXe siècle en soulignant notamment l’importance de la partie françaisargot du dictionnaire de Delesalle parmi les sources d’inspiration de Bruant19. Citons aussi un autre dictionnaire français-argot non moins connu et également mentionné par Delaplace, celui de Lermina et Lévêque20, antérieur de quatre ans à l’œuvre de Bruant et de Bercy. Par contre, il suffit de comparer le dictionnaire de Lermina et Lévêque avec ce dernier pour constater la richesse de L’Argot au XXe siècle. Alors que chez Bruant, il y a environ cinq mille mots vedettes, chez Lermina et Lévêque, il n’y en a qu’un peu plus de 1500… sans oublier que, contrairement à la richesse en citations du Bruant, l’autre dictionnaire français-argot ne contient que quelques rares exemples. Pour terminer, il est important de noter ici que même si le sens françaisargot ne fait pas de l’œuvre de Bruant et de Bercy un travail unique en son genre, c’est un des plus importants parmi les dictionnaires français-argot largement minoritaires dans l’histoire de la lexicographie argotique française. Évidemment, en examinant le dictionnaire de Bruant et de Bercy avec les exigences méthodologiques de la lexicographie contemporaine, on pourrait critiquer aussi, et à juste titre, la macro- et la microstructure de l’ouvrage. Pour ne citer qu’un exemple relatif à la structure des articles, ni la catégorie grammaticale 14 15 16 17 18 19 20 J. Cellard, op. cit., p. 314. A. Bruant, L’Argot au XXe siècle, Paris, Fleuve Noir, 1993. D. Delaplace, op. cit., p. 86. Par ex., le terme argotique bectance est donné comme équivalent d’aliment et de nourriture. A. Bruant, op. cit., p. IV. D. Delaplace, op. cit., p. 34. J. Lermina, H. Lévêque, Dictionnaire français-argot, Paris, Les Éditions de Paris, 1991 (1re éd. 1897). Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant 153 ni le genre (dans le cas des noms) des mots vedettes ne sont indiqués (ce qui par ailleurs n’est peut-être pas très grave s’agissant d’un vocabulaire français très connu), ni la catégorie grammaticale ou le genre des équivalents argotiques (ce qui est bien plus problématique). En conclusion, malgré tous ses défauts – parmi lesquels certains sont excusables, d’autres beaucoup moins – le dictionnaire français-argot d’Aristide Bruant et Léon Drouin de Bercy reste un des dictionnaires majeurs de son temps – avant tout grâce à sa richesse en équivalents argotiques et ses exemples sous la forme de citations – et constitue indiscutablement un thème de recherche et une « base de données » particulièrement précieux pour les argotologues de notre époque. D’où l’intérêt de l’analyser ici. 2. Les noms des boissons chez Bruant Après cette analyse critique, longue mais nécessaire, de la principale source de ce travail, nous entamons la deuxième partie, la présentation du vocabulaire argotique et populaire relatif à la notion de boire et avant tout aux boissons tel qu’on le retrouve dans l’œuvre du chansonnier lexicographe Aristide Bruant. Le corpus brièvement analysé sera essentiellement le matériel du dictionnaire étudié ci-dessus, mais nous commencerons la présentation par quelques exemples tirés des chansons de Bruant : En vieillissant a gobait l’vin, / Et quand j’la croyais au turbin, / L’soir, a s’enfilait d’la vinasse, / A Montpernasse. // Pour boire a m’trichait su’ l’gâteau, / C’est pour ça qu’j’y cardais la peau / Et que j’y ai crevé la paillasse, / A Montpernasse (A. Bruant, A Montpernasse21). Et pis, mon p’tit loup, bois pas trop, / Tu sais qu’t’es teigne, / Et qu’quand t’as un p’tit coup d’sirop, / Tu fous la beigne ; / Si tu t’faisais coffrer, un soir, / Dan’ eun’bagarre, / Y a pus personn’ qui viendrait m’voir / A Saint-Lazare (A. Bruant, A Saint-Lazare22). Y a ben des chanc’s pour que mon père / Il ay’ jamais connu ma mère / Qu’a jamais connu mon daron, / Mon daron qui doit l’avoir eue, / Un soir de noc’, qu’il était rond, / Dans la rue (A. Bruant, Dans la rue23). Dans ces trois extraits de chansons bien connues d’Aristide Bruant, parmi lesquelles la chanson éponyme de son célèbre recueil de chansons et monologues, nous trouvons des synonymes non conventionnels de vin comme vinasse ou sirop, des équivalents de boire parmi lesquels s’enfiler et un adjectif, qui reste fréquent de nos jours, relatif aux conséquences de la consommation excessive de boissons alcoolisées : rond. 21 22 23 A. Bruant, Dans la rue I, Plan de la Tour, Éditions d’aujourd’hui, 1976, p. 41. Ibid., p. 63. A. Bruant, Dans la rue II, Plan de la Tour, Éditions d’aujourd’hui, 1976, p. 12. 154 Dávid Szabó Par la suite, nous proposons une analyse plus détaillée des principaux articles en rapport avec les boissons du dictionnaire L’Argot au XXe siècle. Nous commençons par l’article « boisson » : Boisson. Guable*, Piarde*, Pictance, Pie*, Pience*. V. Bière, Café, Cidre, Eau, Eau-devie, Vin, etc. // « – C’est tout c’qu’il y a comme pictance, d’la flotte24 ? » Cet article illustre bien un défaut déjà évoqué du dictionnaire. Bien que l’indication des mots désuets par un astérisque puisse être considérée comme un signe de professionnalisme rare à l’époque, on peut s’interroger sur la légitimité de la présence de quatre termes désuets à côté d’un seul considéré comme actuel par les auteurs : pictance, formé à partir de piquette25. Signalons aussi que même si un des points forts du dictionnaire est constitué par la fréquence de citations avec indication de l’auteur, celle illustrant l’article en question est anonyme. Les articles (relativement) importants du Bruant contiennent généralement des renvois, celui-ci nous propose d’aller voir des hyponymes de boisson, ainsi, nous continuerons par « bière » : Bière. (Boisson.) Blonde ou Huile blonde, Cercueil (jeu de mot), Moussante, Pommard*. // « Pour moi, c’est du pive ! La moussante, ça m’court, ça a pas d’montant et ça vous empêche d’ête aimable avec les gonzesses. » // Bière inférieure. Bibasse, Bibine, Pissat d’âne. L’article qui n’a pas été recopié ici dans son intégralité témoigne non seulement d’une prédilection pour les procédés sémantiques26, mais illustre aussi la volonté – certes pas du tout généralisée – des auteurs d’expliquer certains procédés de formation (voir l’indication jeu de mot à cercueil). Le prochain article examiné sera celui de « café » : Café. (Boisson.) Cahoua, Cahouah, Caoudji, Demi-deuil (arg. des écoles), Kahoua, Kahouah, Kahoudji, Kaoudji. // « Cécile a pas voulu qu’on suce aut’ chose que du cahoua. » // Café additionné d’eau-de-vie. Bistouille, Champoreau, Deuil ou Grand deuil (arg. des écoles). // Café débordant de la tasse et emplissant la soucoupe. Bain de pied. // Mauvais café. Cafiot, Eau chaude, Jus de chapeau, Jus de chique, Pissat d’âne, Roupie de singe. Il faut rappeler ici que tous les articles n’ont pas été reproduits en leur intégralité, pour « café », par exemple, nous n’avons pas repris toutes les citations pour des raisons d’économie. Signalons que cet article est particulièrement riche en synonymes créés par des procédés morphologiques, c’est-à-dire agissant sur la 24 25 26 Tous les articles cités sont issus d’A. Bruant, op. cit. Pour les explications étymologiques, nous nous sommes appuyé essentiellement sur J.-P. Colin, J.-P. Mével, Chr. Leclère, op. cit. De ceux que Guiraud regroupait sous l’appellation épithète et métaphore de nature (P. Guiraud, L’Argot, Paris, PUF, 1958, p. 54-56). Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant 155 forme du mot. Nous voyons aussi que Bruant et de Bercy – probablement surtout le dernier – indiquaient parfois le milieu d’origine à partir duquel le mot s’était diffusé (voir demi-deuil), mais ils ne le faisaient pas de manière très systématique. L’article suivant sera celui de « cidre » : Cidre. Pie fantoche*, Gaulée, Purée. // « Ho ! Tôlier, file-nous du pive et du bath ! Nous avons mare de ton gaulé ! C’est d’la purée bonne pour les gerces ». L’article que nous présentons maintenant concerne une boisson peu connue dans certains milieux, l’eau : Eau. Agoua, Agout*, Ance*, Anse*, Anisette, ratafia ou sirop de barbillon, de goujon, de grenouille, Bouillon, Bouillon de canard, Château-la-Pompe, Flotte, Goua, Jus, Lagout*, Lance, Lancequine, Lansque, Lansquine, Limonade, Litarge, Plate, Pousse-Moulin, Sirop de parapluie, Vase, Vasinette, Wallace. // « … nous, j’préférons Boire d’la flott’ tout’ not’ semaine. / Parguié, j’l’aimons aussi l’bon vin, / Mais j’en boirions jamais eun’ goutte / Si fallait fair’ pousser l’raisin » (A. B.). On constate ici une richesse synonymique particulière et une variation intéressante en ce qui concerne les procédés de formation. Les initiales A. B. à la fin de la citation sont naturellement celles de Bruant. Et nous allons continuer par « eau-de-vie » : Eau-de-vie. Camphre, Casse-gueule, Casse-poitrine, Chien ou Sacré-chien, Chnick, Consolation, Cric, Crick, Crik, Crique, Dur, Eau d’af, d’aff ou d’affe, Elixir de hussard, Fil, Fil-en-quatre, Paf, Paff, Pétrole, Poivre, Possédé*, Raide, Rude, Schnaps, Schnick, Train*, Tripoli, Victoire*, Vitriole. // « Vous nous râperez le gosier avec le trois-six et le sacré-chien dans toute sa pureté » (Théophile Gautier). // « Bon, il entre dans le débit de consolation ! » (Eugène Sue) Nous voilà rassuré : l’article « eau-de-vie » égale pratiquement celui relatif à l’eau. Notons que les citations qui l’illustrent sont signées Théophile Gautier et Eugène Sue. Le dernier article présenté dans ce travail sera celui de « vin » : Vin. Bluchet*, Fil en double*, Jus, Pichenet, Picton, Pihonais*, Piot*, Pive, Pivois, Pivre, Sirop, Tortu, Vinasse. // Vin rouge. Bleu, Pivois de Rougemont. // Vin rouge léger. Petit bleu, Picolo. // « Du picolo ! / V’là mon lolo ; / J’en bois quand j’ai mal à la tête… » (A. B.) Cet article est particulièrement riche en blocs sémantiques, chacun correspondant à une spécialisation du sens du mot vedette (cette richesse en « sous-vedettes » constitue par ailleurs un des points forts du dictionnaire) : Vin blanc. Pivois savonné. // Vin blanc nouveau. Blanquette, Macadam. // Vin aigrelet. Briolet*, Ginglard, Jinglard, Reginglard, Reginglet. // Vin ordinaire. Omnibus, Vin du broc, Pive au Kil. // Vin en bouteilles. Cacheté. Bouteille de vin vieux. Rouillarde. // Vin de champagne. Champe, Coco épileptique. 156 Dávid Szabó Pas aussi largement que dans le dictionnaire récent de Colin et ses coauteurs cité au début de ce travail, mais la richesse synonymique relative au vin dépasse chez Bruant aussi celle liée à l’eau. Pour différentes raisons sans doute, mais les deux boissons étaient ainsi (et le restent) importantes pour les argotiers. 3. Des termes argotiques issus de l’imagerie relative aux boissons Nous arrivons à la fin d’une partie de notre travail dans lequel nous nous sommes intéressé aux différents noms non conventionnels de certaines boissons pouvant être considérées comme importantes à l’époque d’Aristide Bruant. Dans la dernière partie de cet article, nous tâcherons d’illustrer par quelques exemples le rôle de l’imagerie relative aux boissons dans les procédés sémantiques de formation du vocabulaire argotique. Certains des mots ainsi formés sont des boissons dont le nom vient par glissement de sens de celui d’une autre boisson : ainsi anisette signifie « eau », eau chaude « mauvais café », limonade « eau » ou sirop « vin ». Mais les mots de la boisson peuvent aussi être à l’origine de termes dont le sens n’a rien à voir avec la notion de boire. Citons par exemple cognac avec la signification « gendarme », gâcher de l’eau pour dire « uriner », lolo à la place de « sein » ou lance voulant dire « urine ». Notons cependant que le rôle de l’imagerie relative aux boissons dans la formation par glissement de sens d’éléments appartenant à d’autres champs sémantiques semble chez Bruant nettement moins important que celui de l’imagerie de la « bouffe ». En guise de conclusion Dans ce travail, nous avons étudié une (petite) partie du vocabulaire non conventionnel (argotique, populaire, familier, etc.) relatif aux boissons, tel qu’il apparaît dans l’œuvre d’Aristide Bruant. Nous n’avons pris que quelques exemples dans les paroles des chansons de Bruant, et nous nous sommes concentré avant tout sur les articles liés aux principaux types de boissons dans le dictionnaire françaisargot intitulé L’Argot au XXe siècle élaboré par Aristide Bruant et (surtout) Léon Drouin de Bercy. Mais avant de passer en revue les articles en question, nous avions le sentiment qu’il était nécessaire de nous interroger sur les qualités lexicographiques du travail de Bruant et de Bercy. Du point de vue de la lexicographie de notre époque, ce dictionnaire présente bien des défauts : domaine (celui de l’argot) mal défini, « pillage » de dictionnaires plus anciens, grand nombre de mots désuets, imprécisions au niveau de la macro- et microstructure, et nous pourrions continuer… sans oublier le fait d’avoir « oublié » de mentionner le nom – sauf pour les citations dans les articles – du principal auteur, Léon de Bercy. Par contre, vu les pratiques, exigences et possibilités lexicographiques au tournant des XIXe- Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant 157 XXe siècles, le dictionnaire de Bruant et de Bercy mérite d’être considéré comme un travail lexicographique appréciable, surtout si l’on tient compte de sa richesse exceptionnelle en équivalents argotiques (environ quinze mille argotismes selon les estimations de Delaplace), en blocs sémantiques correspondant à autant d’exemples de spécialisation du sens du mot vedette ou en citations littéraires illustrant l’utilisation des argotismes. Il faut noter aussi que – quoique de manière contradictoire ou pas assez systématique – les auteurs tâchent d’apporter des précisions lexicographiques rares pour l’époque comme l’indication des mots désuets, de certains procédés de formation ou, parfois, de l’origine sociologique. Notons avant de terminer que ce travail n’avait pas l’ambition de recenser et d’analyser en profondeur tous les aspects de ce vaste domaine dans l’œuvre de Bruant, par exemple les argotismes relatifs à l’acte de boire n’ont pratiquement pas été examinés. Compte tenu des limites auxquelles nous devions faire face, nous avons préféré concentrer notre attention sur certains articles pouvant être considérés comme particulièrement caractéristiques du dictionnaire. Aristide Bruant n’avait peut-être été qu’un écrivain mineur, comme le pensait Guiraud27, mais c’est une figure importante de l’histoire de la chanson française et de la culture populaire parisienne. Ses chansons et son dictionnaire (écrit avec Léon de Bercy) restent une source particulièrement importante de l’argot de la fin du XIXe siècle. Analyser une partie de son œuvre était aussi un moyen de le faire revenir un peu parmi nous. Bibliographie Bruant, Aristide, Dans la rue I-II, Plan de la Tour, Editions d’aujourd’hui, 1976 (1re éd. 1889 et 1895) Bruant, Aristide, L’Argot au XXe siècle, Paris, Fleuve Noir, 1993 (1re éd. 1901) Cellard, Jacques, Anthologie de la littérature argotique des origines à nos jours, Paris, Mazarine, 1985 Colin, Jean-Paul, Mével, Jean-Pierre, Leclère, Christian, Grand dictionnaire de l’argot et du français populaire, Paris, Larousse, 2006 (1re éd. 1990) Delaplace, Denis, Bruant et l’argotographie française, Paris, Honoré Champion, 2004 Dubois, Jean, Mitterand, Henri, Dauzat, Albert, Dictionnaire étymologique et historique du français, Paris, Larousse, 1993 (1re éd. 1964) Guiraud, Pierre, L’Argot, Paris, PUF, 1958 (1re éd. 1956) Kis, Tamás, « A magyar szlegszótárakról [Sur les dictionnaires de l’argot hongrois] », in Szleng és lexikográfia [Argot et lexicographie], éd. D. Szabó, T. Kis, Debrecen, Debrecen University Press, 2012, p. 7-53 Lermina, Jules, Lévêque, Henri, Dictionnaire français-argot, Paris, Les éditions de Paris, 1991 (1ère éd. 1897) Szabó, Dávid, « La ‘bouffe’ dans le langage d’Aristide Bruant », in, Cultures et mots de la table, éd. S. Bastian, U. Felten, J.-P. Goudaillier, Berlin, Peter Lang, 2019, p. 287-295. Zolnay, Vilmos, Gedényi, Mihály, A magyar fattyúnyelv szótára [Dictionnaire de la langue bâtarde hongroise], Budapest, manuscrit, 1945-1962 27 P. Guiraud, op. cit., p. 112. 158 Dávid Szabó Dávid Szabó – linguiste, lexicographe, traducteur, maître de conférences HDR à l’Université Eötvös Loránd de Budapest, directeur du Centre Interuniversitaire d’Études Françaises et de la Revue d’Études Françaises, professeur invité à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm (2017), ancien maître de conférences à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle (1996-1999), a soutenu sa thèse sous la dir. de J.-P. Goudaillier à l’Université Paris Descartes en 2002 (L’Argot des étudiants budapestois, Paris, 2004) et son habilitation à diriger des recherches sur Argot et lexicographie à l’Université Eötvös Loránd en 2012, a (co)organisé et publié plusieurs colloques internationaux d’argotologie, (co)édieur et (co)auteur de plusieurs dictionnaires hongrois-français / françaishongrois. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.15 Agnieszka Woch ń Uniwersytet Łódzki ń https://orcid.org/0000-0003-0559-9166 agnieszka.woch@uni.lodz.pl L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain Mabanckou RÉSUMÉ Le roman Verre Cassé, publié en 2005 par l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou, a été traduit en polonais par Jacek Giszczak sous le titre de Kielonek en 2008. L’action du récit se déroulant dans un bar, le champ lexical de l’alcool y est omniprésent. Pour cette raison, nous nous pencherons sur la traduction des termes et des expressions liés à cet univers, entre autres ceux désignant des objets (comme « verre » ou « bouteille »), des types de boissons, des dénominations relatives à une personne qui s’enivre, des mots et expressions suggérant un état de dépendance et des verbes et des expressions verbales renvoyant à l’action de boire. Nous examinerons les choix du traducteur, tels que le recours à la traduction littérale, au calque, au changement de ton et de registre et à la sur-traduction. Nous réfléchirons à la richesse lexicale du français et du polonais dans ce domaine et nous nous concentrerons sur le registre des termes employés dans le texte de départ et dans le texte d’arrivée. MOTS-CLÉS – Traduction, alcool, analyse de discours, Verre Cassé, Alain Mabanckou, littérature francophone A Contrastive Analysis of Alcohol-Related Terms in Broken Glass by Alain Mabanckou and Its Polish Translation SUMMARY The novel Broken Glass (2005) by a Franco-Congolese writer Alain Mabanckou was translated into Polish by Jacek Giszczak under the title Kielonek in 2008. The plot of the novel is set in a bar, hence the richness and omnipresence of the lexical field related to alcohol. The present article performs a contrastive analysis between the original version and the Polish translation of terms and expressions related to the alcohol universe. The aim is to examinee the translator’s choices, such as the use of literal translation, calque, or tone, as well as to recognise changes and over-translation. As mentioned, the analysis focuses on the translation of terms and expressions related to alcohol, including designating objects (e.g. a ‘glass’ or a ‘bottle’), types of drinks, names that describe drunk persons, words and expressions that suggest a state of alcohol dependence, and verbs and verbal expressions that refer to the action of drinking itself. The article looks into the lexical richness of the French and Polish languages in this particular semantic field, and examines the register of terms used in the source text and the target text. KEYWORDS – Translation, alcohol, speech analysis, Broken Glass, Alain Mabanckou, French literature [159] 160 Agnieszka Woch Introduction En 2005, l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou publie aux éditions du Seuil le roman intitulé Verre Cassé. L’ouvrage remporte plusieurs prix littéraires, dont, en 2005, le Prix Ouest-France / Étonnants Voyageurs, le Prix des Cinq Continents de la Francophonie et le Prix du livre RFO (Réseau France Outremer). En 2012, il est désigné par le quotidien anglais The Guardian comme l’un des dix meilleurs livres africains contemporains1. L’action du roman se déroulant dans un bar, le champ lexical de l’alcool y est omniprésent, ce qui nous a permis de constituer un corpus de 236 occurrences. Ainsi, nous nous pencherons sur la traduction des termes et des expressions liés à l’univers de l’alcool dans l’ouvrage Verre Cassé. Nous examinerons les choix et les techniques du traducteur, nous réfléchirons à la richesse lexicale du français et du polonais dans le domaine et nous étudierons le registre des termes employés. 1. Présentation de l’auteur et du roman Alain Mabanckou, écrivain et professeur de littérature francophone, naît à Pointe-Noire le 24 février 1966 dans la République du Congo. « Le petit Congo » ou Congo Brazzaville est d’ailleurs évoqué à plusieurs reprises dans ses œuvres. Il est auteur non seulement de romans, mais aussi de poésies, d’essais (par exemple Le Sanglot de l’Homme Noir), d’anthologies et d’ouvrages de littérature de jeunesse. Il est finaliste de plusieurs prix littéraires, tels que le Man Booker International Prize (2015) ou le Premio Strega Europeo (2015). Il est également lauréat du prix Renaudot 2006 pour ses Mémoires de porc-épic, ainsi que du prix Liste Goncourt : le choix polonais 2015 pour son roman Petit Piment. L’ensemble de son œuvre est couronné par l’Académie Française en 2012 avec le Grand Prix de littérature Henri-Gal2, tandis que la Principauté de Monaco lui décerne le prix littéraire Prince Pierre de Monaco en 20133. Le roman Verre Cassé est traduit en plusieurs langues, y compris en polonais en 2008. Le traducteur Jacek Giszczak se charge de cette traduction polonaise, tout comme pour les autres ouvrages de Mabanckou4. Tous ses livres sont publiés par la même maison d’édition : Karakter. Le site internet de l’auteur permet de comprendre la trame du roman : 1 2 3 4 https://www.theguardian.com/culture/gallery/2012/aug/26/africa (20/11/2018). http://www.academie-francaise.fr/alain-mabanckou (20/11/2018). http://www.seuil.com/auteur/alain-mabanckou/4027 (20/11/2018). Jacek Giszczak est non seulement traducteur de littérature française, mais il est aussi compositeur ainsi qu’auteur de romans et de textes de chansons (www.kulturalna.warszawa.pl/pi/46382_1.pdf (27/11/2018). L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain Mabanckou 161 L’histoire « très horrifique » du Crédit a voyagé, un bar congolais des plus crasseux, nous est ici contée par l’un de ses clients les plus assidus, Verre Cassé, à qui le patron Escargot entêté a confié le soin d’en faire le geste en immortalisant dans un cahier de fortune les prouesses étonnantes de la troupe d’éclopés fantastiques qui le fréquentent (www.alainmabanckou.com/oeuvres.htlm, 28/09/2018). Verre Cassé était auparavant un enseignant exemplaire, qui a pourtant été chassé de son établissement scolaire après avoir fait goûter à ses élèves du vin de palme. Entre deux verres de vin, il porte un regard critique sur le monde et raconte, dans un style truculent et pittoresque, les histoires des autres clients du bar « Le Crédit a voyagé ». Le roman possède deux particularités : il est riche en références littéraires provenant du monde entier et un signe de ponctuation en est totalement absent : le point. 2. Le champ lexical de l’alcool dans le Verre Cassé Le titre représente d’emblée un premier défi pour le traducteur. Son choix s’est porté sur un mot familier : kielonek5, qui désigne en polonais un petit verre de vodka. Ainsi, il a omis l’adjectif « cassé » qui fait référence au destin du narrateur, détruit par la boisson. Tous les termes relevés peuvent être répartis en cinq catégories. La première englobe les substantifs désignant les noms des boissons, tels que vin (40 occurrences) et ses dérivés vin de palme (15), vin rouge (de la Sovinco) (9), Sovinco (1), le liquide rouge de la Sovinco (1). Le substantif général alcool (8) s’y trouve également, ainsi que whisky (1) et bière, cette boisson étant représentée par deux marques : Flag et Primus (2). La deuxième catégorie regroupe des lexies désignant des objets utiles pour la consommation de l’alcool comme verre (25) et bouteille (48). Ensuite il s’agit des dénominations relatives à une personne qui s’enivre, notamment soûlard (12), ivrogne (5), buveur (2), (vieille) éponge (1), alcoolo (1), ivre (5) et ivre mort (3). La quatrième catégorie se compose de mots et d’expressions suggérant un état de dépendance : alcoolisme (1), penchant pour l’alcool (1), culte immodéré pour l’alcool (1), culte de la bouteille de vin (1), ivresse (1). En dernier lieu, les verbes et les expressions verbales renvoyant à l’action de boire ont été divisés en quatre catégories thématiques : • L’action et la manière de boire (70 occurrences) : boire et ses dérivés (d’un trait, un bon coup, un petit verre, comme une éponge), prendre son pot, avaler une gorgée / des gorgées de rouge, vider son verre, consommer de l’alcool, savourer son vin, se soûler, éventrer les bouteilles, inspecter la croupe des bouteilles de rouge, ralentir le nombre des bouteilles. 5 Toutes les définitions des termes polonais proviennent du dictionnaire de référence de la langue polonaise : Słownik języka polskiego PWN [en ligne]. 162 Agnieszka Woch • Arrêter de boire (3) : laisser tomber la bouteille, arrêter le culte de la bouteille, arrêter de côtoyer les bouteilles. • (Re)commencer à boire (2) : dire oui à l’alcool, reprendre sa pleine activité. • D’autres expressions verbales (3), telles que : cuver son vin (familier, signifie « dissiper son ivresse en se reposant au lit, en dormant »6), avoir soif. 3. Les techniques de traduction employées dans le roman La première technique employée par le traducteur est la traduction littérale. Elle est appliquée lorsque le passage d’une langue à l’autre est aisé et que le texte ne nécessite pas de changements importants. C’est le cas notamment des noms de boisson : le « vin de palme » est traduit par son équivalent polonais wino palmowe ; les « bières » Flag et Primus deviennent piwo Flag et piwo Primus ; « le vin rouge de la Sovinco » prend la forme de czerwone wino (z) Sovinco. Les termes sont traduits sans donner lieu à des pertes importantes, à l’exception de Sovinco. En effet, comme l’observent Matulewska et Oh, dans le cas de la traduction aussi bien spécialisée que littéraire, les dénominations culinaires ou d’origine alimentaire sont sources de difficulté, puisqu’elles englobent une « terminologie immergée dans une culture » (Matulewska et Oh, 2016 : 229-230). Ainsi, un lecteur polonais qui lit wino z Sovinco ou wino sovinco y voit simplement une marque de vin parmi d’autres, sans comprendre que le terme cache en réalité l’acronyme d’un producteur national et socialiste, à savoir celui de la Société des Vins du Congo, une sorte de Polmos7 polonais. Cependant, à plusieurs reprises, la traduction littérale ne suffit pas et le traducteur décide de changer le registre des termes. Tel est le cas du terme « verre » qui, en polonais, peut désigner soit szklanka (« un verre à eau »), soit kieliszek (« un verre à vin »), soit kielonek (familier, « un verre de vodka ») en fonction du contexte. Comme nous l’avons signalé en expliquant la traduction du titre du roman, c’est cette dernière acception qui a été employée pour traduire le nom français. Ainsi, « verre » accompagné du déterminant « petit » prend la forme synthétique du diminutif polonais szklaneczka. De même, le mot « bouteille » sera traduit soit par le terme neutre butelka, soit par son équivalent familier flaszka (« bouteille, surtout de vodka »). Étudions à présent les dénominations renvoyant aux personnes qui consomment de l’alcool en excès. En ce qui concerne le substantif familier français « alcoolo », le traducteur opte pour le terme standard en polonais, à savoir alkoholik. Dans le cas de « buveur », le mot est souvent omis dans la traduction polonaise. Quant à 6 7 Toutes les définitions des termes français proviennent du dictionnaire TLFi [en ligne] et ont été consultées sur le portail du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales CNRTL. Polmos, acronyme de « Monopole polonais de spiritueux », est une entreprise d’État, fondée dans les années 1920. L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain Mabanckou 163 « soûlard » et « ivrogne » (deux termes, l’un populaire, l’autre courant, désignant une « personne qui a l’habitude de s’enivrer », synonymes de « alcoolique » et de « buveur »), ils sont représentés par les quatre équivalents polonais suivants : pijak (« qui boit souvent et beaucoup »), son diminutif pijaczek, le mot péjoratif pijaczyna et le terme vulgaire et péjoratif moczymorda (littéralement « celui qui trempe sa gueule »), comme le montrent les extraits de 1 à 4 : (1) (2) (3) (4) FR. : « c’est à moi que tu parles comme ça, espèce de soûlard, crève donc, imbécile » (Mabanckou, 2005, Loc. 1299-1300) ; POL. : « do mnie to mówisz, ostatni moczymordo, a zdychaj, a zdychaj, kretynie » (Mabanckou, 2008, Loc. 1403-1404) ; FR. : « elle me parle du gars qui s’appelait Demoukoussé, un soûlard devant l’Éternel » (Mabanckou, 2005, Loc. 1471) ; POL. : « i mówi mi o gościu, który nazywał się Demoukousse, pijaku wobec Wieczności » (Mabanckou, 2008, Loc. 1592-1593) ; FR. : « mais il fallait surtout compter avec les soûlards qui sont toujours solidaires jusqu’à la dernière goutte de vin et qui sont donc passés à l’action » (Mabanckou, 2005, Loc. 153-154) ; POL. : « lecz można było liczyć zwłaszcza na pijaczków, którzy zawsze są solidarni do ostatniej kropli i którzy zabrali się do dzieła » (Mabanckou, 2008, Loc. 66-67) ; FR. : « l’ivresse n’excuse pas l’imbécillité et vice versa, mutez donc cet ivrogne dans la brousse et qu’on n’en parle plus » (Mabanckou, 2005, Loc. 1682-1683) ; POL. : « pijaństwo nie tłumaczy kretyństwa i vice versa, przenieście mi migiem tego pijaka do buszu i nie chcę o tym słyszeć » (Mabanckou, 2005, Loc. 1836). En revanche, le terme familier ochlapus (« qui boit souvent et beaucoup »), provenant du champ sémantique de l’alcool, est employé pour traduire le terme « loque » (« individu mal habillé » ou « sans énergie ») : (5) FR. : « non, qui va accepter une loque comme moi » (Mabanckou, 2005, Loc. 928) ; POL. : « no nie, kto zechce takiego ochlapusa » (Mabanckou, 2008, Loc. 964). Parfois le choix du traducteur semble être dicté par l’emploi au pluriel et au singulier des substantifs polonais. Ainsi pijaczyna est plutôt utilisé au singulier et pijaczki au pluriel, comme dans le passage ci-dessous : (6) FR. : « ‘mon prénom c’est Casimir, pour ceux qui ne le savent pas, rien ne peut m’arrêter, je suis connu ici et là, je mène la grande vie, sachez-le, si je me suis arrêté ici c’est pour prendre mon pot, c’est tout, je suis pas un soûlard comme vous autres, moi c’est la grande vie que je cherche’, et je me suis dit ‘merde alors, c’est qui ce gars qui cause de cette manière-là, est-ce qu’il réalise quand même dans quel Vietnam il est en train de s’enliser’, et nous avons alors ressenti de l’antipathie pour ce Casimir qui prétendait mener la grande vie, lui qui nous traitait tous de soûlards, et pourquoi n’était-il pas allé prendre son pot ailleurs, chez les autres gars qui mènent la grande vie comme lui » (Mabanckou, 2005, Loc. 963-968) ; POL. : « ‘mam na imię Kazimierz, jakby ktoś nie wiedział, zmierzam prosto do celu, znają mnie tu i tam, a żyję na poziomie, żebyście nie myśleli, jeżeli tu wstąpiłem, to tylko na jednego, nie jestem pijaczyną jak wy, lubię pewien poziom’ i wtedy powiedziałem sobie ‘o, 164 Agnieszka Woch w mordę, co to za gość, że gada w ten sposób, czy choć pomyślał, jaki tu będzie Sajgon’, i zaraz poczuliśmy antypatię do tego Kazimierza, który twierdził, że żyje na poziomie, który nas wszystkich nazwał pijaczkami, czemu nie poszedł napić się gdzie indziej, do gości na poziomie jak on, hę » (Mabanckou, 2008, Loc. 1005-1011). Le changement de ton ou de registre est également visible lors de la traduction de l’expression « ivre mort ». Tandis que « ivre » est traduit par les termes standard pijany ou upity, « ivre mort » prend non seulement la forme de zapity, mais aussi celles de zalany w trupa (expression familière, désignant « imbibé d’alcool au point de ressembler à un cadavre ») et de w trzy dupy zalany (expression familière et vulgaire, littéralement « imbibé d’alcool *comme trois culs »). Le traducteur choisit également des équivalents variés dans le cas de l’expression « prendre un pot ». Là où l’expression « aller prendre son pot ailleurs » est traduite par la forme perfective du verbe standard « iść napić się gdzie indziej », la phrase « si je me suis arrêté ici c’est pour prendre mon pot » devient « jeżeli tu wstąpiłem, to tylko na jednego » (littéralement : « venir en boire un »). Enfin, l’extrait « est-ce que quand je bois mon pot je provoque quelqu’un » est traduit « czy wychylając szklaneczkę, komukolwiek przeszkadzam » (littéralement : « soulever son petit verre afin de le vider »). La langue polonaise dispose de plusieurs traductions familières du verbe « boire », entre autres chlać (« se bourrer sans limites »), chlać na umór (« se bourrer à mort »), ou żłopać (« boire copieusement, pomper »). Elles sont exploitées dans la traduction, par exemple dans les passages suivants : (7) (8) FR. : « j’avais failli verser des larmes, je ne me souvenais plus de quel écrivain ivrogne nous avions discuté, de toutes les façons y en avait plusieurs qui buvaient, et y en a qui boivent à mort parmi les contemporains » (Mabanckou, 2005, Loc. 1917-1918) ; POL. : « jeszcze moment, a zalałbym się łzami, nie pamiętałem już, o jakim zapitym pisarzu była mowa, tak czy owak, wielu piło i wielu chla na umór spośród naszych współczesnych » (Mabanckou, 2008, Loc. 2102-2104) ; FR. : « Robinette boit plus que moi, elle boit comme les tonneaux d’Adélaïde que les Libanais vendent au Grand Marché, Robinette boit, boit encore sans même se soûler » (Mabanckou, 2005, Loc. 933-934) ; POL. : « Spłuczka pije więcej ode mnie, *żłopie jak te beczki Danaid, które Libańczycy sprzedają na targu, Spłuczka pije i pije, i nawet się nie upija » (Mabanckou, 2008, Loc. 969-970). Ces deux extraits ont recours à une sur-traduction, car le traducteur emploie des hyponymes. Il développe, voire exagère, le message d’origine par l’emploi d’un terme à la fois plus spécifique dans la langue cible et plus fort, en raison du changement de registre (pić vs chlać, żłopać). Il en va de même pour la traduction de l’expression « avoir soif » : « j’avais plus que jamais soif » est traduit par « tymczasem suszyło mnie jak nigdy dotąd ». Or, l’expression polonaise et familière suszyć (littéralement « sécher ») signifie « avoir besoin d’alcool ». L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain Mabanckou 165 Le verbe français « cuver » représente un défi pour le traducteur. Le terme prend le sens de « dissiper son ivresse en se reposant au lit, en dormant », par exemple « cuver son vin rouge ». Les deux passages « je continuais à cuver » et « c’est pas ce vin que je cuve qui me ferait oublier ce que j’ai entrepris tout au long de ma jeunesse » ont été traduits respectivement par « i dalej trawiłem » et « pomimo litrów przetrawionego wina nie zapomnę, co zajmowało mnie w latach młodości ». Le traducteur a opté pour le verbe polonais trawić (« digérer ») en renonçant à trzeźwieć (« dégriser, dessoûler »). Le premier terme est d’ailleurs présent dans l’expression zapach przetrawionego alkoholu (littéralement « l’odeur de l’alcool digéré »), pourtant la forme « i dalej trawiłem » (« et je continuais à digérer ») est surprenante lorsqu’elle se rapporte à l’alcool. En ce qui concerne les expressions iconiques ou métaphoriques, caractéristiques du style mordant et pittoresque de Mabanckou, le traducteur choisit souvent un calque dont le sens reste transparent pour le lecteur. Ainsi, « mon culte immodéré pour l’alcool » est traduit par « mój nieumiarkowany kult alkoholu » et « j’arrêterai le culte de la bouteille de vin » devient « porzucę kult butelki czerwonego wina ». Cette technique peut être illustrée par deux autres exemples : FR. : « je jure que j’avais voulu […] arrêter de côtoyer les bouteilles de la Sovinco » (Mabanckou, 2005, Loc. 182-183) ; POL. : « przysięgam, że chciałem […] zerwać stosunki z butelkami sovinco » (Mabanckou, 2008, Loc. 1992-1993) ; (10) FR. :« je devais choisir entre elle ou l’alcool, c’était un choix très cornélien, alors j’ai dit oui à l’alcool » (Mabanckou, 2005, Loc. 1511) ; POL. : « muszę raz wreszcie wybrać, muszę dokonać wyboru, ona lub alkohol, był to wybór godny Corneille’a, więc powiedziałem ‘tak’ alkoholowi » (Mabanckou, 2008, Loc. 1639-1640). (9) Pourtant, dans un cas le traducteur recourt à un calque, alors qu’il dispose d’un équivalent en polonais. Ainsi, pour traduire « boire comme une éponge », il opte pour une traduction littérale et inexistante en polonais : pił jak gąbka. Certes, elle reste compréhensible en contexte, mais il existait l’expression polonaise pić jak szewc (*« boire comme un cordonnier »). (11) FR. : « je lui avais raconté un jour l’histoire d’un écrivain célèbre qui buvait comme une éponge, un écrivain qu’on allait même ramasser dans la rue quand il était ivre » (Mabanckou, 2005, Loc. 2327) ; POL. : « kiedyś w żartach opowiedziałem mu historię o sławnym pisarzu, który pił jak gąbka, o pisarzu, którego gdy się upił, trzeba było podnosić z ulicy ») (Mabanckou, 2008, Loc. 2569-2571). La traduction des métaphores liées à l’alcool entraîne parfois des pertes importantes pour le style de l’écrivain. En témoignent les passages suivants : 166 Agnieszka Woch (12) FR. : « je continuais à cuver, à avaler des gorgées de rouge, à décapiter, à éventrer les pauvres bouteilles innocentes de la Sovinco » (Mabanckou, 2005, Loc. 1547-1548) ; POL. : « i dalej trawiłem, wlewałem w siebie hausty czerwonego wina, odkręcałem, opróżniałem niewinne butelki sovinco » (Mabanckou, 2008, Loc. 1680-1682) ; (13) FR. : « cette vie et demie qui m’a sans cesse mis en conflit avec le liquide rouge de la Sovinco, je lui dirais de me pardonner le bonheur que j’ai éprouvé en inspectant sans relâche la croupe des bouteilles de rouge » (Mabanckou, 2005, Loc. 2340-2342) ; POL. : « to życie i pół, które kazało mi się wciąż zmagać z czerwonym płynem z Sovinco, poprosiłbym, by wybaczyła mi szczęście, które mnie przepełniało, gdy kontemplowałem dno flaszek czerwonego wina » (Mabanckou, 2008, Loc. 2585-2586). Dans le premier cas, Mabanckou emploie des termes militaires tels que « décapiter » et « éventrer » qui, dans la traduction polonaise, cèdent la place à des verbes désignant l’action d’ouvrir et de boire, utilisés au sens propre, comme odkręcać (« ouvrir la bouteille ») et opróżniać (« vider »). Dans le second passage, la traduction renonce à l’image féminine de la bouteille dont le narrateur inspecte « la croupe » (c’est-à-dire la « partie du corps comprenant les lombes et les fesses » [fam. spéc. en parlant d’une femme]) en optant pour l’expression « contempler le fond des bouteilles ». Conclusion Les termes liés à l’alcool, que nous avons classés en cinq groupes, parsèment le roman et constituent un défi pour le traducteur, puisqu’il s’agit surtout de verbes et d’expressions verbales iconiques. Par ailleurs, certains termes qui ne font pas partie du champ lexical de l’alcool en français changent de catégorie en polonais. Ainsi, le traducteur rend le mot « loque » par ochlapus et l’expression « À chacun sa merde » par l’équivalent każdy pije piwo, którego sobie nawarzył (« chacun doit boire la bière qu’il a brassée », ce qui signifie en polonais qu’il faut assumer les conséquences de ses actes). La technique de traduction le plus souvent employée est la traduction littérale, avec parfois le recours à des calques surprenants pour un lecteur polonais, par exemple « boire comme une éponge » (pić jak gąbka au lieu de pić jak szewc) et « le culte de la bouteille » (kult butelki). En outre, nous avons observé un changement constant de ton et de registre par rapport au texte original. Le traducteur surcharge le texte en recourant au registre familier et aux termes connotés, là où les termes français sont neutres. D’une part, cela peut s’expliquer par une tentative du traducteur pour reproduire le style singulier et truculent de Mabanckou. D’autre part, cela témoigne de la richesse des termes familiers liés à l’alcool dans la langue polonaise, ce qui laisse au traducteur le choix entre plusieurs vocables. En fin de compte, comme l’affirme Meschonnic : « La première et dernière trahison que la traduction peut commettre envers la littérature est de lui enlever L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain Mabanckou 167 ce qui fait qu’elle est littérature – son écriture – par l’acte même qui la transmet » (Meschonnic, 1999 : 87). L’univers de l’alcool présent dans le roman de Mabanckou est transposé en polonais, de manière à respecter le rythme et le style singulier de l’écrivain franco-congolais, avec néanmoins quelques pertes, en particulier au niveau des métaphores. Bibliographie Mabanckou Alain, Kielonek, Kraków, Karakter [édition Kindle], 2008 Mabanckou, Alain, Verre cassé, Paris, Éditions du Seuil [édition Kindle], 2005 Matulewska, Aleksandra, Kyong-geun, Oh, « „Szumi w głowie”, czyli o problemie przekładu nazw koreańskich i polskich alkoholi », in Przyszłość zawodu tłumacza przysięgłego i specjalistycznego – współczesne wyzwania, éd. M. Czyżewska, A. Matulewska, Warszawa, Tepis, 2016, p. 229-243 Meschonnic, Henri, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999 www.alainmabanckou.com/oeuvres.htlm (28/09/2018) www.cnrtl.fr (27/11/2018) www.sjp.pwn.pl/sjp/online (27/11/2018) Agnieszka Woch – maître de conférences à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź (Pologne), docteur en sciences humaines de l’Université de Łódź et de l’Université Paris Descartes (spécialité : linguistique). Ses principaux domaines d’intérêt scientifique sont l’analyse du discours, la pragmatique et la sociolinguistique. Ses recherches actuelles portent sur le discours médiatique et politique. Elle est auteure de deux monographies La persuasion au service des grandes causes. Une étude comparative des campagnes sociétales contre la discrimination raciste, homophobe et sérophobe (2018) ; Le slogan électoral français, italien et polonais : analyse formelle et pragmatique (2010), rédactrice du volume Pratiques langagières périphériques (2015), corédactrice de l’ouvrage Le Poids des mots. Hommage à Alicja Kacprzak (2018), coauteure du livre Parole d’arte. Introduzione al linguaggio artistico et auteure de plusieurs articles consacrés à la linguistique. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.16 Alicja Kacprzak ń Uniwersytet Łódzki ń https://orcid.org/0000-0002-3113-8534 alicja.kacprzak@uni.lodz.pl Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots et le discours de l’absinthe RESUMÉ Peu de boissons sont aussi présentes dans la culture française que l’absinthe, ce spiritueux à base de Artemisia absinthium, autrement nommée herbe de la Saint-Jean. Traitée par les uns comme fée verte, accusée par les autres « qu’elle rend fou et criminel, fait de l’homme une bête et menace l’avenir de notre temps » (formulations des ligues de vertu du début du XXe s.), l’absinthe a fourni un motif largement exploité dans la littérature, dans la peinture, dans la chanson etc. L’usage de l’absinthe s’est largement popularisé à la fin du XIXe et au début de XXe siècle. Par conséquent, la boisson a obtenu en français plusieurs appellations informelles, oscillant entre les formulations mélioratives comme nymphe verte et péjoratives comme poison vert. Dans notre article, il sera question de présenter le lexique de l’absinthe, standard et non standard, ainsi que la façon dont différents auteurs français ont parlé de cette boisson dans leurs ouvrages. MOTS-CLÉS – lexicologie, variation lexical, argot, absinthe Between poison vert and fée verte : Some Remarks on the Words and the Speech of Absinthe SUMMARY Few drinks are as present in French culture as absinthe. This spirit, treated by some as a fée verte (‘green fairy’), accused by others of “making it mad and criminal”, has provided a motif widely exploited in literature, painting, song, and so on. The effects of this specific alcohol, its ritual, its sociality, the addiction it provoked were often addressed in the speech of the great French and world literature. The use of absinthe was widely popularized in the late nineteenth and early twentieth century in all social circles. Consequently, the drink obtained in French several informal appellations, oscillating between the meliorative formulations like fée verte (‘green fairy’) and pejoratives, like poison vert (‘green poison’). In our article, we discuss the lexicon of absinthe, standard and nonstandard, as well as the way different French authors have spoken about absinthe in their works. KEYWORDS – lexicology, lexical variation, slang, absinth [169] 170 Alicja Kacprzak Introduction Peu de boissons sont aussi présentes dans la culture française que l’absinthe, ce spiritueux à base d’Artemisia absinthium, autrement nommée herbe de la SaintJean. Considérée par les uns comme fée verte, accusée par les autres, « parce qu’elle rend fou et criminel, fait de l’homme une bête et menace l’avenir de notre temps » (formulations des ligues de vertu du début du XXe siècle), l’absinthe a fourni un motif largement exploité dans la littérature (Frères Goncourt, Zola, Hemingway, Remarque), dans la peinture (Degas, Monet), dans la chanson (Barbara) etc. En effet, les effets de cet alcool spécifique, son rituel, sa socialité, l’addiction qu’il provoquait ont souvent été abordés dans le discours de la grande littérature française et mondiale ; en même temps, l’absinthe, dont l’usage s’est largement popularisé à la fin du XIXe et au début de XXe siècle, a obtenu en français plusieurs appellations informelles, oscillant entre les formulations mélioratives comme nymphe verte et péjoratives comme poison vert. Dans notre article, après avoir rappelé l’évolution du mot absinthe, nous soumettrons à l’étude le lexique relatif à la boisson portant ce nom, tel qu’il est noté dans le TLFi ansi que dans le Dictionnaire du français non conventionnel de Cellard & Rey (1991) et dans le Dictionnaire de l’Argot & du français populaire de Colin & Mével (2006). La vérification de sa présence dans la base Frantext permettra en second lieu de découvrir différentes façons dont les auteurs français avaient parlé de l’absinthe dans leurs ouvrages. L’étude des collocations du mot absinthe avec d’autres termes montrera quels étaient les thèmes clés autour desquels le discours de l’absinthe était construit. 1. Un bref rappel d’une longue histoire de l’absinthe et de son appellation Rappelons en premier lieu l’origine du mot absinthe : comme l’indique le TLF, il s’agit d’un terme emprunté au latin, absinthium ’plante aromatique amère’, étant . L’appellation botanique de la plante en à son tour un calque du grec, question, Artemisia absinthium, faisait honneur à une déesse grecque, Artémis. En effet, l’histoire de l’absinthe est très longue. Déjà en Égypte ancienne, le Papyrus Ebers (vers -1600 /-1500) mentionne l’usage médical d’extraits d’absinthe, puis, en médecine grecque, Hippocrate (460-377 av. J.-C.) parle de l’action de l’alcool d’absinthe sur la santé et de son effet aphrodisiaque. Enfin à Rome, Lucrèce (Iᵉʳ siècle av. J.-C.) mentionne les vertus thérapeutiques de l’absinthe dans l’ouvrage De la nature des Choses. En France, ces utilisations de l’absinthe étaient aussi connues depuis des siècles, comme en témoignent différents textes anciens. Ainsi, au XVIe siècle, Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots... 171 Claude Cotereau, le traductuer des Douze livres des choses rustiques de Lucius Junius Moderatus Columella, écrit1 : (1) « […] tu feras bouillir une livre d’absinthe en trois pintes de vin jusques à la quarte partie [...] ». Claude COTEREAU, Les Douze livres… des choses Rusticques, 1551, p. 640. Dans la phrase citée il est question d’« une livre d’absinthe » bouillie dans du vin, le mot absinthe se rapporte donc à la plante même, cueillie et utilisée pour en faire une sorte de boisson médicamenteuse. Son goût amer constituait une de ses caractéristiques saillantes, si bien qu’assez rapidement le mot a pris aussi un sens figuré de « sentiment d’amertume », ce que l’on constate dès le XVIe siècle, notamment dans le poème Complainte sur une absence de Jean Bertaut : (2) Or voy-je maintenant qu’Amour a bien semé Des espines d’ennuy dans son doux labyrinthe : Et qu’au desir d’un cœur de sa flamme allumé La longueur d’une absence est bien pleine d’absinthe. Jean BERTAUT, Recueil de quelques vers amoureux, 1606, p. 39 Le même usage métonymique fait de ce mot est employé par Madame de Sévigné qui écrit dans une de ses lettres : « La vie est cruellement mêlée d’absinthe ». Mme DE SÉVIGNÉ, Correspondance : t. 1 : 1646-1675, 1675, p. 442 À la fin du XVIIIe et au début de XIXe siècle, les médecins conseillent l’utilisation du vin d’absinthe. Ce terme devient d’usage standard, ce qui est noté par les manuels de médecine : (3) « Un bon remède dans ce cas est l’usage du vin d’absinthe […], dont la personne prendra trois ou quatre onces avant dîner et avant souper ». Étienne-Louis GEOFFROY, Manuel de médecine pratique, 1800, p. 241 C’est aussi à cette époque du capitalisme naissant que la première distillerie d’absinthe est fondée en Suisse ; bientôt, en 1805, ce sera le tour de celle de Pontarlier, Pernod Fils, qui deviendra par la suite la première marque de spiritueux français. Le développement rapide de l’industrie de l’absinthe est en effet lié à sa renommée de médicament efficace, acquise au cours de la colonisation de l’Algérie par les troupes françaises en 1830, au cours de laquelle les officiers recommandaient aux soldats son usage pour combattre le paludisme et la dysenterie. Cette utilisation « bénéfique » s’étant ensuite généralisée en France, 1 Tous les exemples littéraires cités dans l’article proviennent de la base Frantext, consultée en mai 2018. 172 Alicja Kacprzak quarante ans plus tard l’absinthe représentait déjà 90% des apéritifs consommés en France, même si le prix de la boisson était assez élevé. Dans les années 1880, la production d’absinthe a encore augmenté, entraînant une diminution des prix et une popularité grandissante dans toute la population. Au XIXe siècle, les Français boivent de l’absinthe et en parlent : le mot absinthe est ainsi employé surtout au sens de « boisson alcoolisée », y compris dans la littérature, comme en témoignent les citations des auteurs de l’époque, de Vigny à Hugo : (4) « […] il nous parla ainsi, autour de trois verres d’absinthe verte qu’il eut soin de nous offrir préalablement et cérémonieusement ». Alfred de VIGNY, Servitude et grandeur militaires, 1835, p. 86 (5) L’approvisionnement de l’alcool fut complété par le cognac, le rhum, le tafia, le kirschenwasser, l’absinthe, le curaçao, le gin et l’eau d’or de Hambourg. Louis REYBAUD, Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, 1842, p. 330 Si, dans la première moitié du XIXe siècle, de Vigny (4) mentionne l’absinthe dans un contexte presque mélioratif (l’alcool est servi « cérémonieusement »), le fragment (5) le montre comme un alcool parmi d’autres. Or, dans les années 1860, on commence à parler en France de son usage hors normes (6), ce qui devient peu à peu une caractéristique des cafés parisiens : (6) Messieurs les humains, je vous dis bernique ! C’est à Bruxelles que l’on consomme le plus de bière, à Stockholm le plus d’eau-de-vie, à Madrid le plus de chocolat, à Amsterdam le plus de genièvre, à Londres le plus de vin, à Constantinople le plus de café, à Paris le plus d’absinthe. Victor HUGO, Les Misérables, 1862 [1881], p. 529 Bientôt sont identifiés aussi les effets néfastes de l’absinthe (7) dont l’abus peut être mortel : (7) Tu veux donc te tuer ? – dit Malivoire à Barnier qui se versait un sixième verre d’absinthe. – Me tuer ? me tuer !... – et Barnier leva dédaigneusement les épaules : ce fut tout ce qu’il répondit. Edmond de GONCOURT, Jules de GONCOURT, Sœur Philomène, 1861, p. 273 Dans cette situation, dès 1875, les ligues antialcooliques, avec des autorités telles que les grands savants Louis Pasteur et Claude Bernard, les médecins hygiénistes, les syndicats, l’Église catholique et aussi la presse se mobilisent contre « l’absinthe qui rend fou ». Il faudra cependant attendre quarante ans pour que les résultats de cette mobilisation prennent vie et, en 1915, l’absinthe sera interdite en France par une disposition préfectorale2. L’interdiction de l’absinthe arrive donc après des 2 Cette situation durera en France jusqu’en 2011. Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots... 173 décennies de son usage fréquent pour un bon nombre de Français, parfois presque rituel dans certains milieux. Il n’est pas étonnant que cette boisson ait acquis une valeur d’artefact culturel et qu’elle soit en même temps devenue un motif largement exploité par les artistes, que ce soit en littérature (Frères Goncourt, Hugo, Zola) ou en peinture (Degas, Van Gogh), etc. 2. Le lexique de l’absinthe Cette omniprésence de la boisson verte ne saurait rester sans conséquences sur la langue française, qu’il s’agisse de la phraséologie ou du lexique relatifs à l’absinthe, vus selon le point de vue de la variation de la langue, au sens donné à cette notion par Gadet3. Ainsi parmi les expressions figées, citons en premier lieu celle qui concerne le moment habituel de prendre de l’absinthe dans la journée, appelé l’heure de l’absinthe, avec ses synonymes, l’heure de l’abs et l’heure verte. Une autre expression, faire son absinthe, désignait la façon de préparer sa consommation, en versant de l’eau sur l’absinthe. L’Almanach du Hanneton de 1867 énumère à ce propos quelques noms de variantes obtenues selon la façon de préparer son verre : (8) « Il y a plusieurs manières de faire son absinthe [...] : la hussarde [...], la purée [...], l’amazone [...], la vichy [...], la bourgeoise (appelée aussi panachée)... ». Il convient de noter aussi des locutions figurées contenant ce mot, appartenant à l’argot du XIXe siècle, notamment avaler son absinthe, expliqué par le TLF comme ‘faire bon visage contre mauvaise fortune’ ou encore renverser son absinthe, c’est-à-dire ‘mourir’. Quant aux dérivés du mot étudié, le TLFi en énumère plusieurs, dont trois termes chimiques relatifs à l’absinthe : absinthol, absinthate, absenthine. Toutes les autres unités appartiennent au champ notionnel de l’addiction à l’absinthe, ce qui indique clairement le statut de cet alcool. Ainsi l’absinthage c’est l’habitude de boire de l’absinthe, alors que s’absinther est le verbe qui désigne l’action de s’adonner à l’absinthe ; les deux mènent à l’absinthisme, à savoir l’affection chronique résultant de l’abus de l’absinthe. Un absintheur ou un absinthier, c’est-à-dire buveur d’absinthe, est une personne absinthique, autrement dit, atteinte par l’absinthisme. 3. Les appellations tropiques du mot absinthe Du fait de la grande popularité de l’absinthe dans différents milieux sociaux, d’une part bourgeois et artistiques, d’autre part, populaires, ses appellations non standard se sont multipliées en français d’une manière significative. Selon le cas, il 3 F. Gadet, La Variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2006. 174 Alicja Kacprzak est question des noms poétiques ou triviaux, mais qui ont en commun des origines tropiques. En effet, les tropes, ces procédés de substitution, sont très largement exploités afin de dénommer de façon indirecte cette boisson aux effets particuliers. Comme le souligne Robrieux, « le trope apporte [...] nécessairement une plusvalue sémantique à l’énoncé »4, d’où la popularité de cet instrument lexicogénique aussi dans le domaine de l’alcool en question. Selon Bonhomme, « par delà leurs procédures interprétatives, les figures [tropiques] possèdent une fonctionnalité non négligeable, en ce qu’elles rendent les productions langagières plus efficaces »5, et influent par cela sur le déroulement de la communication entre ses acteurs. L’iconographie de l’absinthe la représente le plus souvent comme une silhouette de femme éthérée de couleur verdâtre. Cette image (connue par le tableau « Le buveur d’absinthe visité par la fée verte » de Viktor OLIVA, peint en 1901) qui donne une appparence humaine à un objet rend compte en même temps des appellations figurées de la boisson : fée verte, fée aux yeux verts, nymphe verte, vierge verte, dame verte. Ces personnifications métaphoriques font sans doute allusion au caractère enivrant, voire envoûtant de l’absinthe, mais l’emphase de cette appellation est aussi exploitée dans des contextes ironiques, comme le fait Gérard Genette : (9) « […] l’abus de la fée verte le conduisit un peu plus tard à militer dans une association de tempérance nommée, sans doute par succession chromatique, La Croix bleue ». Gérard GENETTE, Bardadrac, 2006, p. 81 L’humour de ce fragment est basé aussi sur le jeu de mots désignant les couleurs, verte et bleue étant les teintes le plus souvent associées avec la boisson en question. En revenant encore à la figure rhétorique de la personnification, « figure qui donne une apparence humaine à une chose inanimée »6, énumérons deux autres unités de ce type, relevant de la langue populaire, mominnette et demoiselle. Dans ce cas, il s’agit de la façon de servir l’absinthe dans de petits verres, ce qui évoque l’image de jeunes filles, de femmes pas mûres par leur taille. (10) « Sur les comptoirs s’alignaient des verres à bordeaux où l’on versait la mominette ». Francis CARCO, Équipe, 1919, p.18 Quant au terme suissesse, il résulte de la personnification par une sorte d’antonomase, où le nom d’un gentilé est attribué à la boisson, pour insister sur ses origines suisses. 4 5 6 J.-J. Robrieux, Rhétorique et argumentation, Paris, Nathan, 2000, p. 46. M. Bonhomme, Pragmatique des figures du discours, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 126. J.-J. Robrieux, op. cit., p.103. Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots... 175 À côté de la personnification, la métonymie est une figure particulièrement productive dans la formation de noms tropiques de l’absinthe. Parmi ces dénominations résultant de la « connexion de l’effet sur la source », selon la formule de Bonhomme7, la classe de celles qui proviennent d’une couleur est nombreuse. En premier lieu, il convient de citer les termes provenant directement des noms de couleurs, surtout la verte et la bleue, comme dans les fragments cidessous : (11) « – Oh ! C’est rien, un peu d’boisson, […] il a bu deux vertes, pour se donner de l’agitation. La verte, voyez-vous, ça lui r’fait des jambes, mais ça lui coupe les idées et les paroles ». Guy de MAUPASSANT, Contes et nouvelles, 1889, p. 1162 (12) « [...] il s’inquiéta de la loi de l’absinthe. – alors ? ... pus d’bleue ? – chut ! ... aboule par ici ! L’autre l’emmena dans l’arrière-boutique ». René BENJAMIN, Gaspard, 1915, p. 124 Quelques autres appellations de cette classe qui renvoient aussi à la couleur, le font indirectement, par le biais de termes ornithologiques indiquant des oiseaux de couleur verte, comme c’est le cas des termes argotiques perroquet, perruche et amazone. (13) « Il ne voulait qu’un ‘perroquet’. C’est-à-dire une bonne abs...inthe. Pauvre bougre de Pelloquet ! » Raoul PONCHON, La Muse au cabaret, 1920, p. 203 Le terme perroquet a d’ailleurs servi aussi à la formation de la locution étrangler (étouffer, plumer) un perroquet désignant le fait de boire de l’absinthe. Plusieurs appellations argotiques de l’absinthe résultent de la métaphore, comme c’est le cas de la série contenant le mot « lait » : lait de chèvre, lait de panthère et lait de tigre : (14) « Il s’assit près du comptoir et réclama un lait de tigre ». Jean-Louis BORY, Mon village à l’heure allemande, 1945, p. 297 Le mécanisme de la métaphorisation, selon le terme employé entre autres par Kacprzak8, résulte ici de l’analogie de consistance entre le lait et l’absinthe mélangé avec de l’eau. L’image presque identique d’un liquide ayant une 7 8 M. Bonhomme, op. cit., p. 122. A. Kacprzak, « La métaphore dans la terminologie médicale », Studia Romanica Posnaniensia, 1997, vol. 22, p. 151-158. 176 Alicja Kacprzak consistance laiteuse constitue aussi la base des appellations eau de savon et eau de moule. Par contre bavaroise aux choux, purée de pois, purée verte ou bien purée tout court insistent sur la couleur verdâtre du mélange d’absinthe et d’eau. (15) « Tout au plus, en voyant la purée commencée, eut-il un haussement d’épaules ». Georges COURTELINE, Train de 8h47, 1888, p. 44 Le dernier groupe d’appellations tropiques contient le nom de la ville de Charenton, qui, dans la mémoire collective des Français, connote un asile psychiatrique, qui y a existé depuis longtemps. Ainsi les termes évoquant le voyage pour Charenton comme billet direct pour Charenton, train direct pour Charenton, omnibus pour Charenton, correspondance pour Charenton font allusion au stéréotype de « l’absinthe qui rend fou ». 4. Le discours de l’absinthe Dans la littérature française, l’absinthe en tant que boisson est souvent mentionnée à partir du XIXe siècle, ce qui n’étonne pas, vu sa popularité à l’époque. La base de données Frantext contient 720 fragments littéraires dans lesquels apparaît le mot absinthe. L’analyse de ceux qui se rapportent à la boisson permet de découvrir que le discours de l’absinthe se concentre autour de quelques thèmes récurrents. Le premier d’entre eux comporte des contextes liés à l’odeur de l’absinthe. Le mot absinthe forme dans ce cas des collocations relevant de la perception olfactive, avec des termes comme sentir, parfum, odeur, arôme. (16) « Des garçons en tablier versaient du sable sur des dalles, entre des arbustes verts. On sentait l’absinthe, le cigare et les huîtres » Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, 1857, p. 113 (17) Il versait au fond du verre l’absinthe d’où montait aussitôt l’arôme des herbes enivrantes. Edmond de GONCOURT, Jules de GONCOURT, Sœur Philomène (1861), p. 266 (18) « De toutes les tables du café monte en l’air une odeur alcoolique, un parfum d’absinthe, avec le bruit et le rire des gens qui discutent les nouvelles du matin ou les plaisirs du soir ». Edmond de GONCOURT, Jules de GONCOURT, Charles Demailly, 1860, p. 192 (19) « [...] et, tout aussi calme que s’il se fût rendu chez Mignon boire l’apéritif, il flairait, en passant devant les boutiques des marchands de vin, l’odeur forte et mielleuse de l’absinthe ». Francis CARCO, L’Équipe : roman des fortifs, 1925, p. 160 Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots... 177 L’évocation de l’odeur de l’absinthe témoigne de la valeur particulière que cette sensation avait dans la construction de l’image de la boisson. En même temps, elle sert à dépeindre l’ambiance des cafés de l’époque, dont ce parfum constituait l’un des traits typiques et perceptibles. Un autre thème lié à l’absinthe résulte de la manière dont elle est perçue par la vue, essentiellement à cause de sa couleur. Dans ce cas il s’agit des collocations du mot absinthe avec un nom de couleur, souvent obtenues par comparaison avec des entités du monde réel. Les deux formulations du fragment (20), absinthe couleur d’opale et couleur de feuillage d’olivier se rapportent à l’aspect du mélange d’absinthe et d’eau, opalisant et verdâtre à la fois, renvoyant respectivement à la couleur d’un minéral et d’un arbre. (20) « Et le cireur se fait alors une bonne absinthe couleur d’opale ; très épaisse ; couleur de feuillage d’olivier. Il trempe ses petits pains dans l’absinthe. C’est son repas du soir. Ça lui a fait un estomac de fer ». Jean GIONO, Noé, 1948, p. 660 (21) « Boisselut, par une pissée d’eau fraîche savamment réglée, troubla la transparence de son absinthe couleur œil de chat. Il but, s’essuya la bouche du revers de la main ». Jean-Louis BORY, Mon village à l’heure allemande, 1945, p. 297 Il est à souligner que les comparaisons utilisées pour indiquer la couleur de l’absinthe ont un caractère mélioratif, grâce au recours à des comparants connotant la beauté, comme : opale, olivier, œil de chat. Ce type de comparaison non seulement alimente l’imagination du lecteur, mais aussi projette une manière positive de percevoir la boisson. Le troisième thème du discours de l’absinthe concerne les finalités de son usage. Les collocations récurrentes dans ce cas-là, comme pour oublier, afin d’échapper à, pour se donner du courage relèvent de différentes manières de contourner les difficultés de la vie quotidienne, soit de les affronter. (22) « Parfois, elles se payaient de l’absinthe, les après-midi où elles avaient des chagrins, pour oublier, disaient-elles ». Émile ZOLA, Nana, 1880, p. 1297 (23) « Que ce soit en effet de vin, d’absinthe, d’opium ou de haschich, l’essentiel est de s’imbiber, de s’imprégner de ces poisons, afin d’échapper plus sûrement au regret de la jeunesse perdue, au remords du foyer détruit ». Francis CARCO, Nostalgie de Paris, 1941, p. 142 (24) « – Raconte, dis-moi tout de tes folies. Ensuite je te raconterai les miennes. Prenons une absinthe, pour nous donner du courage ! » Anne-Marie GARAT, Dans la main du diable, 2006, p. 334 178 Alicja Kacprzak Ces exemples sont l’illustration d’un stéréotype selon lequel pour tout abus d’alcool, il y a bien une raison, voire même une justification. Il est intéressant de noter que ce thème apparaît dans la deuxième moitié du XIXe siècle, notamment chez Zola (22), c’est-à-dire au moment où la dépendance à l’absinthe commence à être bien présente en France. D’une manière logique, dans le discours sur l’absinthe il existe aussi le thème qui se construit autour des effets néfastes de l’usage de cette boisson. Le mot absinthe forme dans ce cas les collocations avec des verbes comme ronger, dévorer, tuer : (25) « […] cette créature dissoute par la débauche […], l’absinthe avait rongé sa chair et son esprit, elle agissait et parlait dans une sorte de stupeur que traversaient des ricanements nerveux, des exaltations soudaines ». Émile ZOLA, Madeleine Férat, 1868, p. 210 (26) « L’absinthe, du reste, le dévorait peu à peu, depuis ses jours de misère, continuant son œuvre, des infâmes cafés de jadis au cercle luxueux d’aujourd’ hui ». Émile ZOLA, L’Argent, 1891, p. 186 (27) « C’est superbe, parbleu ! de taper sur la table d’un restaurant de nuit et de crier : ‘Garçon, une absinthe pure !’, pour faire dire à des provinciaux autour de soi : ‘Il se tue... C’est pour une femme...’ ». Alphonse DAUDET, Jack, 1881, p. 419 Une description naturaliste de l’action destructrice de l’absinthe (26) et (27) est accentuée par la construction de la phrase où le nom d’alcool apparaît en fonction de sujet. Citons à la fin de cette section un sonnet intitulé Absinthe, provenant de La Muse au cabaret, « recueil de rimes » comme l’indique son auteur, Raoul Penchon, publiant dans la presse de la Belle Époque des chroniques hebdomadaires en vers. (28) Absinthe, je t’adore, certes ! Il me semble, quand je te bois, humer l’âme des jeunes bois, pendant la belle saison verte ! Ton frais parfum me déconcerte. Et dans ton opale je vois des cieux habités autrefois, comme par une porte ouverte. Qu’importe, ô recours des maudits ! Que tu sois un vain paradis, si tu contentes mon envie ; et si, devant que j’entre au port, tu me fais supporter la vie, en m’habituant à la mort. Raoul PONCHON, La Muse au cabaret, 1920, p. 196 Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots... 179 Ce petit poème satirique rassemble toutes les représentations discursives de l’absinthe, celles découlant de sa perception par le prisme des sens (couleur, parfum), ainsi que celles liées à son pouvoir « salvateur » et destructeur. Conclusion Notre étude du lexique de l’absinthe (comme boisson) a démontré sa présence particulière dans des textes de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe siècle, contenus dans Frantext. C’est un vocabulaire très riche du point de vue diasystémique ; en effet, il comporte, à côté des mots standard, aussi des termes familiers, populaires, argotiques et techniques, ce qui est lié à la vogue de la boisson à cette époque-là, ceci dans différents milieux sociaux. Il s’avère aussi que la diminution de sa fréquence dans des textes postérieurs à 1915 est causée par l’interdiction de la boisson qui est ainsi moins présente dans l’espace public. Ce fait constitue une parfaite illustration du lien de la réalité extralinguistique à la langue et son lexique. Ce dernier constitue un exemple excellent illustrant le concept du « lexique culturel » de Galisson9. Bibliographie Bonhomme, Marc, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2005 Cellard, Jacques / Rey, Alain, Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette, 1991 Colin, Jean-Paul / Mével, Jean-Pierre / Leclère, Christian, Grand Dictionnaire de l’Argot & du français populaire, Paris, Larousse, 2006 Gadet, Françoise, La Variation sociale en français, Paris, Ophrys, 2006 Galisson, Robert, De la langue à la culture par les mots, Paris, CLE International, 1991 Kacprzak, Alicja, « La métaphore dans la terminologie médicale », Studia Romanica Posnaniensia, 1997, vol. 22, p. 151-158 Robrieux, Jean-Jacques, Rhétorique et argumentation, Paris, Nathan, 2000 Alicja Kacprzak – professeure de linguistique, elle dirige la section de linguistique à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź. Sa recherche actuelle se concentre sur les variantes non standard du lexique et sur la néologie du français. Elle a publié : Terminologie médicale française et polonaise. Forme et sens (Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2000) ; Standard et périphéries de la langue (avec J.-P. Goudaillier, LEKSEM, 2009) ; Pluralité des cultures : chances ou menaces ? Analyses linguistiques et didactiques (avec A. Konowska et M. Gajos, LEKSEM, 2012) ; Emprunts néologiques et équivalents autochtones en français, en polonais et en tchèque (avec J.-F. Sablayrolles et Z. Hildenbrand, Éditions Lambert-Lucas, 2016) ; L’Emprunt en question(s). Conceptions, réceptions, traitements lexicographiques (avec R. Mudrochová et J.-F. Sablayrolles, Éditions LambertLucas, 2019). Une série d’articles récents porte sur la néologie de l’adjectif néologique en français contemporain, et sera suivie de l’ouvrage La Néologie de l’adjectif en français actuel, à paraître. 9 R. Galisson, De la langue à la culture par les mots, Paris, CLE International, 1991. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.17 Mieczysław Gajos ń Uniwersytet Łódzki ń https://orcid.org/0000-0001-7625-9316 mieczyslaw.gajos@uni.lodz.pl Boire et boissons en classe de FLE RÉSUMÉ Le choix du vocabulaire dans le processus d’enseignement et d’apprentissage des langues est l’un des problèmes clés de la didactique des langues. La compétence lexicale et son développement sont perçus comme une priorité par les enseignants et les étudiants. Quelle place occupe le champ sémantique de la consommation de boissons dans les manuels scolaires d’enseignement du français langue étrangère ? Quel est le choix du vocabulaire lié à ce cercle thématique effectué par les auteurs des manuels de FLE ? Pour répondre à ces questions, une recherche diagnostique de dictionnaires et de manuels de FLE publiés entre 1973 et 2016 a été réalisée. Les résultats de la recherche présentés sous forme de tableaux et d’analyses qualitatives ont montré des moyens de présenter le verbe ‘boire’, les boissons sans alcool et les boissons alcoolisées dans des manuels de français langue étrangère utilisés dans le système éducatif polonais. MOTS-CLÉS – boire, boissons, enseignement du vocabulaire, linguistique appliquée, français langue étrangère The Verb ‘to Drink’ and the Names of Drinks in French Language Lessons SUMMARY The choice of vocabulary in the teaching and language learning process is one of the key problems of language didactics. Lexical competence and its development are perceived by teachers and students as a priority. What spot does semantic field regarding drinking beverages occupy in the French language school textbooks? What is, and what was, the selection of vocabulary related to this thematic circle made by the authors of school textbooks used in the process of teaching and learning a foreign language? In order to give answer to above questions, an oblong diagnostic examination of dictionaries and textbooks for teaching French language published in period 1973-2016 was carried out. The results of the research presented in the form of tabular summaries and qualitative analyzes showed ways of presenting the verb “to drink”, soft drinks and alcoholic beverages in materials for teaching French as a foreign language used in the Polish educational system. KEYWORDS – drink, drinks, vocabulary teaching, linguistic didactics, French [181] 182 Mieczysław Gajos Introduction À la question : « Que mangent les Français ? » les apprenants polonais répondent : « des grenouilles et des escargots ». Et à la question : « Que boivent les Français à table ? », les élèves répondent : « du vin ». Quand on fait découvrir les habitudes culinaires des Français aux apprenants étrangers, rares sont les manuels de FLE dans lesquels on servirait les cuisses de grenouilles ou une douzaine d’escargots de Bourgogne. Et le vin ? Est-il « servi » par les auteurs de manuels de FLE aux apprenants étrangers ? Lequel ? Comment ? Dans quel contexte ? Quelles autres boissons consommées en France fait-on découvrir aux élèves et étudiants étrangers qui apprennent le français ? Pour répondre à ces questions, nous nous proposons d’analyser quelques manuels de FLE conçus pour le public scolaire. Notre analyse prendra en compte les manuels utilisés pour l’enseignement du français dans les lycées polonais, des manuels élaborés et publiés en Pologne mais aussi ceux conçus à l’étranger. L’approche diachronique et comparative du problème permettra d’observer les modalités et les changements dans la façon d’introduire le lexique de boissons dans les manuels de français. 1. Le boire et la compétence lexicale de l’apprenant Les noms de boissons, le verbe boire et prendre avec leurs collocations font partie du vocabulaire de base qui fait l’objet de l’enseignement et de l’apprentissage en classe de langues vivantes dès le niveau débutant. En effet, c’est un vocabulaire qui permet aux apprenants de satisfaire et de communiquer leurs besoins fondamentaux. Développer la compétence lexicale en classe de langue, c’est développer « la connaissance et la capacité à utiliser le vocabulaire d’une langue »1. C’est ainsi qu’on définit cette compétence parmi d’autres compétences linguistiques dans le Cadre européen commun de référence pour les langues. Pour évaluer le niveau d’acquisition d’une compétence lexicale, les auteurs du CECR proposent deux échelles relatives à l’étendue du vocabulaire et à la capacité d’en maîtriser l’usage2. En ce qui concerne l’étendue du vocabulaire, c’est aux niveaux A1 et A2 que l’on pourrait placer le vocabulaire concernant les boissons. Au niveau A1, les auteurs du CECR proposent l’acquisition « d’un répertoire élémentaire de mots isolés et d’expressions relatifs à des situations concrètes particulières »3. 1 2 3 Conseil de l’Europe, Un cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer, Strasbourg, Division des Langues Vivantes, 2001, p. 87. Ibid., p. 88-89. Ibid., p. 88. Boire et boissons en classe de FLE 183 Au niveau A2 on a prévu : • Un vocabulaire suffisant pour satisfaire les besoins primordiaux ; • Un vocabulaire suffisant pour satisfaire les besoins communicatifs élémentaires ; • Un vocabulaire suffisant pour mener des transactions quotidiennes courantes dans des situations et sur des sujets familiers. Quant à la maîtrise de ce vocabulaire, l’apprenant doit posséder « un répertoire restreint ayant trait à des besoins quotidiens concrets »4. Bien que le CECR désigne et définisse assez clairement le type de vocabulaire à acquérir à chaque niveau de maîtrise de la langue, à aucun endroit du document le Cadre ne propose de liste concrète de mots à connaître. Alors quel vocabulaire concernant le besoin d’étancher la soif et de satisfaire l’un des besoins fondamentaux de l’homme sélectionner et faire apprendre aux élèves étrangers ? L’Adaptation de « Un Niveau seuil » pour des contextes scolaires5, qui est un document du Conseil de l’Europe et qui a précédé le CECR, fournit aux auteurs de programmes et de manuels de langues vivantes le chapitre Objets et notions qui « vise à mettre en place des modes de classement et de repérage qui permettent de circuler dans la langue en fonction de la compétence de communication que l’on veut construire chez l’apprenant »6. C’est dans ce chapitre donc qu’on va trouver quelques suggestions concernant le choix des mots relatifs aux boissons. Mais, comme l’indiquent les auteurs du Niveau Seuil, les listes de mots proposés dans ce document « sont seulement des illustrations, parmi d’autres, et doivent être considérées comme suggestives et pas du tout comme normatives ou prescriptives »7. Dans la section III.7.2. Nourriture et boisson, nous pouvons repérer les mots suivants8 : vin apéritif lait bière eau jus de fruit café thé chocolat rouge, blanc, rosé Tu prends l’apéro ! (fam.) eau minérale On y trouve également quelques adjectifs qui peuvent qualifier les boissons : froid, chaud, salé, sucré, fort, léger et ceux qui ont bu trop de boisson alcoolisée : ivre, saoul, rassasié. 4 5 6 7 8 Ibid., p. 89. L. Porcher, Adaptation de « Un niveau seuil » pour des contextes scolaires, Paris, Hatier, 1986. Ibid., p. 7. Ibid. Ibid., p. 341-342. 184 Mieczysław Gajos Dans la section III.7.5. Souhaits et invités à boire, on va trouver quelques expressions bien utiles à table9 : boire un verre prendre / boire un verre / un pot à votre santé ! à la tienne / nôtre ! Tu viens, on va prendre un pot. (Fam.) 2. Une boisson, la boisson, des boissons, les boissons ? Avant de passer à l’analyse des manuels de FLE, nous avons essayé de voir comment les dictionnaires conçus pour les apprenants étrangers introduisent et expliquent le vocabulaire concernant le boire. Pour réaliser cet objectif, nous avons comparé les définitions de deux entrées : boire et boisson. Dans le Premier dictionnaire en images de Pierre Fourré, publié aux éditions Didier et réédité en Pologne par les Éditions Scolaires de Varsovie (1964), « conçu pour apprendre rapidement le vocabulaire le plus utilisé du français et pour permettre de retrouver la signification et la construction de termes précédemment étudiés »10, on trouve parmi les 1500 mots illustrés six noms de boissons : eau, vin, thé, café, bière, limonade, et le verbe boire mais le sens de ce verbe n’a pas été défini. L’auteur propose uniquement la conjugaison de ce verbe au présent, au passé composé et au futur simple. Les deux derniers temps ne sont présentés qu’à la première personne du singulier. Quant au verbe prendre au sens de boire, il n’y est pas mentionné. Le Dictionnaire fondamental de la langue française de Georges Gougenheim (1964) contient environ 3500 définitions rédigées, comme le précise son auteur, « exclusivement avec les mots du premier degré du français fondamental (l’ancien français élémentaire). Dans ce dictionnaire, on définit le verbe boire comme suit11 : boire [bwaR] je bois, nous buvons ; je buvais ; je bus ; je boirai, que je boive, que nous buvions ; bu), v. trans. 1. prendre du liquide par la bouche : il a bu une tasse de café ; fig., il boit tout ce que son maître dit, il l’écoute avec beaucoup d’attention ; il y a à boire et à manger dans ce livre, le bon y est mêlé avec le mauvais. 2. (sans complément) avoir l’habitude de boire trop de vin : cet homme travaillerait bien s’il ne buvait pas ; il boit comme un trou, il boit beaucoup. PROVERBE : Qui a bu boira, celui qui a commencé à boire continuera. – n. m., il en perd le boire et le manger, il ne pense plus à boire ni à manger. 9 10 11 Ibid., p. 343. P. Fourré, Premier dictionnaire en images, Warszawa, Państwowe Zakłady Wydawnictw Szkolnych, 1964. G. Gougenheim, Dictionnaire fondamental, Państwowe Zakłady Wydawnictw Szkolnych, 1964. Boire et boissons en classe de FLE 185 Le même dictionnaire donne deux définitions de la boisson : Boisson [bwasõ], n. f. 1. ce que l’on boit : une boisson agréable. 2. l’habitude de boire trop de vin : il a été perdu par la boisson ; il est pris de boisson, il a bu trop de vin. Le Dictionnaire du français. Référence apprentissage12 destiné aux apprenants adolescents et adultes pour qui « la langue maternelle n’est pas le français et qui ont des savoirs exprimés dans une autre langue » propose également deux définitions de la boisson. Avant de les citer, précisons que contrairement aux dictionnaires cités ci-dessous, l’ouvrage de Josette Rey-Debove (éd.) contient 22000 entrées et que tous « les mots retenus appartiennent à trois registres linguistiques d’expression actuelle : neutre, familier ou recherché »13. Il est à noter que les auteurs du Dictionnaire du français « ont tenu compte du développement spectaculaire des mots tronqués en les mettant à la nomenclature »14. Certains comme l’apéro ou le resto semblent beaucoup plus courants que les mots complets. Regardons donc de près comment on définit le mot boisson dans ce dictionnaire destiné aux apprenants étrangers adolescents et adultes. Boisson [bwasõ] n.f.1. UNE BOISSON : liquide qui se boit. « Et comme boisson, que prendrez-vous ? De l’eau, du vin, du jus d’orange ? » L’hiver on apprécie les boissons chaudes. 2. LA BOISSON : l’alcool, quand il est consommé en trop grande quantité. Il a renoncé définitivement à la boisson. Alcoolisme. Quant au verbe boire, quatre sens en sont expliqués : BOIRE [bwaR] 1. Avaler un liquide. Les bébés boivent du lait. Bois ça, c’est bon ! Nous buvons généralement de l’eau à table. Il a bu son verre d’un seul coup. Nous boirons l’apéritif sur la terrasse. 2. Absorber beaucoup d’alcool. Il ne faut pas que tu boives autant, c’est mauvais pour la santé. Quand il a bu, il devient violent. 3. BOIRE LES PAROLES de qqn : écouter ce qu’il dit avec attention et admiration. Dans la salle d’audience, le public buvait les paroles du célèbre avocat. 4. (qqch.) Absorber un liquide. Le buvard boit l’encre. 3. Les boissons dans les manuels de FLE hier et aujourd’hui Dans les manuels de FLE contemporains, ceux issus de l’approche communicative ou de l’approche par tâches, les verbes boire et prendre ainsi que les noms de boissons apparaissent en général assez tôt. Leur nombre et le contexte dans lequel on les introduit diffèrent d’un manuel à l’autre, mais en principe, c’est dans les manuels pour débutants qu’on introduit ce genre du lexique. 12 13 14 J. Rey-Debove, Dictionnaire du français. Référence apprentissage, Paris, CLE international, 1999. Ibid., p. VII. Ibid. Mieczysław Gajos 186 Dans les manuels de FLE publiés actuellement, les boissons apparaissent le plus souvent dans les textes dans lesquels on introduit le vocabulaire concernant les repas, les achats ou la restauration. Pour commencer l’étude des manuels de FLE, regardons de près Mobile15 (niveau A1), méthode de français coéditée par Les Éditions Didier et Nowela.pl en 2012. Comme le constatent les auteurs, Mobile veut « accompagner les étudiants vers l’autonomie en français, rapidement et efficacement. Pour cela, nous proposons une démarche avant tout centrée sur le lexique : mettre à disposition les mots pour dire, échanger et s’affirmer »16. Dans Mobile, le vocabulaire concernant les boissons apparaît dans l’unité didactique où l’on apprend à faire des courses en langue étrangère, où un apprenant découvre comment lire un menu et passer une commande au restaurant. C’est aussi un dossier dans lequel on présente aux élèves les habitudes alimentaires des Français et des Polonais. La première boisson un café apparaît dans le dossier 3 Des goûts et des couleurs17, dans le chapitre consacré à l’approche interculturelle du petit déjeuner en France et en Pologne. Mais c’est surtout dans l’unité À table !18 que les élèves font la connaissance des noms de boissons avec une unité de mesure ou avec un contenant. Ce vocabulaire est présenté dans les dialogues et dans les exercices. Certains noms sont visualisés par des images ou des photos. Les résultats de notre analyse se trouvent dans le tableau qui suit. boissons sans alcool boissons alcoolisées eau vin lait café / café au lait thé thé à la menthe thé au jasmin thé au citron jus de fruits (orange ou pomme) sodas de la boisson maison à la base de fruits de saison 15 16 17 18 unité de mesure un litre contenant tasse verre bol bouteille verbes boire prendre goûter A. Reboul, A.-Ch. Bulinguez, G. Fouquet, A. Sobczak, B. Zawisza, Mobile, Méthode de français, Podręcznik dla szkół ponadgimnazjalnych, Paris, Les Éditions Didier / Poznań, Wydawnictwo Nowela, 2012. Ibid., p. 3. Ibid., p. 43. Ibid., p. 45-54. 187 Boire et boissons en classe de FLE Comme nous pouvons le constater, Mobile présente le vocabulaire fondamental, surtout des noms communs. La méthode est très pauvre en vocabulaire concernant les boissons alcoolisées. Les auteurs de Mobile n’introduisent qu’un seul substantif, « vin », sans parler de ses genres, marques, etc. Est-ce pour des raisons éducatives ? Essayons de voir si dans d’autres méthodes conçues pour le même groupe d’étudiants (public scolaire : grands adolescents / adultes) on trouve des restrictions de la même nature éducative. Le manuel Voyages19 – niveau A1, publié chez Klett en 2016, consacre deux unités didactiques à des noms de produits alimentaires et aux repas. Dans les deux dossiers : On fait les courses (unité 5) et Bon appétit ! (unité 6), les apprenants étrangers découvrent les noms de boissons, leurs quantités et emballages et les prix des boissons. On y trouve aussi bien des boissons sans alcool que des boissons alcoolisées. Parmi les noms de boissons, on peut facilement repérer les noms communs et les noms propres. Les noms de boissons apparaissent dans les textes et dans les dialogues, dans les exercices de fixation et de réemploi, mais aussi dans les documents authentiques, comme par exemple le menu du restaurant. Le tableau ci-dessous regroupe le vocabulaire de boissons proposé aux apprenants étrangers par les auteurs de Voyages. boissons sans alcool eau eau minérale eau minérale gazeuse jus d’orange lait café café au lait café crème expresso thé chocolat Coca-cola Orangina boissons alcoolisées bière vin vin blanc/rouge /rosé vin du mois vin de Bordeaux Merlot Pouilly Furné 1999 Cognac Calvados pastis Beaujolais champagne apéritif Ti-Punch rhum blanc kir royal quantités et emballages la bouteille une bouteille de une carafe un verre le litre un litre de un demi-litre de 1,5 l 75 cl un peu de beaucoup de verbes boire prendre déguster goûter donner passer apporter À la fin du manuel, l’apprenant trouve également un mini-lexique, Mes mots20, où l’on présente sous forme de listes de mots le vocabulaire relatif aux champs 19 20 A. G. André, K. Jambon, J. Sword, Voyages A1, Stuttgart, Ernst Klett Sprachen, 2016. Ibid., p. 145. 188 Mieczysław Gajos sémantiques sélectionnés. Le vocabulaire thématique concernant les boissons regroupe dix-huit substantifs parmi lesquels : alcool, bière pression, café, cidre, déca, eau gazeuse, eau plate, expresso, grand crème, grand noir, infusion, jus de pomme, petit crème, rosé, thé, tisane, vin blanc, vin rouge. Comme nous le voyons, cette liste contient des mots nouveaux et complémentaires par rapport au vocabulaire qui a été présenté dans les unités thématiques du manuel analysé. Souvent le vocabulaire concernant les boissons est visualisé à l’aide de photos et de dessins. Et dans le dossier Balades en France21 où l’on présente la région de Champagne, on propose aux apprenants le petit lexique du vin : la vigne, le cépage, la cave, la dégustation, le bouchon. Par rapport au manuel précédent, les auteurs de Voyages présentent un vocabulaire riche et diversifié. Cette remarque concerne à la fois les noms de boissons sans alcool et de boissons alcoolisées. À côté des noms de boissons communs, on introduit des noms propres qui permettent aux apprenants étrangers de se familiariser avec les marques de boissons connues aussi bien en France qu’à l’étranger. Pour terminer l’analyse, nous nous proposons de dépouiller le contenu lexical de deux manuels polonais Un jour j’irai à Paris d’Alfons Zarach22 et Salut ! Ça va ? de Mieczysław Gajos et Teresa Szumlewicz23. Le premier est un manuel de français conçu pour les lycéens polonais avec lequel j’ai commencé à apprendre le français en 1972. Le second, dont je suis co-auteur, a été publié en 1992 et était destiné à l’enseignement du français au niveau secondaire. Un jour, j’irai à Paris contient 32 leçons (unités didactiques). Les noms de boissons y sont introduits seulement dans les leçons 20 et 24. Dans la leçon Dimanche matin… on présente une famille française qui se réveille, fait sa toilette et prend son petit déjeuner. À table, un dialogue s’établit entre Madame Pommier et sa nièce Nicole : ̶ Bois-tu du café ou du lait ? – demande Mme Pommier à Nicole. ̶ Du café au lait, s’il vous plaît, ma Tante – répond Nicole. ̶ […] ̶ Mets-tu du sucre dans ton café ? – demande Mme Pommier. ̶ Oui, ma Tante, je mets du sucre. ̶ Nicole met deux morceaux de sucre dans son café et mange trois croissants avec du beurre et de la confiture24. Le texte est accompagné d’une image qui présente une table sur laquelle il y a des produits alimentaires consommés pendant le petit déjeuner parmi lesquels il y a du lait et du café. 21 22 23 24 Ibid., p. 51. A. Zarach, Un jour j’irai à Paris, Warszawa, Państwowe Zakłady Wydawnictw Szkolnych, 1973. M. Gajos, T. Szumlewicz, Salut ! Ça va ? Kurs języka francuskiego dla klas I i II szkoły średniej, Warszawa, Wydawnictwa Szkole i Pedagogiczne, 1994. A. Zarach, op. cit., p. 163-164. 189 Boire et boissons en classe de FLE Dans l’un des exercices qui a pour objectif de fixer la conjugaison du verbe mettre, on trouve un exemple avec le thé : ̶ Est-ce que je mets du lait dans mon thé ? ̶ Oui, tu mets du lait dans ton thé. ̶ Non, tu ne mets pas de lait dans ton thé25. Ces trois boissons réapparaissent dans les dialogues entre les élèves et dans les conversations : ̶ Qu’est-ce que tu bois au petit déjeuner ? ̶ Je bois du café au lait. ̶ Est-ce que tu bois du thé, du café ou du lait ? ̶ Je bois du thé. ̶ Qu’est-ce que vous buvez au petit déjeuner ? Est-ce que vous mettez du lait dans votre café ? D’autres noms de boissons sont introduits dans la leçon 24 intitulée Le dîner26. Monsieur Pommier arrive à Varsovie et il est invité par la famille Nowakowski à un dîner. Tous sont assis à table et Madame Nowakowski sert les plats. Pendant le repas M. Nowakowski débouche une bouteille de vin et il verse du vin dans les verres. C’est une occasion pour lever les toasts : – Je bois à l’amitié franco-polonaise et à la prospérité de la France – dit M. Nowakowski. – Moi, je bois à la prospérité de la Pologne et à la paix entre tous les peuples du monde – répond M. Pommier en remerciant vivement M. Nowakowski. Madame Nowakowski sert aussi une compote de fraises, fameuse boisson polonaise à base de fruits de saison. Pour terminer le repas, tous boivent du café. Le vocabulaire est visualisé à l’aide d’une image. Comme nous pouvons le constater, le vocabulaire concernant les boissons dans le manuel Un jour, j’irai à Paris est relativement restreint et se limite à quelques mots de base que nous regroupons dans le tableau récapitulatif ci-dessous. boissons sans alcool lait café café au lait thé compote (polonaise) 25 26 Ibid., p. 169. Ibid., p. 181-184. boissons alcoolisées vin contenants bouteille verre verbes boire verser mettre 190 Mieczysław Gajos Dans Salut ! Ça va ?, la sélection et la progression des contenus ont été fixées en fonction de la progression des actes de parole et des thèmes retenus pour la méthode. Le choix du vocabulaire a été subordonné aux situations de communication et aux centres d’intérêts qui requièrent l’utilisation de telle ou telle autre forme linguistique. Le vocabulaire concernant les boissons apparaît donc dans les unités où les élèves apprennent à : • accueillir des amis chez eux, • offrir à boire et à manger, • se comporter à table (engager la conversation à table et exprimer leurs goûts), • inviter ou répondre à une invitation, • exprimer la quantité. Dans le manuel publié vingt ans après Un jour j’irai à Paris, on remarque une grande influence de l’approche communicative sur le choix du vocabulaire et des structures que les auteurs de Salut ! Ça va ? présentent d’une façon sommative sur la page d’accueil de chaque unité. À côté de l’image situationnelle qui introduit les apprenants au sujet de l’unité se trouvent deux listes d’énoncés qui peuvent servir de modèles pour réaliser les actes de parole qui font l’objet de la leçon. Par exemple, dans l’unité Toutou a soif27 (notons que nous n’avons trouvé l’expression avoir soif dans aucun manuel analysé antérieurement), les auteurs ont préparé une liste des moyens langagiers pour offrir à boire : Qu’est-ce que je vous / t’offre ? Qu’est-ce que je peux vous / t’offrir ? Qu’est-ce que vous prenez ? Qu’est-ce que tu prends ? Qu’est-ce que vous buvez ? Qu’est-ce que tu bois ? Je vous offre quelque chose (à boire ?) Je t’offre quelque chose (à boire ?) Vous voulez boire / prendre quelque chose ? Tu veux boire / prendre quelque chose ? Le vocabulaire des boissons est introduit dans les textes de dialogues et il est repris ou élargi dans les exercices et les activités. Regardons d’abord un extrait d’un dialogue de l’unité Toutou a soif. Mme Brun : Ne restez pas debout. Asseyez-vous. Vous avez faim, j’espère ? Martin : Ah, oui, maman. Et nous avons très soif. Mme Brun : Qu’est-ce que vous prenez ? Un jus de fruits ? De la bière ? Ou du coca ? Martin : Et nous avons de l’eau minérale ou de la limonade ? 27 M. Gajos, T. Szumlewicz, op. cit., p. 79-93. 191 Boire et boissons en classe de FLE Mme Brun : Oui bien sûr, mais regardez le pauvre Toutou. Il a soif, lui aussi. Qu’est-ce que je peux donner à ton chien ? Du lait ? De l’eau ? Muriel : Du lait, madame. Il aime beaucoup le lait. Dans l’unité À table il y a un dialogue où l’on introduit d’autres noms de boissons. Mme Brun : Encore un peu de gâteau, […] Muriel ? Muriel : Non, merci. C’est très bon mais je n’ai plus faim. Mme Brun : Alors, un café peut-être ? Muriel : Volontiers. Mme Brun : Est-ce que vous voulez un digestif ? Muriel : Non, merci. Je ne bois jamais d’alcool. Les mots nouveaux sont souvent visualisés à l’aide d’images, comme dans un exercice où les élèves doivent trouver les noms des récipients. Dans le tableau synoptique qui suit, nous présentons tous les noms concernant les boissons proposés dans Salut ! Ça va, dans les textes et dans les exercices. boissons sans alcool café café au lait thé lait chocolat eau eau minérale eau de Vichy limonade coca (cola) jus de fruits boissons alcoolisées alcool vin Bordeaux bière cognac champagne whisky digestif contenants tasse bouteille chope verre carafe boîte bol verbes avoir soif boire prendre offrir donner vouloir servir Conclusion Boire en classe de FLE ? Bien évidemment que « oui ». Les boissons sans alcool ou avec ? Les deux. Dans les manuels scolaires, pour des raisons éducatives, on présente en principe les noms de boissons sans alcool, mais il est difficile d’imaginer une leçon de français où l’on parle de coutumes et habitudes des Français à table sans évoquer le vin. Comme nous l’avons vu, certains manuels, surtout des manuels plus anciens, introduisent seulement le mot vin, tandis que d’autres, plus modernes, élargissent ce champ lexical en proposant les noms de types de vin : rouge, blanc, rosé ou les marques. Ce procédé permet aux apprenants d’appréhender un aspect culturel lié à la production du vin en France. Il y a aussi d’autres noms de boissons alcoolisées que l’on propose en classe de FLE qui sont consommées par les Français avant, pendant ou après les repas. 192 Mieczysław Gajos Certains auteurs de manuels de FLE introduisent le vocabulaire fondamental, de base tandis que d’autres préfèrent l’élargir par des noms de boissons plus détaillés parmi lesquels les noms propres, noms de marques déposées : Eau de Vichy, Coca-cola, Bordeaux, Beaujolais, etc. Il est cependant à remarquer qu’aucun manuel analysé ne contient des noms de boissons du registre populaire ou argotique. Pas de flotte, déca, féca, beaujol, apéro, pas de pinard, picton, pif, pas de rouquin ou binouze. Ce vocabulaire pourrait à tout moment faire partie de la compétence lexicale des apprenants. Tout dépend du contexte de l’enseignement et de l’apprentissage d’une langue étrangère. N’oublions jamais que, quel que soit le manuel utilisé en classe, c’est l’enseignant qui décide de quels moyens langagiers présenter à ses élèves tout en prenant en considération leurs besoins et intérêts. Bibliographie Conseil de l’Europe, Un cadre européen commun de référence pour les langues: apprendre, enseigner, évaluer, Strasbourg, Division des Langues Vivantes, 2001 Fourré, Pierre, Premier dictionnaire en images, Warszawa, Państwowe Zakłady Wydawnictw Szkolnych, 1964 Gajos, Mieczysław, Szumlewicz, Teresa, Salut! Ça va? Kurs języka francuskiego dla klas I i II szkoły średniej, Warszawa, Wydawnictwa Szkole i Pedagogiczne, 1994 Gougenheim, Georges, Dictionnaire fondamental, Warszawa, Państwowe Zakłady Wydawnictw Szkolnych, 1964 Guilaine, André Anne, Jambon, Krystelle, Sword, Jacqueline, Voyages A1, Stuttgart, Ernst Klett Sprachen, 2016 Porcher, Louis, Adaptation de « Un niveau seuil » pour des contextes scolaires, Paris, Hatier, 1986 Reboul, Alice, Bulinguez, Anne-Charlotte, Fouquet, Géraldine, Sobczak, Alicja, Zawisza, Beata, Mobile, Méthode de français, Podręcznik dla szkół ponadgimnazjalnych, Paris, Les Éditions Didier/ Poznań, Wydawnictwo Nowela, 2012 Rey-Debove, Josette, Dictionnaire du français. Référence apprentissage, Paris, CLE international, 1999 Robert, Jean-Pierre, Rosen, Évelyne, Dictionnaire pratique du CECR, Paris, Éditions OPHRYS, 2010 Zarach, Alfons, Un jour j’irai à Paris, Warszawa, Państwowe Zakłady Wydawnictw Szkolnych, 1973 Mieczysław Gajos – est professeur titulaire à l’Institut d’Études Romanes à l’Université de Łódź en Pologne. Il est directeur du Département de linguistique appliquée et de didactique du français langue étrangère (FLE). Il enseigne principalement la phonétique française, les théories de communication, la méthodologie de la recherche et la didactique du FLE. Il est l’auteur d’une centaine de publications. Il a publié plusieurs livres : ouvrages monographiques, manuels scolaires et dictionnaires (Reprezentacje graficzne w dydaktyce języka obcego, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, Łódź 1995 ; Dydaktyka ortografii dźwięku języka obcego, Wydawnictwo UŁ, Łódź 1999 ; Procedury tworzenia skróconych form leksykalnych w języku francuskim, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, Łódź 2004 ; Podsystemy języka w praktyce glottodydaktycznej : Boire et boissons en classe de FLE 193 FONETYKA, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego 2010). Il a également à son compte de nombreux articles publiés dans différentes revues en Pologne et à l’étranger. Ses projets de recherche en didactique du FLE ont reçu le prix European Label attribué en 2003 et 2016. Mieczysław Gajos est aussi professeur au Collège Universitaire de Formation des Professeurs de Français à l’Université de Varsovie. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.18 Tatiana Retinskayań ń Tourgueniev Université d’État d’Orel https://orcid.org/0000-0002-1369-1475 tatiana.retinskaya@yahoo.fr Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres des auteurs du terroir : l’exemple des parlers de Champagne et des Ardennes1 RÉSUMÉ L’objectif de cet article est d’analyser les éléments du corpus des unités régionales se rapportant aux boissons et de relever les traditions qui sont liées à la consommation des liquides locaux, avec ou sans alcool. Les exemples sont tirés des œuvres de quinze auteurs champardennais éditées entre 1933 et 2015. La recherche porte également sur différents procédés de sémantisation dont usent les auteurs comme constituants majeurs de la description du fonctionnement textuel. Une attention particulière est apportée à l’étude de la survivance des mots régionaux. L’algorithme du sondage de la force vitale des vocables propres aux habitants de telle ou telle collectivité territoriale au XXIe siècle repose non seulement sur une observation participante, des questionnaires et des entretiens, mais aussi sur la coopération étroite avec des communautés web. Dans les enquêtes effectuées en avril / mai et juillet / août 2018 ont pris part 21 informateurs des communes du département de la Marne et de celui des Ardennes. MOTS-CLÉS – parler de Champagne, parler des Ardennes, boissons, roman régional, procédés de sémantisation, fonctions et vitalité des régionalismes. The Functioning of Regionalisms Denoting Drinks in the Works of Local Authors as Exemplified by the Champagne-Ardennes Region SUMMARY The aim of the paper is to analyse the elements of the corpus of the regional units which denote drinks, as well as to characterise traditions that are linked to the consumption of local alcoholic and nonalcoholic beverages. The examples are taken from fifteen Champagne-Ardennes authors, whose works were published in the period between 1933 and 2015. The research is devoted to the different ways of semantisation which the authors use as major constituents of describing the textual functioning. The 1 L’étude est effectuée dans le cadre du projet scientifique no 16-04-50078 soutenu par la Fondation russe pour la recherche fondamentale. [195] 196 Tatiana Retinskaya special attention is paid to studying the vitality of regionalisms. The algorithm for studying the vital force of the words that are specific to the inhabitants of a particular territorial community in the 21st century is based not only on the included observation, questionnaires, and interviews, but also on a close cooperation with online communities. Twenty one informants from the communes of the Marne and Ardennes departments took part in the surveys carried out in April/May and July/August, 2018. KEYWORDS – Champagne regiolect, Ardennes regiolect, drinks, regional novel, ways of semantisation, functions of regionalisms, vitality of regionalisms Introduction Les gens de chez nous boivent volontiers la goutte ; plus volontiers encore, ils l’offrent aux voisins, aux amis, au facteur, aux gendarmes. Mais ils n’achètent jamais d’eau-de-vie ; c’est une des dernières choses qu’ils tirent de leur cru […]. Joseph Cressot, Le Pain au lièvre Comme l’exprime J. Cressot dans sa nouvelle qui sert d’exergue, la fabrication de boissons, avec ou sans alcool, ainsi que le « boire ensemble » sont une des constantes de la « politesse rurale ». Or, le texte littéraire régional aide à relever les fonctions essentielles et secondaires des éléments du vocabulaire local représentant des liquides destinés à la consommation et les traditions qui y sont liées. Dans le cadre de сet article, nous proposons l’analyse du corpus des unités régionales en jeu tirées des œuvres des auteurs champardennais. L’identité des locuteurs régionaux et leur conception de la vie sont décelables, non seulement à travers leurs régionalismes, mais aussi grâce au fait qu’ils ont réussi à (re)transmettre les valeurs et les coutumes des habitants de telle ou telle collectivité territoriale. Notre analyse portera sur différents procédés de sémantisation dont usent les auteurs comme constituants majeurs de la description du fonctionnement textuel. Le décodage de cette strate d’unités régionales s’appuiera sur des données obtenues lors de recherches effectuées sur le terrain dans des communes champenoises et ardennaises. 1. Méthodes de recherche L’étude de la place des régionalismes dans le texte littéraire est effectuée au moyen de la méthode d’échantillonnage continu appliquée pour l’analyse de l’œuvre de quinze auteurs du terroir2. Tous les lexèmes sélectionnés – plus de 2 Cf. les œuvres de F. Bourdon (2001), Ch. Braibant (1933), R. Champenois (2015), J. Cressot (1987), R. Dauvin (2005), A. Dhôtel (1979), G. Féquant (1992), Y. Gibeau (1988), Y. Hureaux (1998, 1998a, 2000, 2005, 2014), G. Lemaitre (1957), J. Leroux (1947, 1985), Th. Malicet (1962), G. Petitfaux (1993), J. Rogissart (1953, 1994, 1994a), J. Séry (1979). Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres... 197 1700 unités – sont répertoriés dans le glossaire de mots régionaux introduits dans les belles lettres. Les éléments du vocabulaire en question désignant les boissons – objet de notre recherche3 – ont été utilisés pour le travail de terrain ciblé sur l’analyse de la survivance de l’idiome. L’algorithme du sondage de la vitalité des unités du français régional au XXIe siècle repose non seulement sur une observation participante, des questionnaires et des entretiens, mais aussi sur la coopération étroite avec des communautés web. 2. Résultats et discussion 2.1. Caractéristique des composantes de la dominante sémantique « boire et boissons » des parlers champenois et ardennais et de leur intégration dans le texte régional L’analyse des œuvres des auteurs mentionnés montre que les régionalismes signifiant des boissons alcoolisées ‒ telles que brichaude4 ʻsorte de grogʼ, dédaine (dedenne, dédenne) ʻeau-de-vieʼ, frênette ʻboisson obtenue par macération des feuilles de frêneʼ, goutte ʻeau-de-vieʼ, guinguet ʻvin de mauvaise qualité (soit parce qu’il a mal vieilli ou qu’il est trop faible en alcool)ʼ, péquet ʻeaude-vieʼ, pique ʻboisson que l’on obtient en mélangeant de l’eau aux marcs de raisinʼ, poiro ʻpoiréʼ, rincette ʻpetite quantité de boisson qu’on reprend après avoir bu un verre ou une tasseʼ ‒ imprègnent l’espace des textes littéraires et journalistiques, comme il est donné de le voir dans l’interprétation suivante de Jacques Chaurand : Les gens du village offrent facilement de la nourriture ou de la boisson au visiteur ; et c’est une insulte que de refuser. […] L’eau-de-vie a son rôle à jouer, et les fils de Babette, le jour de l’enterrement de leur mère n’ont rien de meilleur que de la dédaine pour se redonner du courage (Chaurand, 1992 : 409). Il apparaît, par ailleurs, que ce sont les lexèmes goutte et péquet qui sont les plus fréquents. Il convient aussi de rappeler qu’ils s’insèrent dans la dominante sémantique « boire et boissons » ; dans laquelle figurent plusieurs unités spécifiques, entre autres : 1) avaleux ʻindividu qui aime boire et mangerʼ – avoir une sacrée (ou une bonne) avaloire ʻaimer boire souvent et beaucoupʼ – nareux ʻsourcilleux quant à la propreté de la vaisselle et particulièrement d’un verreʼ ; 3 4 Le corpus comprend 79 unités lexicales. Pour les entrées lexicales, Cf. M. Avanzi (2017), L. Bésème-Pia (1994, 2011), H. Bourcelot (1966, 1969, 1978, 2012), J. Colin (1957), J.-Cl. Conreau & Cl. Rasselet (1998), J. Daunay (1998), L. Depecker (2017), D. Huart (1988), G. Philipponnat (1979), P. Rézeau (2001), M. Tamine (1994, 2006, 2009). 198 Tatiana Retinskaya 2) brindezingue ʻivreʼ – darne (derne) ʻivreʼ – éderner ʻrendre ivreʼ – schlass ʻivreʼ ; 3) brûler ʻdistillerʼ – repasse ʻliquide passé une deuxième foisʼ – gendarmes (fleurettes) ʻtaches de moisissure qui apparaissent à la surface du vin ou du cidreʼ ; 4) marande (marende) ‘collation – avec boisson – que l’on prend l’aprèsmidi sur le lieu de travail’ – marander (marender) ‘prendre une collation – avec boisson – l’après-midi sur le lieu de travail’ – trempusse ‘tranche de pain grillé trempée dans du vin sucré’ – faire trempinette ‘tremper du pain ou un biscuit dans du vin’ – topette ‘petite bouteille plate ; son contenu’. 2.2. Procédés de sémantisation des régionalismes Si les régionalismes sont avant tout introduits dans le roman régional à l’aide de la « méthode directe dite contextuelle »5 : « On brûle dans les vieilles cuisines et les chambres à four ; les uns ont une installation à demeure ; pour les autres l’alambic du loueur passe de maison en maison » (Cressot, 1987 : 48), « Serveznous du chaud, allez, femme [...] ; le Berger a bien gagné une goutte et de la forte » (Rogissart, 1994 : 267), « Pour les rafraîchir un brin ou soigner les coupures, chaque fois qu’il buvait la goutte il y versait le fond du verre et les frottait un bon coup » (Gibeau, 71 : 1988), « Les bûcherons en prenaient une topette quand l’hiver ils allaient aux Grands-Bois [...] » (Cressot, 1987 : 51) ; il existe d’autres procédés de sémantisation des mots régionaux, parmi lesquels peuvent être retenus : 1) traduction ou commentaire de l’auteur en forme de note en bas de page : Le Necker Bichtel, lui, aime mieux chasser la bécasse, au vivier du Tranlay. Toute la journée, jusqu’au ventre, dans l’eau bourbeuse de la Fagne, pour un mauvais canard sauvage, au lieu de tâcher comme un chrétien ! Mais ça ne croit à rien ! La bricole, la pacotille, le péquet et le jeu de mache, est-ce une vie ?… (le péquet [alcool local (genièvre)]) (Rogissart, 1994 : 19) Dans le tonneau destiné au faijeu d’goutte (distillateur de l’alambic) (Hureaux, 1998 : 55) 2) l’emploi parallèle d’un synonyme neutre ou le déchiffrement à l’aide de périphrases plus ou moins transparentes : On servit de la brichaude, de l’eau sucrée coupée de liqueur de prunelles. Le Berger ferma les yeux : « Elle est forte, tonnerre […] » (Rogissart, 1994 : 267). Les réputations étaient faites et quand on acceptait la goutte, on savait ce qu’on risquait. Les artistes n’étaient pas peu fiers quand le dégustateur, après avoir bien miré, flairé, humé, clappé la langue, lâchait un : « Fichtre ! Elle est fameuse ! » 5 Terme d’Éda Beregovskaya (Beregovskaya, 2009 : 93). Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres... 199 La qualité était affaire de repasse. […]. Cela devait couler en filet mince, toujours égal. D’abord toute chargée d’essences, emportant la langue qui s’y risquait, l’eau-de-vie faiblissait peu à peu ; les délicats arrêtaient le feu bien avant qu’apparaissent les odeurs d’alambic (Cressot, 1987 : 50). Vers les cinq heures, on marendait : fromage blanc, soupe au vin sucré – la trempusse – une salade de laitue : choses fraîches et légères qui vont chercher le reste de la force pour le reste du travail (Cressot, 1987 : 212). ‒ Vous accepterez bien un « péquet », monsieur André ? Un tout petit petit péquet ? […]. Marcoul ne peut s’abstenir de trinquer avec son sauveur. Il n’aime pourtant guère cet alcool lourd et râpeux, si dur au palais. Mais les Ardennais ne jurent que par cette eau-de-vie de grains ! (Rogissart, 1994 : 735) Il écrit : « La sérénité dans le discours annonçant ma volonté de poursuivre mes fonctions au sein de la Grande Agglo et l’hymne La Pirisienne entonné par les 250 présents ont été les points forts de cette cérémonie terminée autour d’un poiro, notre apéritif local » (Hureaux, 2014 : 55). 3) le signal de la présence d’un vocabulaire spécifique à l’aide d’incises (« comme il disait » ; « disait mon grand-père, du patois à lui », etc.) : En se surveillant cette fois, mieux qu’à ma communion, pour pas se retrouver schlass comme il disait et choquer les beaux-parents (Gibeau, 1998 : 174). Et j’étais délicat, j’avoue. Un « nareux », disait mon grand-père, du patois à lui, quand, par exemple, j’aimais pas boire derrière dans le bol de quelqu’un (Gibeau, 1998 : 51). 2.3. L’étude de la vitalité des unités régionales se rapportant aux boissons Aux enquêtes effectuées en avril / mai 2018 ont pris part 21 informateurs6 des communes d’Avize, Champillon, Dormans, Oger (département de la Marne) et de celles de Draize, Lalobbe, La Neuville-lès-Wasigny, Librecy, Marlemont, Montmeillant, Novion-Porcien, Perthes, Signy l’Abbaye, Vouziers (département des Ardennes) y compris les membres du Forum A.C.E.7 se situant dans les départements champardennais. La vérification et le complément des données collectées ont été réalisés en juillet / août 2018. 6 7 Nous dédions cet article à Lucien Watelet (Givet, 1918 – Signy l’Abbaye, 2018) et à Joëlle Morette, membres de l’atelier Jeux de société animé par la Médiathèque Yves Coppens de Signy l’Abbaye (Cf. Figure 2) qui nous ont apporté une aide précieuse dans la réalisation de l’enquête de terrain. Nous remercions profondément tous les informateurs y compris les membres du Club de l’Abbaye qui nous suivent dans les études des parlers de Champagne et des Ardennes que nous menons. Agriculture-Convivialité-Environnement, http://agri-convivial.forumactif.com/forum.htm. 200 Tatiana Retinskaya Tous les résultats du travail sur le terrain sont inventoriés dans le fichier régiolectographique se composant des fiches idoines qui comprennent, entre autres, des renseignements concernant le département et la localité des informateurs ainsi que l’indice de vitalité des unités lexicales. La survivance des mots locaux est indiquée au moyen de trois indices : 1. Grande vitalité ; 2. Vitalité moyenne ; 3. Faible vitalité. Voici un exemple du traitement régiolectographique du corpus de « boire et boissons » : goutte n.f. eau-de-vie Les méchantes langues disent que plus on a de goutte, plus on en boit. (J. Cressot, Le Pain au lièvre) Habitué au travail, robuste, gai malgré tout, il riait et plaisantait avec les gens de journée, buvait la goutte avec le père Camus, jouait jeux de mains avec les filles de ferme. (Leroux Jules, Léon Chatry, instituteur) Marne (Avize, Champillon, Dormans, Oger) Ardennes (Draize, Lalobbe, La Neuville-lès-Wasigny, Librecy, Marlemont Montmeillant, NovionPorcien, Perthes, Signy l’Abbaye, Vouziers) GV Figure 1. Fiche régiolectographique avec l’indice « grande vitalité / GV » Il est à noter que 87% de mots étudiés ont une grande vitalité. Conclusion Quels que soient les procédés de sémantisation dont il use, « […] l’écrivain, même le plus grand, n’est qu’un témoin ordinaire » (Taverdet, Navette-Taverdet, 2004 : 11), entre autres, un passeur de la politesse dans les campagnes qui s’apparente à un code rural, et notamment pour tout ce qui concerne le boire, marque de partage, de convivialité et de communion. L’extrait de ce poème anonyme régional de la fin du XIXe siècle – le bédot ‘le café’ – en est une parfaite illustration : Ma cinquantaine est d’un an surchargée Et mes cheveux commencent à blanchir, De tous soucis, mon âme est dégagée, Je vis heureux, j’ai foi en l’avenir. Dans mes chanson et ma philosophie, Tout mon bonheur se résume en un mot : Jusqu’au tombeau je chérirai la vie Tant que j’aurai ma tasse de bédot. Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres... 201 Dans ma maison ou plutôt ma chaumière, Quand un ami vient me serrer la main, Sur le foyer l’on met la cafetière En entonnant quelque joyeux refrain. Ne croyez pas que l’on y soit à l’aise : L’état sur moi prélève peu d’impôts. Assis à deux sur une même chaise, Nous partageons la tasse de bédot. […] Force est de constater toutefois que le parler régional possède en soi la faculté de se distiller dans la langue commune, de s’y confondre, comme en témoignent des lexèmes tels que schlass ʻivreʼ, brûler ʻdistillerʼ ou touiller ‘tourner des liquides pour les mélanger’ et que l’un des pouvoirs inconscients de l’écrivain du terroir est d’en être l’instigateur, car c’est bien lui qui contribue « à faire d’un mot local un mot national » (Taverdet, Navette-Taverdet, 2004 : 11). Figure 2. L’étude de terrain soutenue par la Médiathèque Yves Coppens (Signy l’Abbaye) (de gauche à droite : Tatiana Retinskaya, Joëlle Morette, Lucien Watelet) Bibliographie Avanzi, Mathieu, Atlas du français de nos régions, Malakoff, Armand Colin, 2017 Beregovskaya, Éda, Argo i jazik sovremennoj franczuzskoj prozy [L’Argot et la langue de la prose française du XXe siècle], Smolensk, Éditions de l’Université d’État de Smolensk, 2009 Bésème-Pia, Lise, Lexique du paysan et du vigneron champenois, Rethel, Éditions J.-L. Binet, 1994 202 Tatiana Retinskaya Bésème-Pia, Lise, Patois ardennais. Le parler de mon village, Langres, Éditions Dominique Guéniot, 2011 Bourcelot, Henri, Atlas linguistique et ethnographique de la Champagne et de la Brie. Le temps – La terre, vol. I, Paris, Éditions du CNRS, 1966 Bourcelot, Henri, Atlas linguistique et ethnographique de la Champagne et de la Brie. Les plantes domestiques, vol. II, Paris, Éditions du CNRS, 1969 Bourcelot, Henri, Atlas linguistique et ethnographique de la Champagne et de la Brie. Les plantes sauvages – Les animaux domestiques, vol. III, Paris, Éditions du CNRS, 1978 Bourcelot, Henri, Atlas linguistique et ethnographique de la Champagne et de la Brie. Animaux sauvages – Activités humaines, vol. IV, éd. M. Tamine & M.-R. Simoni-Aurembou, Paris, Éds du CTHS ; Langres, Éditions Dominique Guéniot, 2012 Bourdon, Françoise, La Forge au Loup, Paris, Presses de la Cité, 2001 Braibant, Charles, Le Roi dort, Paris, Denoël et Steele, 1933 Champenois, Roger, Sécheval. Des glageots aux wèbes, Charleville-Mézières, Éditions Terres Ardennaises, 2015 Chaurand, Jacques, « Langage et terroir dans Le roi dort, roman de Charles Braibant » in Les parlers et les hommes. Recueil de travaux inédits ou publiés revus et augmentés, Paris, SPM, 1992, vol. I, p. 397-418 Colin, Jean, Histoire de Neufmanil. Masnil. Vieux Manil. Neufmanil. « Nun-Mani ». 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Dictionnaire du fraçais régional, Paris, Christine Bonneton Éditeur, 2004 Tatiana Retinskaya – est professeure à l’Université d’État d’Orel Tourgueniev où elle dirige le département de philologie romane et le Laboratoire « Problèmes de la description des variétés sociales et territoriales du français ». Elle a publié de nombreux articles sur les argots des groupes sociaux et professionnels ainsi que sur les particularités des parlers régionaux. Elle est également l’auteure du Dictionnaire français-russe des mots et expressions chez les écoliers et les étudiants français (Moscou : Éds Librokom, 2009, 2011, 2014, 2016) et de la monographie Analyse sociolinguistique et stylistique des argots français de métiers (Orel : Éds de l’Université d’État d’Orel, 2011). Ses recentes recherches sont consacrées à l’étude sur le terrain des vocabulaires hors norme y compris leur vitalité. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.19 Agnieszka Konowska ń Uniwersytet Łódzki ń https://orcid.org/0000-0002-3041-869X ages@wp.pl Quand dire, c’est sensibiliser. Notes de lecture critique de La Persuasion au service des grandes causes. Une étude comparative franco-polonaise des campagnes sociétales contre la discrimination raciste, homophobe et sérophobe d’Agnieszka Woch (Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2018, 184 p. ; ISBN 978-83-8142-253-6) S’inscrivant dans la continuité de ses travaux sur la persuasion dans le discours, le récent ouvrage d’A. Woch est un prolongement de sa réflexion antérieure sur le discours persuasif des campagnes de sensibilisation. En proposant une étude approfondie du discours sociétal contre les discriminations dans une optique contrastive français / polonais, ce livre vient utilement combler une lacune dans les travaux francophones en la matière. S’il existait, en effet, des études portant sur le discours des campagnes sociétales1, aucune ne s’était proposé d’aborder la problématique du discours antidiscriminatoire en suivant une démarche comparative. À l’ère de l’européanisation, où différentes stratégies d’homogénéisation sont mises en œuvre afin de construire une identité commune, les actes de discrimination envers l’Autre ne manquent paradoxalement pas, même dans le discours des personnes publiques. Ainsi la lutte contre les discriminations convoque-t-elle divers outils censés entraîner un changement d’attitudes, dont les campagnes de sensibilisation. Celles-ci constituent à présent une pratique commune dans les pays européens, mais on peut s’interroger sur leur efficacité en relation avec le contexte socio-politique différent pour chaque pays. D’où l’intérêt porté par l’auteure aux mécanismes persuasifs mobilisés dans le discours pro-diversité des campagnes sociétales et la question posée tout au long des pages de son ouvrage : peut-on persuader de la même manière dans deux réalités différentes ? 1 M. Rinn (2002), C. Picard (2005), M. Bonhomme (2009), E. Pachocińska (2011). [205] 206 Agnieszka Konowska La citation placée en épigraphe donne d’emblée des éléments de réponse à cette question. L’auteure confère le rôle de seuil d’entrée dans son ouvrage à l’affirmation perelmanienne qui a fait date : « Chaque milieu pourrait être caractérisé par ses opinions dominantes, par ses convictions indiscutées, par les prémisses qu’il admet sans hésiter : ces conceptions font partie de sa culture et tout orateur qui veut persuader un auditoire particulier ne peut que s’y adapter »2. On comprend le message : réalités différentes, modes de persuasion nécessairement différents, car adaptés aux destinataires différents. Mais il n’y a pas que cela : à nos yeux, ce geste citationnel doit être également interprété comme traduisant la volonté, de la part de la chercheuse, d’indiquer d’emblée son ralliement théorique à la néo-rhétorique d’inspiration aristotélicienne. Or si l’on ne peut certes que souscrire à ce choix théorico-méthodologique de l’auteure, ce cadre d’analyse pourrait être enrichi par la prise en compte des approches contemporaines de l’analyse argumentative du discours telles qu’elles se développent aujourd’hui dans l’espace francophone et qui ont transposé la rhétorique de Perelman d’inspiration philosophique dans les sciences du langage3. Dans l’introduction, l’auteure annonce (p. 13) : « La présente étude relève du domaine de la linguistique et s’intéresse aux moyens persuasifs issus de la rhétorique et de la propagande. Cependant, afin d’enrichir et de compléter notre analyse, elle prend aussi en considération des apports de la psychologie et de la sociologie en matière des motivations des conduites humaines et de la communication marketing ». Nous dirions que ce livre, si riche et stimulant, explore également les voies tracées par l’analyse du discours à la française. A. Woch s’intéresse certes aux formes linguistiques, mais pas en tant que telles, sinon dans leur articulation à un extérieur social, en tant qu’elles lui permettent d’étudier les spécificités de la matérialité linguistique répondant à certains objectifs. En recourant aux acquis de la rhétorique, de la psychologie, du marketing social, la chercheuse n’hésite pas à « multiplier les angles d’approches » et à « convoquer des outils descriptifs de provenance diverse » (Kerbrat-Orecchioni, 2007 : 26), qui sont autant de pratiques de l’analyse du discours. Elle est certes linguiste, mais qui, citant un Charaudeau ou renvoyant dans la bibliographie à un Maingueneau dont les théories ont fourni les assises de son analyse, se rattache aussi à l’école française de l’AD. Au-delà d’une simple description des campagnes de sensibilisation contre les discriminations françaises et polonaises, A. Woch a pour souci constant d’interroger la pertinence des outils persuasifs utilisés par le discours sociétal dans les deux pays. Elle commence son ouvrage par souligner, et le fait ensuite à plusieurs reprises dans le texte, qu’une analyse contrastive de ce type de discours 2 3 Ch. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca (1983). Comme p. ex. l’approche élaborée par R. Amossy (2000), R. Koren ou M. Doury. Il est vrai que l’auteure fait référence à Amossy, mais ce nom n’apparaît dans son ouvrage qu’une seule fois (p. 81), et cela sans commentaire. Comptes-rendus 207 ne peut négliger « les différences structurelles des deux sociétés, la France étant pluriculturelle […], tandis que la Pologne [est] assez homogène » (p. 12). Ce fait est de première importance pour analyser les pratiques langagières à but persuasif en fonction de l’instance locutrice qui modèle, en l’adaptant à l’instance de réception, le discours de sensibilisation : en France ce sont les gouvernements successifs qui s’engagent depuis bien longtemps, en collaboration avec les organisations non gouvernementales, dans la lutte contre la discrimination, tandis qu’en Pologne le combat reste plutôt à la charge de ces dernières, la communication sociétale de l’État se révélant presque inexistante. Le livre est structuré en onze chapitres. Le premier, intitulé « La publicité au service des grandes causes », présente de manière admirablement synthétique une mine de renseignements sur le phénomène de la publicité sociétale, ses thèmes et sa genèse. Après les précisions terminologiques nécessaires4, l’auteure trace rigoureusement une ligne de partage entre le discours sociétal et le discours commercial et politique. En s’appuyant sur le critère pragmatique des intentions du destinateur, elle aboutit à sa propre définition de la publicité sociétale qui est pour elle « une publicité réservée aux bénévoles, aux militants, aux États et aux organisations non gouvernementales luttant pour le bien commun sans en extraire un profit ni financier ni contribuant à l’image de la marque » (p. 21). Ensuite, le lecteur est invité à suivre l’historique de la publicité sociétale, depuis son émergence aux États-Unis jusqu’à son apparition en France et en Pologne. Enfin, la dernière section du chapitre se concentre spécifiquement sur la lutte contre la discrimination raciste, homophobe et sérophobe dans les deux pays. C’est ici qu’apparaît avec toute sa force le concept de l’Autre. L’auteure fait une observation intéressante sur la manière dont cet Autre est présenté dans les publicités sociétales : tantôt comme une victime qui souffre à cause des préjugés et de la discrimination (l’objectif du discours de sensibilisation est dans ce cas de « susciter la pitié et l’indignation du public afin de provoquer une réaction qui le poussera à l’action », p. 33), tantôt comme une personne qui ne constitue pas un danger public (il s’agit alors de « sécuriser le public » et d’« appeler à la raison », p. 34). Le chapitre se clôt sur la mise au point comparative du contexte sociopolitique dans lequel se déroule le combat anti-discrimination dans les deux pays. Le deuxième chapitre s’intéresse à la fonction persuasive de la publicité de sensibilisation. Le discours sociétal y est présenté comme « persuasif par excellence » (p. 51), mais pour l’être pleinement, il doit parvenir à son objectif fixé par l’auteure en termes de « faire faire », au-delà de « faire croire » et « faire adhérer ». On connaît ce point de vue catégorique de certains chercheurs 4 Parmi les différentes dénominations existantes (campagne / publicité sociale, sociétale, institutionnelle, d’intérêt général, de sensibilisation, de promotion), l’auteure opte pour l’adjectif sociétal, le qualificatif social prêtant à équivoque, car il désigne tant la publicité analysée par l’auteure que celle qui utilise les réseaux sociaux pour vendre des produits ou des services. 208 Agnieszka Konowska qui, comme Ch. Plantin (1998) cité par l’auteure à la p. 50, considèrent que la persuasion complète ne peut se réduire à « un simple état mental, à une adhésion de l’esprit ». Or il faut souligner que le jugement d’efficacité d’un discours ou, si l’on veut, ce que l’on croit être sa « complétude persuasive », dépend du type de discours. Mais, l’objectif du discours sociétal n’étant efficace qu’à la condition de faire cesser la discrimination de l’autre, comment vérifier si ce but a été atteint ? En a-t-on des indicateurs fiables ? La décroissance statistique des actes discriminatoires peut-elle faire office de preuve de l’efficacité de telle ou telle campagne de sensibilisation ? Et à l’inverse, la recrudescence des discriminations signifie-t-elle que les publicités sociétales conçues pour les éliminer n’ont pas été persuasives ? Autant de questions qui, sans tout à fait mettre en cause le « faire faire », invitent à repenser la persuasivité, dont la mesurabilité semble être un leurre dans le cas de ce type de discours5. Toujours est-il que l’on doit déterminer les types d’arguments qui seront mobilisés pour assurer, en toute probabilité, le succès de l’entreprise de persuasion. A. Woch relève l’importance, dans le discours des publicités de sensibilisation, des trois pôles de la triade conceptuelle aristotélicienne : ethos, logos, pathos, et des trois finalités du discours à travers lesquelles se réalise la visée persuasive : docere, delectare (placere) et movere. Elle entreprend la tentative pour articuler les preuves et les buts en proposant une analyse du discours sociétal en termes de visées et de fonctions. Ainsi, l’architecture des sections du deuxième chapitre est la suivante : 2.1. « La visée pathémique : movere », 2.2. « La visée argumentative : docere », 2.3. « La fonction esthétique : delectare », 2.4. « La fonction phatique » et 2.5. « La fonction cognitive ». La division bipartite en visées et fonctions se propose, semble-t-il, de rendre compte de la différence que l’auteure établit entre l’essentiel et l’accessoire dans le discours persuasif. Le fait de réunir les arguments logiques et éthotiques sous le label commun de « docere » n’emporte pas du tout notre conviction dès lors qu’il ne rattache l’éthos qu’au rationnel, tandis que l’on sait que sa construction s’effectue sur le double plan de la rationalité et de l’affect6. Pour ce qui est du contenu des sections énumérées, résumons-le brièvement. Dans la première, traitant du recours du discours sociétal au pathos, « son outil par excellence » (p. 52), l’auteure examine les émotions à tonalité majoritairement dysphorique provoquées par les campagnes (pitié, honte, indignation, peur). Ensuite, elle se concentre sur le phénomène de shock advertising brisant les tabous traditionnels (la mort, la maladie, la sexualité) et récents (l’homoparentalité, le mariage gay, la séropositivité). Elle remarque que les interdictions d’ordre linguistique sont beaucoup plus souvent violées à l’aide de dysphémismes que contournées à l’aide d’euphémismes (l’auteure n’en a décelé qu’un dans son 5 6 À l’opposé, par exemple, du discours visant à persuader un juge et dont l’efficacité peut être mesurée par le fait que celui-ci se prononce ou non en faveur du destinateur de ce discours. On peut se reporter sur ce point à Reboul (1991) ou Amossy (2008). Comptes-rendus 209 corpus), le discours sociétal usant souvent du vocabulaire familier ou vulgaire pour choquer ou surprendre le destinataire (surtout si l’émetteur est une ONG). La section 2.2., consacrée à docere, visée que l’auteure qualifie d’« argumentative »7, s’emploie à examiner les arguments d’ordre rationnel. Elle applique pour cela la classification perelmanienne assez floue des schémas argumentatifs présentée dans la troisième partie de son Traité de l’argumentation. Il s’agit pour nous d’une taxinomie très classique dans son ensemble, mais qui ne se laisse pas facilement lire, aussi convient-il de féliciter l’auteure d’avoir su en tirer profit pour son analyse et de l’avoir adaptée d’une façon si convaincante à l’étude du rationnel dans l’argumentation sociétale. La section suivante, intéressée par la fonction esthétique du delectare, met en exergue l’importance de l’argumentation par séduction, et examine les stratégies de captation par l’humour et, au niveau lexical et stylistique, par le recours aux figures de mots (jeux sur le lexique et sur la sonorité). Les deux dernières sections s’interrogent sur la manière dont les fonctions phatique et cognitive contribuent à l’efficacité du message sociétal, l’une ayant pour objectif d’intensifier la connivence et la participation du destinataire au discours et l’autre favorisant « la réception optimale du message » (p. 71) et sa mémorisation. Le troisième chapitre est consacré à la description du corpus sur lequel l’auteure s’est appuyée pour mener à bien son projet. Il s’agit d’un ensemble de messages syncrétiques englobant les affiches, les slogans, les spots et les dispositifs internet d’un total de 86 campagnes de sensibilisation, dont 49 françaises et 37 polonaises, diffusées par les gouvernements et les ONG entre 1997 (date de l’apparition des premières campagnes en Pologne) et 2017. Après un dépouillement suivant des critères pertinents et clairement définis, l’auteure a obtenu un corpus parfaitement représentatif. Le nombre inégal des campagnes mises en comparaison s’explique par la volonté d’éviter le risque d’influencer les résultats de la recherche : « Nous examinons, élucide-t-elle, le même phénomène dans deux réalités différentes, et pour cette raison, les deux corpus sont considérés séparément […]. De cette façon, nous soumettons à l’analyse toutes les campagnes que nous avons pu identifier dans la période examinée, ce qui nous permet d’obtenir des résultats objectifs » (p. 78). Dans le quatrième chapitre, l’auteure présente le cadre méthodologique de sa recherche et propose une grille d’analyse pluridimensionnelle pour rendre compte des différents facteurs qui doivent être pris en considération lors de l’étude des mécanismes persuasifs dans le discours sociétal. La méthodologie appliquée par A. Woch à l’analyse des campagnes de sensibilisation met à profit d’un côté les pistes fournies par les linguistes (Adam et Bonhomme, 2012 ; 7 L’auteure n’explique pas les raisons de ce choix terminologique faisant penser plutôt à la conception anglo-saxonne de l’argumentation. Dans cette perspective, tout ce qui est « argumentatif » serait du ressort du rationnel. 210 Agnieszka Konowska Bonhomme, 2014 ; Ollivier-Yaniv et Rinn, 2009), relevant avant tout du domaine de la rhétorique aristotélicienne, dont « l’héritage pour la communication publicitaire contemporaine semble [d’importance] primordiale » (p. 82) et, de l’autre, le savoir-faire des spécialistes en marketing sociétal et en techniques publicitaires (Cossette et Daignault, 2011 ; Maison et Wasilewski, 2008 ; SaintHilaire, 2011). La chercheuse résume, après Lewiński (1999), les cinq parties de la Rhétorique d’Aristote (inventio, dispositio, elocutio, mneme et pronuntiatio) qui correspondent à autant de phases de l’élaboration d’un discours persuasif, en rapportant toujours ces considérations théoriques au contexte des campagnes sociétales. Dans les chapitres V-XI, qui constituent la partie applicative de l’ouvrage, le lecteur trouvera une très stimulante et riche réflexion sur les moyens persuasifs dans le discours sociétal, circonscrite aux campagnes de sensibilisation contre la discrimination raciste, homophobe et sérophobe. Le cinquième chapitre propose d’envisager ces moyens dans un cadre que l’auteure appelle « général » et qui réunit les éléments extérieurs au discours sociétal antidiscriminatoire (ses acteurs, son contexte, ses supports, ses canaux de communication). Viennent ensuite six chapitres centrés sur ses caractéristiques internes, dont chacun présente l’analyse à un autre niveau : fonctionnel, pragmatique, lexico-stylistique, sémantique, structurel et non verbal. Dans le cadre général, l’analyse fait ressortir l’importance, dans les deux pays, de l’argument éthotique dans l’entreprise de persuasion : l’instance locutrice, que ce soit le gouvernement ou une ONG, « se présente dans tous les cas comme honnête, experte et crédible, disposant des arguments éthiques suffisants pour prendre la parole » (p. 91). La chercheuse met en exergue aussi le recours à ce qu’elle appelle les « arguments d’autorité supplémentaire » (autorité « A+ ») tels que la citation, l’exemplum ou le témoignage. L’analyse comparative révèle un fait intéressant : en Pologne l’autorité A+ est convoquée plus souvent qu’en France. De plus, la primauté y est donnée à l’exemplum, tandis que le discours français exploite plutôt le témoignage des victimes de la discrimination. Le fait que le discours polonais présente plus de modèles à suivre que de repoussoirs, alors que le discours français suit une tendance opposée est dû, comme l’explique très lucidement A. Woch, à l’évolution des mentalités dans les deux pays qui diffèrent non seulement par la tradition de la lutte contre les discriminations, mais aussi, plus généralement, par l’histoire des campagnes de sensibilisation, beaucoup plus jeune en Pologne. Cette constatation nous mène directement vers la problématique de l’instance destinatrice à laquelle le discours antidiscriminatoire doit s’adapter pour être efficace. L’auteure souligne les différences entre la société française et la société polonaise : l’une hétérogène, à mentalité mûre, abordant sans problème les sujets difficiles, l’autre homogène et fermée sur elle-même, à mentalité encore assez rigide. Le discours sociétal français est, de ce fait, destiné majoritairement au grand public, tandis que le discours polonais est plus ciblé, s’adressant surtout Comptes-rendus 211 aux habitants des grandes villes ou des villes frontalières qui doivent faire face à la coexistence multiculturelle. Vu le contexte social esquissé, on pourrait penser que le discours polonais va faire plus souvent référence aux stéréotypes pour les briser et montrer ainsi la nécessité de lutter contre les discriminations, mais l’analyse effectuée par A. Woch montre qu’il n’en est pas ainsi : le nombre de campagnes renvoyant aux clichés culturels est plus élevé en France. L’explication de cet état de choses par la chercheuse est une preuve éclatante de sa perspicacité et on ne peut que la citer ici : « Quant aux campagnes polonaises, […] on y voit la tendance à présenter plus des modèles à suivre que des anti-modèles. […] Il est possible que ce choix soit fait afin de contraster certains discours […] des hommes politiques jouant sur la peur face aux immigrés, des discours nationalistes émergeants, des discours homophobes, etc. En revanche, la façon d’aborder les préjugés d’une manière directe dans le corpus français reste en opposition avec les discours politiquement corrects des autorités publiques » (p. 157). Dans le sixième chapitre analysant les fonctions du discours sociétal, l’auteure montre qu’une grande partie des campagnes oscille entre des techniques permettant en même temps de docere et de movere. Le recours aux arguments logiques et pathémiques est comparable dans les deux pays, le pathos étant le pôle privilégié par les publicitaires (la persuasion par l’émotion est présente dans plus de 90% des cas tant dans le discours français que polonais). A. Woch souligne que le rôle primordial des arguments pathémiques est d’attirer l’attention du destinataire. « Une fois son attention éveillée, on lui propose de passer au deuxième plan et on l’expose au contenu du message et aux arguments logiques (tels que les statistiques présentes sur les sites des campagnes) qui servent à convaincre davantage le public déjà capté par le message » (p. 158). Quant à la fonction de delectare, l’auteure constate qu’en général les campagnes anti-discrimination dans les deux pays n’ont que rarement recours à l’humour et que si différence il y a, elle consiste en un pourcentage plus faible de campagnes qui cherchent à persuader par l’humour dans le cas polonais (8% contre 18% dans le cas des publicités françaises). En ce qui concerne les procédés humoristiques exploités, on profite le plus souvent des possibilités offertes par le défigement et les néologismes. Le chapitre suivant (« Le niveau pragmatique ») porte sur le rôle des affects, du shock advertising et des tabous, ainsi que des figures de pensée. L’analyse du discours antidiscriminatoire montre que celui-ci s’inscrit dans la tendance du discours sociétal à éveiller des émotions connotées négativement (honte, culpabilité) qu’il se propose de transformer ensuite en affects positifs tels que le sentiment de solidarité ou de fraternité avec les discriminés. Les discours français et polonais se rapprochent également par une tendance générale à bousculer les frontières du tolérable : les tabous sociaux sont constamment brisés, le destinateur en parle ouvertement et ils sont le plus souvent liés aux sujets de la discrimination : le SIDA, les relations sexuelles avec les personnes du même sexe, la violence physique et verbale dans le discours discriminatoire. Chose intéressante, l’auteure 212 Agnieszka Konowska relève dans le discours polonais le recours à ce qu’elle considère comme un « tabou particulier » qui est « lié à l’incompatibilité entre une ferveur religieuse, déclarée de la part de la population croyante, et le manque de miséricorde et de tolérance envers les autres » (p. 117). Cette remarque judicieuse sur l’hypocrisie d’une société qui se déclare catholique, mais qui ne recule pas pour autant devant les actes d’intolérance, témoigne, comme tant d’autres dans ce livre, d’un esprit d’observation développé. Pour ce qui est des figures de pensée rendant l’entreprise de persuasion plus efficace, A. Woch attire notre attention sur l’emploi de l’ironie, du paradoxe, de l’hyperbole, de l’hypotypose et de l’interrogation rhétorique. Elle élucide leur fonctionnement (elles interpellent la conscience, raillent les actes de discrimination en invitant à la réflexion, déclenchent l’empathie envers les victimes) et commente les résultats quantitatifs de son analyse qui montre que le discours polonais privilégie le paradoxe tandis que dans le corpus français règne l’ironie. L’auteure remarque aussi une absence criante de l’euphémisme : elle dit n’en avoir relevé qu’un exemple dans son corpus (la campagne Homophobiol, diffusée en France en 2016, présentant une ex-homophobe « guérie » grâce au médicament de ce nom). Il est vrai que l’euphémisme, de par sa fonction de « dédramatiser les réalités embarrassantes ou fâcheuses, de minimiser des problèmes » (López Díaz, 2013 : 383), va à contre-courant des objectifs que se fixent les campagnes de sensibilisation. Comme le dit à bon escient A. Woch, « Le discours sociétal contre les discriminations est loin de gommer les problèmes ; pour cette raison, l’emploi des euphémismes se révèle insignifiant » (p. 131). Or on eût aimé que cette question soit davantage problématisée par l’auteure. Les fonctions de l’euphémisme vont, on le sait, au-delà, d’une simple atténuation. Il ne nous semble en effet pas tout à fait certain que, de toutes les publicités analysées, une seule ait recours à ce procédé des plus complexes. La campagne française « Le virus du sida ne se transmet pas en […] » (2002), analysée par l’auteure en termes d’ironie trois pages plus tôt, joue certes sur les allusions ironiques (« Le virus du sida ne se transmet pas en suçant le stylo d’un collègue…, en pénétrant dans le bureau d’une collègue… », les visuels de la campagne présentant des objets de bureau avec un préservatif au-dessus), mais elle peut bien recevoir aussi une lecture euphémisante. L’euphémisme est, tout comme l’ironie avec laquelle il « collabore » parfois8, un procédé rhétorique reposant sur un clivage énonciatif. Notre remarque n’infirme pourtant pas la justesse des conclusions d’A. Woch : l’euphémisme est une figure de pensée de faible importance dans le discours qu’elle analyse. Dans le huitième chapitre, l’auteure distingue entre l’analyse des moyens argumentatifs au niveau lexical (en abordant dans ce cadre les figures de mots, les jeux sur le lexique et sur la sonorité) et leur examen au niveau stylistique, auquel elle place la question du registre utilisé. Elle se penche sur la fonction 8 Sur ce sujet, on peut se reporter à A. Horak (2009). Comptes-rendus 213 persuasive du néologisme (surtout représenté par le mot-valise), du défigement, de la syllepse oratoire, de la rime et de la paronomase. Tous ces procédés, bien que très intéressants d’un point de vue linguistique, ne semblent pourtant être de première importance ni pour le discours antidiscriminatoire français ni polonais. L’analyse d’A. Woch révèle un recours restreint aux figures de style dans la publicité sociétale et la chercheuse remarque judicieusement que cela est dû au fait que les jeux de mots risqueraient peut-être de « banaliser l’importance de la communication sociétale »9. Par contre, au niveau stylistique, où l’auteure range le dysphémisme (au vu de son analyse, ce terme équivaut pour elle à une insulte), celui-ci jouit d’une fréquence considérable (un peu plus élevée dans le cas français, mais comparable pour les deux pays). Son emploi dans le discours antidiscriminatoire permet « d’attirer l’attention du destinataire sur le problème et de le mobiliser » (p. 131). Nous tenons à citer l’une des remarques de l’auteure à ce propos : « Le mot perturbe, frappe et cherche à persuader en recourant au choc et en contrastant avec le caractère tout à fait ordinaire ou inoffensif de l’objet de discrimination, souvent représenté comme une victime innocente, portant une étiquette injuste » (p. 165). Les principaux points abordés dans les trois courts chapitres qui terminent le livre (IX. « Le niveau sémantique », X. « Le niveau structurel » et XI. « Pronuntiatio ») sont : le recours du discours antidiscriminatoire aux figures de sens (la métaphore et la comparaison), son intérêt pour les figures de construction (l’ellipse, l’anaphore, le parallélisme et la répétition) et, pour finir, la phase de pronuntiatio (les arguments non verbaux ou kinésiques). Pour ce qui est des figures de sens, l’auteure remarque en général une faible fréquence de leur emploi. Les métaphores sont surtout repérables au niveau des images et permettent d’établir des analogies choquantes ou pénibles (p. ex. racisme = bombe, une fille aux propos racistes et homophobes = Hitler, homophobie et antisémitisme = maladies à traiter). Les comparaisons, quant à elles, visent plutôt à attirer l’attention du destinataire sur la situation difficile des personnes discriminées (p. ex. le destin d’un réfugié est comme la vie d’un chien abandonné). Quant aux figures de construction, A. Woch voit leur potentiel persuasif dans la manière dont elles contribuent à la clarté et à la cohérence du texte publicitaire. Elle relève dans le corpus deux types majeurs de l’organisation du texte : les figures de symétrie (l’antithèse, l’asyndète et l’ellipse) et les figures de répétition (l’anaphore, l’hypozeuxe, l’anadiplose) qui facilitent la mémorisation du message. Dans le dernier chapitre, la chercheuse examine le rapport entre le texte et l’image et les arguments non verbaux. Quant aux iconotextes de son corpus, l’auteure remarque que le rapport qui s’établit entre le verbal et l’iconique est complémentaire. La recherche de l’originalité d’un côté et de la précision de l’autre fait que la fusion d’un texte dénotatif et 9 On pourrait le comparer, croyons-nous, à la situation où l’on retient d’une publicité commerciale tout sauf la marque, si les jeux de mots sont trop nombreux et, si l’on peut dire, trop accrocheurs. 214 Agnieszka Konowska d’une image connotative est prédominante dans le discours antidiscriminatoire. Pour clore ce parcours, A. Woch montre comment les arguments non verbaux contribuent à l’entreprise de persuasion. Elle souligne le rôle des « marqueurs d’émotions » tels que les couleurs, la typographie et « la mise en scène des spots qui permettent d’introduire dans le discours de sensibilisation un acteur / orateur qui dispose d’autres outils, tels que ses gestes, son regard ou le ton de sa voix » (p. 153). Il convient de féliciter l’auteure pour les douze pages qu’elle consacre aux conclusions, elles-mêmes solides et éclairantes. L’ouvrage est pourvu de nombreuses images, d’un index des campagnes analysées sous forme d’un tableau et d’une bibliographie contenant plus de cent références. Tous ces éléments additionnels enrichissent le livre. À l’exception, cependant, des graphiques élaborés par l’auteure qui ne rapportent pas correctement les données décrites dans le texte. De ce fait, ils ne remplissent pas leur rôle qui est de permettre au lecteur de repérer immédiatement les tendances du discours analysé. La chercheuse a opté pour des diagrammes en camembert dont on sait que la somme totale des segments équivaut à 100%. L’auteure aurait dû soit découper son camembert en parties proportionnelles au pourcentage, soit sélectionner un autre type de graphique pour visualiser correctement les données quantitatives de son corpus bipartite (par exemple, un graphique à barres). Mais puisqu’il ne s’agit là que d’une simple inadvertance, et ce au niveau paratextuel, pas la peine d’en faire un fromage. Et s’il était peut-être opportun de faire la différence entre persuader et convaincre (ce qui, dans le cadre d’un tel travail, semble primordial), de ne pas raccourcir sa pensée en rangeant la polysémie parmi les figures de mots (p. 183) ou encore de ne pas qualifier les arguments non verbaux de métalinguistiques (p. 14), cette étude n’en est pas moins remarquable. Il s’agit, en effet, d’un travail qui réussit à apporter des réponses satisfaisantes aux questions qui se posent aujourd’hui sur la persuasion dans le discours sociétal. Situé à la croisée interdisciplinaire de la linguistique, de l’analyse du discours, de la rhétorique, de la sociologie et de la psychologie, cet ouvrage est une mine d’informations et d’observations justes que l’auteure a su synthétiser en peu de pages (184). Son expression témoigne d’une recherche constante de la concision et du mot juste. Son livre est parfaitement intelligible et facile à lire. Un style précis et dénué de verbiage, des réflexions scientifiques et pertinentes, la qualité et la quantité des renseignements exposés témoignent que cet ouvrage est incontestablement le fruit d’une recherche sérieuse. Ce sont autant d’atouts qui en font une référence recommandable pour linguistes et analystes du discours s’intéressant aux sujets traités, et une référence obligée pour un public peu averti, mais qui a déjà du recul (comme par exemple les étudiants préparant leur thèse), grâce à un grand souci, de la part de l’auteure, de la présentation synthétique de concepts toujours clairement définis. Comptes-rendus 215 Bibliographie Adam Jean-Michel, Bonhomme Marc (2012), L’Argumentation publicitaire. Rhétorique de l’éloge et de la persuasion, Paris, Armand Colin, 2012 Amossy Ruth, « Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos », in Émotions et discours. L’usage des passions dans la langue, dir. M. Rinn, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 113-125 Amossy Ruth, L’Argumentation dans le discours, Paris, Nathan Université, 2000 Bonhomme Marc, « Les avertissements anti-tabac : informer, ébranler, convaincre ? », in Communication de l’État et gouvernement du social, pour une société parfaite ?, dir. C. Ollivier-Yaniv, M. Rinn, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2009, p. 123-137 Bonhomme Marc, Pragmatique des figures du discours, Paris, Honoré Champion, 2014 [2005] Cossette Claude, Daignault Pénélope, La publicité sociale : définitions, particularités, usages, Québec, Télémaque, 2011 Horak André, « L’ironie comme moyen euphémique », in Humour, ironie et les discours, éd. P. Marillaud, R. Gauthier, Toulouse, CALS/CPST, 2009, p. 85-93 Kerbrat-Orecchioni Catherine, « L’analyse du discours en interaction : quelques principes méthodologiques », Limbaje si comunicare, 2007, no IX, p. 13-32 Lewiński Piotr H., Retoryka reklamy, Wrocław, Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego, 1999 López Díaz Montserrat, « Quand dire, c’est édulcorer et occulter : l’euphémisme dans l’information médiatique », Journal of French Language Studies, 2013, no 23, p. 377-399 Maison Dominika, Wasilewski Piotr, Propaganda dobrych serc, czyli pierwszy tom o reklamie społecznej, Kraków, Agencja Wasilewski, 2008 Ollivier-Yaniv Caroline, Rinn Michael (dir.), Communication de l’État et gouvernement du social, pour une société parfaite ?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2009 Pachocińska Elżbieta, « Stratégies persuasives dans le discours publicitaire des campagnes de sensibilisation aux problèmes écologiques », Romanica Cracoviensia, 2011, no 11, p. 327-336 Perelman Chaïm, Olbrechts-Tyteca Lucie, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1983 [1958] Picard Camille, « Mais que fait la police ? Représentation des forces de l’ordre dans les campagnes publicitaires de la Sécurité routière (1972-1999) », Les Cahiers de la Sécurité, 2005, no 58, p. 173-183 Plantin Christian, « La raison des émotions », in Forms of Argumentative Discourse/Per un’analisi linguistica dell’argomentare, éd. M. Bondi, Bologne, CLUEB, 1998, p. 3-50 Reboul Olivier, Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991 Rinn Michael, Les Discours sociaux contre le sida. Rhétorique de la communication publique, Bruxelles, De Boeck Université, 2002 Saint-Hilaire Luc, L’Image efficace. La puissance de l’image au service d’une cause, Québec, Télémaque, 2011 Woch Agnieszka, La persuasion au service des grandes causes. Une étude comparative francopolonaise des campagnes sociétales contre la discrimination raciste, homophobe et sérophobe, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2018 ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 http://dx.doi.org/10.18778/1505-9065.14.20 Jan Lazar ń Université dʼOpole / Ostrava ń https://orcid.org/0000-0002-2436-7152 jan.lazar@osu.cz Agnieszka Konowska, Agnieszka Woch, Andrzej Napieralski, Anna Bobińska (éd.), Le Poids des mots. Hommage à Alicja Kacprzak, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2018 (ISBN 978-83-8142-075-4) Le livre Le Poids des mots a été publié en 2018 par les Presses Universitaires de Łódź. Les éditeurs de cette publication sont les anciens doctorants de Madame la professeure et en publiant cette monographie ils désirent rendre hommage à leur maître à penser. Alicja Kacprzak est une linguiste éminente qui a créé sa propre école doctorale et ses travaux sont bien connus en Pologne ainsi quʼà lʼétranger. Bien quʼelle ait travaillé à lʼUniversité de Gdańsk, celle de Białystok ou de Varsovie, elle est fort liée à l’Institut d’Études Romanes de lʼUniversité de Łódź où elle a occupé le poste de directrice plus de 8 ans . Cʼest la doyenne de la Faculté de Philologie de lʼUniversité de Łódź qui, dans la préface, résume les principaux apports de la jubilaire pour cette faculté. La renommée internationale de cette professeure est confirmée, entre autres, par la liste des noms figurant dans la Tabula Gratulatoria. On peut y retrouver les noms des professeurs provenant de plusieurs pays (p.ex. La France, République tchèque, Suisse, Hongrie, etc). Certains ont décidé de rédiger un texte pour rendre hommage à leur collègue polonaise. Il n’est pas possible de mentionner dans ce compte-rendu toutes les contributions publiées, mais nous allons essayer de présenter au moins celles qui ont attiré notre attention. Parmi les collègues polonais qui ont contribué à ce volume, il faut rappeler surtout les études dʼAnna Bochnakowa et Krzysztof Bogacki. La première s’intéresse au mot lampartować się qu’elle a connu grâce à Madame Kacprzak qui lui a expliqué sa signification. Le texte intitulé « Léopard est un chat aussi » est donc une analyse contrastive des verbes dénominaux français et polonais provenant des noms d’animaux. Krzysztof Bogacki dans son article « La reconnaissance d’entités nommées et la granularité des ressources dictionnairiques » essaie de définir le concept du mot « de façon univoque sans [217] 218 Jan Lazar laisser de résidu ». En se concentrant sur le concept d’entité nommée, il examine sa perception dans le texte ainsi que dans le dictionnaire. Rappelons aussi la contribution « Ala ma kota – Alice a un chat – pour l’approche de l’orthographe en classe de FLE » de M. Gajos qui s’intéresse à l’apprentissage de l’orthographe française en classe de FLE. En comparant les systèmes orthographiques français et polonais, il nous présente les principales difficultés de l’écriture française. Il n’est pas possible d’oublier les contributions de grands linguistes français (J.-P. Goudaillier, G. Gross, J.-F. Sablayrolles) qui ont tous eu l’occasion de coopérer avec Madame la professeure. Le premier mentionné se penche dans le texte « De potron-minet à entre chien et loup… que de chats ! » sur l’emploi du mot chat dans la langue, la littérature et la culture françaises. En sachant que la jubilaire est une grande amoureuse de chats, il nous présente les proverbes ainsi que les expressions idiomatiques qui sont très fréquemment employés dans la langue française. Dans son texte « Thématisation des compléments circonstanciels » Gaston Gross désire examiner certains types de restructurations qui permettent de transformer des compléments circonstanciels en sujets. Il souligne que le phénomène pragmatique comme la thématisation doit faire partie intégrante de la description linguistique. Jean-François Sablayrolles, un néologue éminent, explique la notion de néologisme dans sa contribution « Néologie, néonymie et dictionnaire ». Il constate que les néologismes entrent souvent dans les dictionnaires après avoir perdu leur statut néologique. En analysant des lexiques concrets, il essaie de montrer qu’à côté des néologismes formels, on est confronté à un grand nombre d’innovations d’emploi (sémantico-syntaxique). Il observe aussi une disproportion évidente dans l’insertion des néologismes dans les dictionnaires envisagés. Ses analyses prouvent que Larousse et Hachette se montrent plus ouverts que les dictionnaires à destination scolaire. Soulignons le fait que le dictionnaire de l’Académie semble le plus réticent dans sa politique néologique. Comme nous l’avons déjà signalé au début, il n’est pas possible de présenter tous les textes publiés dans ce volume. Le sujet proposé par les éditeurs a suscité un grand intérêt auprès des chercheurs et ils ont ainsi réussi à rassembler 26 textes. Ajoutons qu’il ne s’agit pas seulement d’études linguistiques, mais aussi traductologiques, lexicographiques et didactiques. Il s’ensuit que cette monographie peut être bien utile aux linguistes, traductologues, lexicographes ainsi quʼaux étudiants de philologie romane. Il ne reste quʼà féliciter l’équipe de Łódź d’avoir réuni des études de haute qualité scientifique, rédigées par des linguistes éminents. ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS Folia Litteraria Romanica 14, 2019 ń ń INDEX DES AUTEURS A Argirov Stoyan 48, 57 Armianov Gueorgui 6, 47, 52, 57, 58 Asnès Maria 123, 129 Astaloș George 38, 45 Aubin Henri-Jean 81 Avanzi Mathieu 197, 201 B Barbusse Henri 24–29 Barthas Louis 27, 29 Bastian Sabine 5, 6, 30, 31, 59, 70, 150, 158 Bat-Zeev Shyldkrot Hava 110, 119 Bauche Henri 12, 19 Beaugé Marc 60, 61, 69 Benninger Céline 123, 129 Benyamina Amine 81 Beregovskaya Éda 198, 201 Bertrand Ornella Melissa 61, 70 Bésème-Pia Lise 197, 201, 202 Blanco Xavier 124, 129 Bonhomme Marc 174, 175, 179, 205, 209, 210, 215 Boryś Wiesław 104, 107 Botto Margherita 141, 147 Bourcelot Henri 197, 202 Bourdieu Pierre 86, 97 Boyer Henri 85, 97 Bruant Aristide 7, 26, 29, 149–158 Bulinguez Anne-Charlotte 186, 192 Buvet Pierre-André 123, 130 C Calmet Augustin 139–142, 146, 147 Caradec François 12, 19 Cassagnau Ivan 27, 29 Cecconello Robert 203 Cellard Jacques 12, 19, 25, 27, 30, 74, 77, 81, 150, 152, 157, 170, 179 Chaurand Jacques 197, 202 Chautard Émile 26, 29, 30 Colin Jean-Paul 12, 14, 15, 18, 19, 23–30, 74, 77, 78, 81, 119, 150, 154, 156, 157, 170, 179, 197, 201, 202, 215 Conreau Jean-Claude 197, 202 Cottereau Alain 10, 11, 19 Cressot Joseph 196, 198–200, 202 D Daunay Jean 197, 202 Dauzat Albert 21, 23, 25, 28–30, 151, 157 Déchelette François 23–30 Degas Edgar 170, 173 Delaplace Denis 151, 152, 157 Delcourt René 27, 30 Depecker Loïc 197, 202 Dessaux Anne-Marie 123, 130 D’Hautel Charles-Louis 14, 19 Dimitrescu Florica 45 Dubois Jean 112, 119, 151, 157 Ducrot Oswald 112, 119 Dumitrescu Dan 34–41, 44, 45 E Esnault Gaston 15, 19, 23–26, 28, 30 F Fiévet Anne Caroline 87, 97 Fouquet Géraldine 186, 192 Fourré Pierre 184, 192 François-Geiger Denis 86, 97 Freunek Sigrid 69, 70 Furetière Antoine 101–103, 106, 107 [219] 220 Index des Auteurs G Gaatone David 123, 130 Gadet Françoise 173, 179 Gajos Mieczysław 7, 179, 181, 188, 190, 192, 193, 218 Galisson Robert 179 Galopin Arnould 28, 30 Gedényi Mihály 150, 158 Gibeau Yves 196, 198, 199, 202 Giraud Yves 132, 138 Gmel Gerhard 72, 81 Goncourt Frères 170, 173 Goudaillier Jean-Pierre 5, 21, 22, 30, 31, 73, 77, 79, 81, 85, 86, 97, 150, 158, 179, 218 Gougenheim Georges 184, 192 Grevisse Maurice 110, 119 Gross Maurice 110, 119, 218 Guilaine André 192 Guiraud Pierre 86, 154, 157, 158 H Hardy Stéphane 5, 9, 10, 12, 19, 20 Haussman Franz Josef 123 Hemingway Ernest 170 Horn Paul 27, 30 Huart Désiré 197, 202 Hureaux Yanny 196, 198, 199, 202 I Izert Małgorzata 6, 121, 123, 130 J Jacquet-Pfau Christine 75, 81 Jambon Krystelle Anne 187, 192 Jaucourt Louis de 141, 147 K Kacprzak Alicja 7, 31, 167, 169, 175, 179, 217 Karila Laurent 81 Kiss Tamás 151, 152, 158 Koteva Margarita 48, 57 Kuntsche Emmanuel 81 Kyong-geun Oh 167 L Labov William 85, 97 Lamothe-Langon Étienne-Léon de 7, 139, 140, 142, 143, 146, 147 Larchey Lorédan 14, 15, 19 Lécuyer Bernard-Pierre 10, 19 Lermina Jules 152, 158 Le Roux Joseph-Philibert 7, 131–133, 135–138 Leroux Jules 196, 200, 202 Leroy Sarah 123, 130 Lévêque Henri 152, 158 Limat-Letellier Nathalie 141, 147 Linde Samuel Bogumił 105, 107 Lisarelli Diane 69 Littré Émile 11, 19, 101–103, 107, 140, 147 Lungu-Badea Georgiana 42, 45 M Mabanckou Alain 7, 159, 160, 163–167 Mahuzier Marc Prémix 61, 70 Maingueneau Dominique 123, 130, 206 Matulewska Aleksandra 162, 167 Mazure Adolphe 140, 147 Mel’cuk Igor 123, 130 Meschonnic Henri 166, 167 Mével Jean-Pierre 12, 19, 30, 81, 150, 154, 157, 170, 179 Michel Francisque 13, 19 Miguet-Ollagnier Marie 141, 147 Mitterand Henri 151, 157 Monet Claude 170 Montaclair Florent 142, 147 Montandon Alain 144, 147 N Napieralski Andrzej 6, 75, 81, 83, 97, 217 Navette-Taverdet Danièle 200, 201, 203 Nicot Jean 24, 30 Nisard Charles 13, 19 Noll Volker 12, 19 O Oișteanu Andrei 44, 45 Oudin Antoine 103, 107 Index des Auteurs 221 P Pechon de Ruby 29, 30 Penchon Raoul 178 Petit Aymeric 23, 25, 69, 72, 74, 81, 101, 102, 107, 155, 160, 202 Philipponnat Gustave 197, 202 Podhorná-Polická Alena 87, 97 Polguère Alain 116, 119 Ponchon Thierry 110, 119 Porcher Louis 183, 192 Poulot Denis 5, 9–12, 14, 16–19 Pouy Jean-Bernard 12, 19 Prungnaud Joëlle 144, 147 Sainéan Lazare 11, 13, 15, 16, 18, 19, 23, 25–27, 30 Schaeffer Jean-Marie 112, 119 Scheler Auguste 140, 147 Siankowski Pierre 69 Šišmanov Ivan 48, 49, 57 Sledd James 52, 57 Sobczak Alicja 186, 192 Stojkov Stojko 48, 50, 56, 57 Stosic Dejan 112, 119 Sword Jacqueline 187, 192 Szabó Dávid 7, 149–151, 158 Szumlewicz Teresa 188, 190, 192 R Rasselet Claude 197, 202 Reboul Alice 186, 192, 208, 215 Rehm Jürgen 81 Remarque Erich Maria 170 Rey Alain 12, 19, 23, 25, 27, 30, 74, 77, 78, 80, 81, 101, 102, 107, 170, 179 Rey-Debove Josette 74, 78, 80, 81, 185, 192 Reynaud Michel 81 Rézeau Pierre 197, 203 Richelet Pierre 103, 107 Ridel Charles 24, 30 Rieder Caroline 70 Riegel Martin 110, 116, 119 Rieu-Vernet Aubin 24, 30 Rigaud Lucien 28, 30 Robert Jean-Pierre 192 Robrieux Jean-Jacques 174, 179 Rogissart Jean 197–199, 203 Rosen Évelyne 192 T Tamine Michel 197, 202, 203 Tandin Traian 34–40, 42, 45 Țânțaș Viorel Horea 34–38, 40–42, 44, 45 Taverdet Gérard 200, 201, 203 S Sablayrolles Jean-François 75, 81, 88, 93, 97, 179, 218 U Ulrich Amadeus 60, 61, 70 V Voïnikov Petko 48, 56, 57 Volceanov Anca 34–38, 40–42, 44 Volceanov George 34–44 Voltaire 141, 142, 147 W Walther von Wartburg 11, 19 Wilson Katharina 141, 147 Z Zafiu Rodica 42, 44, 45 Zarach Alfons 188, 192 Zatorska Agnieszka 111, 119 Zawisza Beata 186, 192 Zola Émile 27, 170, 173, 178 Zolnay Vilmos 150, 158 TABLE DES MATIÈRES Articles « Boire et boissons » – Comment parle-t-on des boissons et de l’action de boire en termes académiques, littéraires et populaires / argotiques Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Stéphane HARDY : Gloria, canon, quand est-ce et poteau télégraphique : les boissons alcooliques et l’action de s’enivrer dans l’argot des sublimes. . . . . Jean-Pierre GOUDAILLIER : 1914-1918 : les boissons des Poilus . . . . . . . . . . . . . Laurențiu BĂLĂ : La Métaphore de l’Alcool dans l’argot roumain. . . . . . . . . . . . Gueorgui ARMIANOV : Celui qui boit, ne pense pas à mal (Comment dire boire et boisson en langage familier et en argot bulgare ?) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sabine BASTIAN, Christian OERTL : L’alcool et comment on en parle entre jeunes en Allemagne et en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Máté KOVÁCS : Beuverie express, biture express ou alcool défonce : parler de binge drinking et de consommation d’alcool en français . . . . . . . . . . . . . . . . Andrzej NAPIERALSKI : La boisson dans la langue des jeunes – analyse du lexique des jeunes Polonais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Anna BOCHNAKOWA : Notre première boisson – le lait. Étude du mot en français et en polonais. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Joanna CHOLEWA : Constructions causatives avec le verbe boire : étude contrastive français/polonais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Małgorzata IZERT : Une larme de cognac et un soupçon de lait – à propos de quelques quantifieurs nominaux marquant une petite quantité . . . . . . . . . . . Małgorzata POSTURZYŃSKA-BOSKO : Analyse lexicale du vocabulaire concernant le fait de boire du vin d’après le Dictionnaire comique de Ph.-J. Le Roux (1786) et le Dictionnaire de l’Académie Française (1798). . . . . . . . . Łukasz SZKOPIŃSKI : « Le fondement d’une affreuse existence », ou ce que boivent les princes des ténèbres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dávid SZABÓ : Il y aura à boire ? Les boissons dans le langage d’Aristide Bruant Agnieszka WOCH : L’alcool dans la traduction polonaise de Verre Cassé d’Alain Mabanckou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Alicja KACPRZAK : Entre eau de savon et fée verte : quelques remarques sur les mots et le discours de l’absinthe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mieczysław GAJOS : Boire et boissons en classe de FLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [223] 5 9 21 33 47 59 71 83 99 109 121 131 139 149 159 169 181 224 Table des matières Tatiana RETINSKAYA : Le fonctionnement des régionalismes désignant des boissons dans les œuvres des auteurs du terroir : l’exemple des parlers de Champagne et des Ardennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 Comptes-rendus Agnieszka KONOWSKA : La persuasion au service des grandes causes. Une étude comparative franco-polonaise des campagnes sociétales contre la discrimination raciste, homophobe et sérophobe. Woch Agnieszka, 2019, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jan LAZAR : Les Poids des mots. Hommage à Alicja Kacprzak. Konowska Agnieszka, Woch Agnieszka, Napieralski Andrzej, Bobińska Anna (éds), 2018, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217 Index des Auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219 205 TABLE OF CONTENTS Articles “Drinking and Drinks” – How do we talk about drinks and drinking in academic, literary and popular / slangy terms? Foreword . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Stéphane HARDY: Gloria, canon, quand est-ce and poteau télégraphique: Alcoholic Beverages and the Action of Drinking in the Language of the Sublimes Jean-Pierre GOUDAILLIER: The Great War of 1914-1918: The Drinks of the Poilus Laurențiu BĂLĂ: The Metaphor of ALCOHOL in Romanian Slang . . . . . . . . . . . Gueorgui ARMIANOV: He Who Drinks Does Not Think of Evil (How to Say ‘to Drink’ and ‘Beverage’ in Bulgarian Slang?) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sabine BASTIAN, Christian OERTL: Youth Slang Expressions Relating to the Consumption of Alcoholic Drinks in German and French . . . . . . . . . . . . . . Máté KOVÁCS: Beuverie express, biture express or alcool défonce: How to Speak about binge drinking and Alcohol use in French . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Andrzej NAPIERALSKI: Drinking in Youth Language: A Study of the Language of Young People in Poland . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Anna BOCHNAKOWA: Our First Drink – Milk. Study of the Word in French and in Polish . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Joanna CHOLEWA: Causative Constructions with the Verb ‘boire’: A French-Polish Contrastive Analysis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Małgorzata IZERT: Une larme de cognac and un soupçon de lait – About Some of the Nominal Quantifiers That Indicate Small Quantity . . . . . . . . . . . . . . . . . Małgorzata POSTURZYŃSKA-BOSKO: An Analysis of the Vocabulary Relating to Wine Drinking, Based on Dictionnaire comique by Ph.-J. Le Roux (1786) and Dictionnaire de l’Académie Française (1798). . . . . . . . . . . . . . . Łukasz SZKOPIŃSKI: “The Foundation of a Frightful Existence”, or What Princes of Darkness Drink . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dávid SZABÓ: There Will be to Drink? Drinks in the Language of Aristide Bruant Agnieszka WOCH: A Contrastive Analysis of Alcohol-Related Terms in Broken Glass by Alain Mabanckou and Its Polish Translation. . . . . . . . . . . . . . . . . . Alicja KACPRZAK: Between poison vert and fée verte: Some Remarks on the Words and the Speech of Absinthe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mieczysław GAJOS: The Verb “to Drink” and the Names of Drinks in French Language Lessons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . [225] 5 9 21 33 47 59 71 83 99 109 121 131 139 149 159 169 181 226 Table of Contents Tatiana RETINSKAYA: The Functioning of Regionalisms Denoting Drinks in the Works of Local Authors as Exemplified by the Champagne-Ardennes Region . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 Reviews Agnieszka KONOWSKA: Persuasion at the Service of Great Causes. A Comparative Franco-Polish Study of Societal Campaigns Against Racist, Homophobic and Serophobic Discrimination. Woch Agnieszka, 2019, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jan LAZAR: The Weights of Words. Tribute to Alicja Kacprzak. Konowska Agnieszka, Woch Agnieszka, Napieralski Andrzej, Bobińska Anna (eds.), 2018, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217 Index of Authors . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219 205 RÉDACTEUR AUX PRESSES UNIVERSITAIRES DE ŁÓDŹ Agnieszka Kałowska COUVERTURE Katarzyna Turkowska Publication financée par la Faculté de Philologie de l’Université de Łódź Publication des Presses Universitaires de Łódź 1re édition. W.09429.19.0.Z Ark. wyd. 13,5; ark. druk. 14,25 Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego 90-131 Łódź, ul. Lindleya 8 www.wydawnictwo.uni.lodz.pl e-mail: ksiegarnia@uni.lodz.pl tel. (42) 665 58 63